Hypersexualisation des mineur·es : la gan­grène des mangas ?

La sexua­li­sa­tion des mineur·es est pré­sente dans bien des domaines et celui du man­ga n’y fait pas excep­tion. Alors que ce mar­ché ne cesse de croître en France, il est légi­time de s’interroger sur cer­taines images et scé­na­rios qui fâchent.

Dance in the vampire bund T1 9
Dance in the Vampire Bund, tome 1

Ici, une reine vam­pire dans le corps d’une enfant com­bat­tant des enne­mis en string. Ou bien une gamine com­plè­te­ment nue, atta­chée et pen­due par une corde. Là, une lycéenne se pros­ti­tuant, en plein milieu d’une fel­la­tion. Ces scènes sont toutes issues de man­gas publiés en France, venus majo­ri­tai­re­ment du Japon où la légis­la­tion et le rap­port à la sexua­li­té et la nudi­té sont très dif­fé­rents. Là-​bas, la pédo­por­no­gra­phie des­si­née n’est pas interdite.

En décembre der­nier, la mai­son d’édition Noevegrafx annonce la sor­tie de son nou­veau titre, Tsugumomo. Dans la ver­sion ori­gi­nale japo­naise, des scènes pédo­por­no­gra­phiques entre adultes et enfants. Alors que la twit­to­sphère s’indigne, Causette contacte l’éditeur. Il assure n’avoir jamais envi­sa­gé de publier ce conte­nu en l’état. Avant d’annoncer : « En rai­son de la polé­mique sus­ci­tée par l’annonce de ce titre, cette licence n’est plus d’actualité dans notre catalogue. »

Sur la por­no­gra­phie met­tant en scène des mineur·es, la loi fran­çaise est claire. Diffuser ou pos­sé­der l’image, même des­si­née, d’un·e mineur·e dans une situa­tion por­no­gra­phique est illé­gal. La peine encou­rue est de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Le terme « pédo­por­no­gra­phie », spé­ci­fique aux enfants pré­pu­bères, n’est pas men­tion­né dans la loi, qui concerne tous et toutes les mineur·es. En 2007, pour la pre­mière et seule fois en France, une condam­na­tion pour pédo­por­no­gra­phie a concer­né un man­ga ani­mé. Les trois gérants de la socié­té d’édition fran­çaise Kazé sont condam­nés à 1 500 euros d’amende cha­cun pour la dif­fu­sion de Twin Angels-​Le Retour des bêtes célestes, dans lequel un per­son­nage ayant les traits d’un jeune enfant a des rela­tions sexuelles avec des femmes adultes. De l’avis des observateur·rices, le fait qu’il n’y ait eu pour l’heure qu’une seule condam­na­tion est dû au fait que, dans ce cas pré­cis, un enfant était expli­ci­te­ment mon­tré ayant des rela­tions sexuelles avec une adulte, alors que d’habitude, il s’agit plu­tôt de scènes de nudi­té et de sexualisation.

Ambiguïtés nar­ra­tives

Dans plu­sieurs œuvres recen­sées par Causette, le doute plane quant à l’âge des pro­ta­go­nistes. Dans le man­ga Brisée par ton amour, par exemple, des lycéennes sont mises en scène, mais leur âge n’est pas clai­re­ment men­tion­né. Impossible donc d’affirmer qu’elles sont mineures. À la vue d’une série d’images les repré­sen­tant ayant des rap­ports sexuels, consen­tis ou non, avec des adultes, l’avocate Me Naze-​Teulié, spé­cia­li­sée dans le droit de la famille, réagit : « L’image ne doit pas géné­rer de doute. Elles ne sont peut-​être pas mineures, mais on fait tout pour nous faire croire qu’elles le sont. Ils jouent sur l’ambiguïté. C’est affligeant. »

Plus inté­res­sant encore, dans le pro­cès Twin Angels, la jus­tice pré­cise qu’au-delà des repré­sen­ta­tions à carac­tère por­no­gra­phique, le légis­la­teur enten­dait aus­si répri­mer « des images qui, sans être por­no­gra­phiques, tendent, par leur pré­sen­ta­tion, à inci­ter des per­sonnes à com­mettre le délit d’atteinte sexuelle sur un mineur sans vio­lence ». De fait, cer­tains man­gas ne com­portent aucune scène de sexe expli­cite. C’est ailleurs là que l’ambiguïté se joue. Comme dans le tome 14 de Love Instruction, où une enfant appa­raît entre deux scènes por­no­gra­phiques dans une his­toire consa­crée à l’apprentissage sexuel d’un jeune homme. Une enfant qui lui pro­pose de prendre un bain ou de jouer avec elle. Et puis… Un gros plan sur sa langue léchant une sucette, sur son dos nu col­lé à la poi­trine de l’adulte qui la lave. Un plan d’elle à quatre pattes sur le jeune homme…

L’ambiguïté peut aus­si se jouer dans les dia­logues. Dans Comme un adieu, sor­ti en avril der­nier, un couple homo­sexuel se retrouve dans l’embarras quand l’un des deux hommes se réveille dans le corps d’un enfant d’école élé­men­taire. Celui-​ci monte à cali­four­chon sur son par­te­naire et s’ensuit alors le dia­logue sui­vant :
« Enfant : Je t’ai dit que tu m’excitais.
- Adulte : Mais t’as même pas atteint la puber­té !
- Enfant : Non mais je peux te don­ner du plai­sir
[…] Personne nous regarde, ça se sau­ra pas que t’es un vieux per­vers qui aime faire ça avec des petits garçons. »

Pour l’avocate, ces scènes peuvent être consi­dé­rées comme des repré­sen­ta­tions sexua­li­sées. « Même si on passe par des che­mins détour­nés [dans le sens où la per­sonne dans ce corps d’enfant est cen­sée être un adulte, ndlr], l’association est faite. Ce corps pré­pu­bère a des pul­sions de majeur, l’enfant n’a plus du tout sa place ! »

Dénonciation ou banalisation ?

Pour juger du carac­tère pédo­por­no­gra­phique de ces œuvres, l’intention de l’auteur·rice est pri­mor­diale. Pour Justine Atlan, direc­trice de l’association E‑enfance, qui pro­meut la pro­tec­tion des mineur·es sur Internet, il est néces­saire d’analyser chaque scène pour déter­mi­ner si l’intention de l’auteur·rice est éro­tique (ce qui est pro­blé­ma­tique) ou dénon­cia­trice. De la même façon, Justine Atlan indique qu’il faut se deman­der si la scène apporte une quel­conque valeur à l’intrigue. Elle craint la bana­li­sa­tion de ces images, dans un contexte où, en France, un enfant sur cinq serait vic­time de vio­lences sexuelles. Car si la majo­ri­té des gens ne sont pas pédo­philes, ils pour­raient rece­voir ces images comme nor­males. D’ailleurs, « la pre­mière démarche d’un pédo­phile auprès de sa vic­time est de bana­li­ser. Il dira que c’est de l’amour. Il n’a pas envie de vio­ler, mais cherche à avoir l’accord de l’enfant », explique-​t-​elle.

To Love Ru
To Love-​ru Darkness

L’origine de cette nor­ma­li­sa­tion peut se trou­ver dans l’effondrement du mar­ché du man­ga au Japon dans les années 2000. Pour amé­lio­rer leurs ventes, les édi­teurs se mettent à inté­grer du « fan ser­vice ». Un pro­cé­dé consis­tant à ajou­ter des situa­tions éro­tiques pour nour­rir les fan­tasmes des lecteur·rices. Il vise­rait un lec­to­rat fidèle, une niche solide qui ali­mente aujourd’hui le secteur.

La mai­son d’édition Delcourt compte dans son por­te­feuille plu­sieurs titres dans les­quels on retrouve du fan ser­vice avec de jeunes filles. To Love-​ru Darkness, The Testament of Sister New Devil, ou encore Dance in the Vampire B,und, dans lequel une vam­pire dans le corps d’une enfant se retrouve régu­liè­re­ment dénu­dée. « Ce sou­ci est acces­soire, l’œuvre a d’autres qua­li­tés, jus­ti­fie Iker Bilbao, direc­teur du pôle man­ga. C’est l’œil qui a un pro­blème, pas l’image. » Il explique qu’ils s’adressent à un public jeune et répondent à une demande. « Ces thé­ma­tiques les inté­ressent, car les mineurs aus­si ont une sexua­li­té. »

À l’inverse, « c’est une limite à ne pas fran­chir pour nous », com­mente Yuki Takanami, édi­trice chez Kana. L’arrivée d’autrices sur le mar­ché, visant géné­ra­le­ment un public dif­fé­rent, fait contre-​pied. Mais elle ne suf­fit pas à bous­cu­ler les normes éta­blies. Car la sexua­li­sa­tion gra­tuite, ça rap­porte. « Comme nous ache­tons des licences, nous dépen­dons de ce qui est pro­duit au Japon. Là où nous pou­vons tra­vailler, c’est sur nos choix édi­to­riaux », estime-t-elle. 

Raconter sans sexualiser

Questionner la repré­sen­ta­tion de la sexua­li­té et de ses dérives (pédo­cri­mi­na­li­té, viol) dans l’art n’est pas cen­su­rer. Et l’absence totale de ces ques­tions dans l’art aurait pour effet de les invi­si­bi­li­ser. À l’instar du roman, le man­ga est un genre riche. De nom­breuses œuvres abordent ces sujets en adop­tant un trai­te­ment com­plè­te­ment dif­fé­rent. Dans Le Fleuve Shinano, Bakuon Rettô, ou encore Anonyme, l’acte de viol est sug­gé­ré. Le regard des jeunes vic­times est éteint et leurs attri­buts phy­siques ne sont pas mis en avant, leurs corps ne sont pas éro­ti­sés. Une pos­ture, des larmes, des jeux d’ombres et de contrastes suf­fisent à insuf­fler au lec­teur ou à la lec­trice l’aspect irré­pa­rable de l’agression. « Ces pas­sages ne sont pas là pour plaire au public. Les images ne sont pas sédui­santes, elles rebutent, choquent. Moi, j’étais bou­le­ver­sée », confie Chloé, you­tu­beuse fémi­niste de la chaîne YouTube Don’tForget3Oct.

Raconter sans sexua­li­ser est donc pos­sible. À titre d’exemple, le man­ga Après la pluie, dans lequel une lycéenne tombe amou­reuse d’un qua­ran­te­naire. L’autrice s’intéresse fron­ta­le­ment à cette dif­fé­rence d’âge. « Mais ici, l’adulte met un frein à cette rela­tion. On com­prend que ce n’est pas nor­mal », note Chloé. L’adulte garde sa place d’adulte, c’est-à-dire de pro­tec­teur. Finalement, quand il le veut, le man­ga peut aus­si être un outil de prévention.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.