Otome games : au Japon, les gameuses à l’eau de rose

Aujourd’hui, au Japon, les jeux vidéo font de l’ombre aux romans éro­tiques et aux bluettes pour les ados. La cher­cheuse Leticia Andlauer s’est plon­gée dans cet uni­vers des « otome games » ou jeux de romance en ligne.

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© Emmanuelle Descraques pour Causette

Causette : Que sont les « otome games » ?
Leticia Andlauer : Ce sont des jeux vidéo qui viennent du Japon. La joueuse incarne une héroïne – « otome » signi­fie jeune fille – entou­rée de cinq ou six per­son­nages. Elle doit vivre ou du moins amor­cer une his­toire d’amour avec l’un d’eux. Pour par­ve­nir à la fin du jeu, il faut gagner des points d’affection, que l’on engrange grâce à des mini­jeux de type Candy Crush ou puzzle. Mais il faut sur­tout appor­ter les bonnes réponses aux ques­tions posées dans le scé­na­rio. Par exemple : tel gar­çon me pro­pose de le suivre. Réponse 1 : je refuse, réponse 2 : je me lance et le suis.
Ces jeux sont une sorte de roman visuel, un livre dont vous êtes l’héroïne sur écran. On y joue au Japon depuis le début des années 2000. En France, un stu­dio a lan­cé son propre jeu, Amour sucré, en 2010. Il fait l’objet de ma thèse. Jusque-​là, il fal­lait par­ler le japo­nais pour pou­voir y jouer.

À quels arché­types ren­voient les per­son­nages du jeu ?
L. A. : Il y a Castiel, le bad boy rebelle, qui sèche les cours. Il fume, il n’est pas facile à abor­der. Puis, Nathaniel, le délé­gué des élèves, pre­mier de la classe. Lui est très ami­cal, très ave­nant. C’est le cli­ché de l’homme fort et fiable. En bref, l’« homme idéal ». À noter qu’il est blond. Lysandre, lui, est mys­té­rieux. Il joue dans un groupe de rock et arbore un look vic­to­rien. Il y a aus­si Armin, le geek, qui parle sans cesse de jeux vidéo. Avec lui, c’est facile de faire grim­per la jauge d’affection : il suf­fit de s’y connaître un peu en gaming.

Pourquoi user de tels sté­réo­types ?
L. A. : Les créa­trices d’Amour sucré m’ont expli­qué que ces sté­réo­types collent à ce qu’on voit dans d’autres jeux ain­si que dans les romans d’amour. Le scé­na­rio dérou­lé dans Amour sucré ren­voie aux cli­chés habi­tuels déve­lop­pés dans ceux-​ci. Les res­sorts s’appuient sur des arché­types atten­dus. Leur objec­tif, disent-​elles, c’est que les joueuses puissent immé­dia­te­ment com­prendre com­ment fonc­tionnent les per­son­nages. Finalement, j’ai consta­té que cela conve­nait aux joueuses. Elles ont ain­si des repères pour pro­gres­ser dans le jeu.

Qu’en est-​il du per­son­nage fémi­nin, de l’héroïne ?
L. A. : On l’appelle la « sucrette », ce qui veut tout dire… C’est un per­son­nage très lisse, sans beau­coup de per­son­na­li­té. Même si cela s’améliore dans les ver­sions du jeu qui sont cen­trées sur l’université. La seule per­son­na­li­sa­tion pos­sible passe par l’aspect phy­sique de l’avatar. Les joueuses peuvent choi­sir son appa­rence, ses acces­soires, ses vête­ments. C’est d’ailleurs l’un des inté­rêts qu’elles y trouvent.

Qui sont les joueuses, jus­te­ment ?
L. A. : Pour ma thèse, j’ai mené des entre­tiens avec des membres actives du forum, qui étaient toutes des ado­les­centes âgées de 14 à 17 ans. Mais on peut aus­si trou­ver des tren­te­naires. Elles viennent de tous les milieux socio­pro­fes­sion­nels. Leur moti­va­tion est très simple : s’amuser. Elles s’attachent aux per­son­nages, exac­te­ment comme dans une série. 

La construc­tion de genre reste-​t-​elle très sté­réo­ty­pée chez les jeunes filles d’aujourd’hui ?
L. A. : Oui. On peut consta­ter les réper­cus­sions de leurs loi­sirs, des médias qu’elles consomment sur la construc­tion de leur iden­ti­té de genre. Ce qui ne les empêche pas d’y por­ter aus­si un regard cri­tique. Les jeux de romance sont une façon de se réap­pro­prier des formes dites fémi­nines de loi­sirs, de les rendre posi­tives et sans en avoir honte. Alors que ce sont tou­jours les loi­sirs mas­cu­lins qui sont valorisés.

Mais ce jeu ne les conforte-​t-​il pas dans des sté­réo­types ?
L. A. : C’est plus com­pli­qué que ça. Les joueuses construisent aus­si leur iden­ti­té en cri­tique des sté­réo­types qui leur sont pré­sen­tés. Léa, par exemple, m’a racon­té que son per­son­nage pré­fé­ré était Castiel, mais qu’elle ne vou­lait pas ren­con­trer un gar­çon comme lui dans la vraie vie. Ce per­son­nage pose régu­liè­re­ment pro­blème aux joueuses, qui le cri­tiquent sur le forum, parce qu’il rabaisse l’héroïne pour qu’elle tombe amou­reuse de lui.
Un autre exemple, un bai­ser for­cé pré­vu dans le scé­na­rio déclenche des réac­tions fortes. Certaines écrivent des pavés pour expli­quer les méfaits de la culture du viol ou pour expli­quer qu’il est pos­sible de construire des his­toires d’amour dans le consen­te­ment de tous et toutes. Elles énoncent aus­si d’autres cri­tiques : sur l’aspect phy­sique des per­son­nages mas­cu­lins, trop mus­clés pour leur âge, ou sur le carac­tère hété­ro­nor­mé du jeu. Elles arrivent donc à pro­duire un regard cri­tique sur le jeu, tout en l’appréciant.

Quel lien peut-​on faire avec la lit­té­ra­ture de gare, la chick lit, la lit­té­ra­ture romantico-​érotique des­ti­née aux femmes, ou les fan­fic­tions éro­tiques comme Cinquante nuances de Grey ?
L. A. : Les jeux de romance font par­tie du même genre. Amour sucré ne contient pas de conte­nu cru, même si le final du jeu conduit à un rap­port sexuel. Mais très mignon. Au Japon, en revanche, on trouve des jeux réser­vés aux plus de 18 ans qui per­mettent de vivre des scènes expli­ci­te­ment sexuelles. Leur scé­na­rio joue sur l’érotisation des hommes, qui sont l’objet des fan­tasmes des joueuses. Comme ce qu’on observe dans une cer­taine lit­té­ra­ture éro­tique, celle des col­lec­tions Harlequin, par exemple, le regard sur le plai­sir y est un regard fémi­nin. Pour moi, ce genre n’a cepen­dant pas de fonc­tion cathar­tique. Je ne crois pas que les joueuses y trouvent un moyen de vivre un fan­tasme. Je crois plu­tôt qu’il crée des espaces fémi­nins. Les joueuses se sentent à l’aise pour dis­cu­ter de fémi­ni­té et de ses repré­sen­ta­tions parce qu’elles sont entre elles. Ces espaces d’entre-soi conduisent, para­doxa­le­ment, à des formes d’émancipation. Au-​delà des dis­cus­sions, elles éla­borent aus­si des espaces de créa­tion autour des per­son­nages, comme le font d’autres jeunes filles avec les fanfictions. 

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