Signé Lina Soualem, Leur Algérie est un documentaire très attachant. La jeune réalisatrice y questionne la séparation de ses grands-parents, immigrés de la 1ère génération, après 62 ans de mariage. Entre petite et grande histoire, ce premier film en salles le 13 octobre raconte comme rarement les silences de l’exil. Entretien.
Vous êtes née à Paris. Que saviez-vous de l’Algérie et de l’histoire de vos grands-parents paternels, Aïcha et Mabrouk, avant de leur consacrer un film ?
Il a fallu que j’entreprenne des études d’histoire à La Sorbonne pour découvrir l’histoire de la colonisation française en Algérie ! Je me suis alors spécialisée dans l’histoire des sociétés arabes contemporaines. Mais, au fond, je ne connaissais rien de l’histoire personnelle de mes grands-parents paternels, qui étaient Algériens. On n’en parlait jamais dans ma famille. Tout ce que je savais, c’est qu’ils venaient de la région de Sétif – je ne connaissais même pas le nom de leur village – et qu’ils avaient émigré en France dans les années 50. Ah, et puis cette anecdote aussi, qui nous faisait rire lorsque j’étais enfant : ma grand-mère nous racontait qu’à l’âge de 15 ans, lorsqu’on lui avait dit qu’elle allait se marier, elle était montée en haut d’un palmier et y était restée toute une demi-journée ! Je n’ai compris que bien plus tard ce que ces rires cachaient de tragique. D’ailleurs, il m’a fallu du temps pour comprendre ce qui me traversait, et pour me rendre compte de l’importance de cette mémoire. J’ai d’abord cherché ma place… Après mes études, j’ai travaillé en Palestine, puis à l’Unesco, puis en Argentine dans un festival. C’est là que j’ai découvert le documentaire, et là encore que certains des films vus sur place m’ont renvoyée à mon histoire familiale…
Finalement, c’est la séparation de vos grands-parents, après 62 ans de mariage, qui a été l’élément déclencheur de votre premier film !
Oui, lorsque mon père m’a appris, en 2017, que mes grands-parents allaient se séparer, ça a été un électrochoc pour moi. J’ai ressenti une urgence vitale à les filmer. Leur séparation, c’était la fin de quelque chose et je voulais qu’ils racontent leur histoire avant qu’ils ne disparaissent. D’ailleurs, mon grand-père est mort à la fin du tournage. Donc je me suis lancée seule, à l’instinct, sans aucune expérience. Je doutais tout le temps, mais heureusement, j’ai été accompagnée de quelques anges gardiens. Ainsi Rachid Hami, un ami acteur et réalisateur, qui m’a prêté sa caméra pendant deux ans. Ou Gladys Joujou, ma monteuse, sans laquelle le film ne serait pas ce qu’il est…
Leur Algérie bouleverse d’autant plus qu’il mêle la petite à la grande histoire, notamment par le biais d’archives. Souhaitiez-vous d’emblée faire résonner l’intime de façon collective ?
C’était mon grand défi. D’ailleurs, si c’est un long métrage, destiné à être vu en salle, c’est parce que j’ai eu la conviction, dès le départ, que la séparation de mes grands-parents n’était pas qu’intime. Elle était la résultante d’une suite de séparations, la première étant leur séparation de la terre algérienne. C’est ce thème de l’exil qui fait le lien entre leur histoire personnelle, singulière, et une histoire plus universelle. Car cela va au-delà de l’immigration algérienne. Cela nous parle aussi de l’exil d’une population rurale vers la ville, par exemple. Beaucoup de gens peuvent s’y projeter.
L’autre motif important de Leur Algérie, c’est le silence. Singulièrement celui de votre grand-père…
Au départ, lorsque je suis allée les filmer à Thiers, en Auvergne, une petite ville industrielle où ils ont atterri dans les années 50, je n’étais résolue à filmer que ma grand-mère. Elle rit tout le temps, et je me demandais ce que cachait ce rire… Elle a tout de suite été d’accord pour parler. Elle m’a même dit : à partir du moment où tu passes du temps avec moi, je suis contente ! En revanche, mon grand-père, lui, ne parle pas et j’avais peur de me confronter à son silence. Donc au début, je le filmais de loin, comme une silhouette, une présence. Et puis j’ai réalisé que l’histoire de ma grand-mère ne pouvait pas être racontée sans son histoire à lui, tant elles sont liées. A force d’insister, de l’emmener dans certains endroits liés à sa vie, ou de lui montrer des photos, j’ai trouvé le moyen pour qu’il s’exprime. Il parle peu, mais ce peu de mots racontent beaucoup de choses…
Ils racontent notamment l’histoire des chibanis, ces vieux Algériens, immigrés en France pendant les « Trente Glorieuses », que l’on a souvent qualifiés d’ « invisibles » ou d’ « oubliés »…
C’est vrai, le silence de mon grand-père raconte les chibanis, dépossédés de leur histoire, donc de leur possibilité de s’exprimer. Mais il raconte aussi l’histoire ouvrière de la coutellerie, à Thiers. Mon grand-père était polisseur. Les conditions de travail étaient pénibles, bruyantes, dangereuses. George Sand a d’ailleurs écrit un livre qui se passe à Thiers, La ville noire : elle y parle du « trou de l’Enfer », du bruit de la forge, des hommes couverts de poussière noire. Il était important pour moi de filmer mon grand-père dans le musée de la coutellerie, car les ouvriers algériens, pourtant nombreux, n’y sont pas mentionnés. Une dépossession de plus ! A travers cette séquence, je leur permets de se réinscrire dans ces lieux et donc d’exister dans la mémoire de la ville.
Bande annonce
Leur Algérie, de Lina Soualem. Sortie le 13 octobre.
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