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Laure Calamy © Yann Rabanier pour Causette

Le grand ente­tien avec Laure Calamy, actrice en majesté

Cinéma, théâtre, fémi­nisme, noto­rié­té, écoan­xié­té, déso­béis­sance civile… Rencontre avec une comé­dienne qui défend une cer­taine idée de la culture, à l'affiche mer­cre­di d'Annie Colère, de Blandine Lenoir.

C’est un peu la bonne copine qu’on a tous et toutes envie d’avoir. Celle qui nous fait mar­rer, qui nous touche, qui nous sur­prend et qui, en plus de ça, ose prendre posi­tion. Devenue une figure incon­tour­nable du ciné­ma fran­çais depuis qu’elle a été révé­lée au grand public dans la série Dix pour cent, l’actrice joue aujourd’hui dans Annie Colère, en salles le 30 novembre. Un film cho­ral et lumi­neux où elle incarne une femme des années 1970, ouvrière et mère de deux enfants, qui, à la suite d’une gros­sesse acci­den­telle, se retrouve au cœur du com­bat pour la léga­li­sa­tion de l’avortement. Avant ça, elle a aus­si été cette pros­ti­tuée indé­pen­dante dans Une femme du monde, cette mère solo prise dans une course contre la montre dans À plein temps. Ou encore cette amante délais­sée qui reprend le pou­voir en mar­chant dans Antoinette dans les Cévennes, rôle qui lui a valu en 2021 le César de la meilleure actrice. Cinéma, théâtre, fémi­nisme, noto­rié­té, écoan­xié­té, déso­béis­sance civile… Rencontre avec une comé­dienne qui défend une cer­taine idée de la culture.

Causette : Dans Annie Colère, votre per­son­nage va croi­ser le che­min du Mouvement pour la liber­té de l’avortement et de la contra­cep­tion (MLAC). Ce mou­ve­ment, qui a pour­tant joué un rôle majeur, est lar­ge­ment tom­bé dans l’oubli. Vous-​même, que connaissiez-​vous du MLAC avant de tra­vailler sur ce film ?
Laure Calamy :
Pas grand-​chose, à vrai dire. Je n’avais même pas rete­nu le nom du MLAC. Mais je me rap­pe­lais que quand j’étudiais la loi Veil à l’école, ma mère avait eu cette réflexion, assez éner­vée : « On a vrai­ment l’impression que c’est Simone Veil toute seule qui a fait pas­ser cette loi, alors qu’il y avait quand même des groupes mili­tants qui avaient fou­tu une pres­sion d’enfer. » C’est res­té comme ça, comme une petite graine. Et dès que Blandine [Lenoir, réa­li­sa­trice du film, ndlr] m’a par­lé du MLAC, je me suis dit : « Ah, c’est ça dont ma mère me par­lait ! » En fait, ce mou­ve­ment a mis une telle pres­sion que le gou­ver­ne­ment de l’époque n’avait plus d’autre choix que de léga­li­ser l’avortement. Sans cela, Giscard d’Estaing n’aurait jamais pro­po­sé cette loi. Même si évi­dem­ment, cela n’enlève rien au brio avec lequel Simone Veil a défen­du ce texte face à cette assem­blée de furies masculines.

Pourquoi ce mou­ve­ment est-​il tom­bé aux oubliettes ?
L. C. :
D’abord, il a été très court, puisqu’il a duré à peine plus d’un an [d’avril 1973 à jan­vier 1975]. Et puis un mou­ve­ment contes­ta­taire de cette ampleur qui, en plus, était por­té gran­de­ment par des femmes… il y avait toutes les rai­sons de vou­loir l’enterrer vivant ! Pour pré­pa­rer le film, Blandine a ren­con­tré une ancienne du MLAC qui a gar­dé le maté­riel toutes ces années dans une valise en disant : « Je le garde pour le don­ner à un musée… Mais on n’en a pas, de musée. »

"Je viens du théâtre, et j’ai l’habitude d’engager mon corps, d’en faire le lieu de tous les pos­sibles. Lorsqu’on fait du ciné­ma, on donne tout autant phy­si­que­ment, mais ce qui est mon­tré ne nous appar­tient pas."

Qu’est-ce que ce film vous a appris sur l’histoire du MLAC ?
L. C. :
Déjà l’histoire de cette méthode Karman [méthode d’avortement inven­tée à l’aube des années 1960 consis­tant à aspi­rer le conte­nu uté­rin]. C’était vrai­ment révo­lu­tion­naire, puisque qua­si sans dou­leur. Il n’y avait pas de sang, c’était « propre » et extrê­me­ment simple à pra­ti­quer – sur le tour­nage, on a appris très concrè­te­ment à faire le geste. Dans un pre­mier temps, cet acte était réa­li­sé par des méde­cins et des infir­mières qui n’en pou­vaient plus de voir 5 000 femmes par an – et sans doute beau­coup plus que ça – mou­rir des suites d’avortements mal faits. Puis il y a eu une telle explo­sion de la demande que des mili­tantes se sont mises à apprendre le geste. En fait, elles aidaient tel­le­ment qu’elles savaient le faire – ce qui ne plai­sait pas trop aux méde­cins, d’ailleurs. Et tout ça se pas­sait au vu et au su de tout le monde. Ça pou­vait être chez l’actrice Delphine Seyrig, chez les unes et les autres, comme au fond d’une librai­rie… N’importe quel lieu où il y avait des sym­pa­thi­sants qui aidaient la cause. On appe­lait cela les « antennes MLAC ». C’était vrai­ment la déso­béis­sance civile de l’époque.
Il y avait cette idée aus­si de se trans­mettre ce savoir, d’être dans la dou­ceur, la ten­dresse, l’attention aux autres… Lorsque Blandine a ren­con­tré des femmes du MLAC, ce qui l’a mar­quée, c’est qu’elles ne se cou­paient jamais la parole. C’est une manière d’être à l’autre, de se lais­ser le temps, qui est aus­si poli­tique. C’est extra­or­di­naire et révo­lu­tion­naire d’avoir inven­té ça de cette façon-là. 

C’est tout le sens de cette phrase qu’on entend dans le film : « La ten­dresse est poli­tique. » Est-​ce aus­si votre point de vue ?
L. C. :
Ça l’est deve­nu, car je ne me le for­mu­lais pas comme ça. Ce que je trouve très beau, c’est la façon dont ça peut faire écho aujourd’hui, dans un moment où l’urgence éco­lo­gique est effrayante, où l’on a de quoi se sen­tir plus qu’accablé par tout ce qui se passe dans le monde… Moi-​même, j’ai envie de prendre plus de temps pour par­ti­ci­per à des choses col­lec­tives. Je me dis qu’ensemble, on a de la force. Cette force du col­lec­tif qui peut faire bou­ger des choses nous parais­sant impos­sibles à chan­ger. Et ce film est très solaire là-​dessus. Ce qui est incroyable – et qui est dû à l’histoire du MLAC – c’est qu’on parle d’avortement, ce qui n’arrive pas tant que ça dans le ciné­ma, et ce n’est pas du tout glauque. À tra­vers cette his­toire, on montre que ça peut être un sou­la­ge­ment et même quelque chose d’heureux, jus­te­ment parce qu’il y a cette atten­tion des unes envers les autres, cette force du col­lec­tif. On en res­sort avec l’envie d’être ensemble, de se battre, de ne pas être dans la rési­gna­tion et le renoncement.

"Quand j’écrivais, je signais « Vulva Frénética » ou « Chatte Intrépide ». Parce que je voyais bien l’emprisonnement auquel on était sou­mises, y com­pris dans la sexua­li­té féminine."

Cet été, vous appe­liez à ins­crire « d’urgence » le droit à l’IVG dans la Constitution. Pourquoi ?
L. C. :
Déjà parce que j’observe la vie poli­tique, et parce que ce n’est pas nou­veau qu’il y ait des remises en ques­tion du droit à l’avortement. Je me sou­viens très bien de Jacques Chirac, qui, à un moment don­né, a pro­po­sé le dérem­bour­se­ment de l’IVG. Et qui était extrê­me­ment com­plai­sant – je tiens à le dire car j’en ai marre du pané­gy­rique sur Jacques Chirac – avec les groupes anti­avor­te­ment qui s’enchaînaient devant des hôpi­taux et qui essayaient de culpa­bi­li­ser les nanas qui vou­laient avor­ter. Ces attaques sont régu­lières et tou­jours pré­sentes. En 2012, Marine Le Pen avait elle aus­si pro­po­sé le dérem­bour­se­ment de l’IVG. On a déjà enten­du un élu FN [Front natio­nal] par­ler de « géno­cide de masse ». Ça se passe aujourd’hui, pas il y a qua­rante ans !
Et on a beau avoir ce droit, il devient de plus en plus dif­fi­cile, en pra­tique, de pou­voir avor­ter dans plein d’endroits en France. Parce que, for­cé­ment, quand on ferme les mater­ni­tés, on ferme aus­si les endroits où on avorte. Il faut aus­si se rap­pe­ler que beau­coup de méde­cins qui ont mili­té pour le droit à l’avortement vont par­tir à la retraite. Et puis il y a évi­dem­ment cette déci­sion aux États-​Unis. Tout est inquié­tant. Donc je pense qu’il faut faire cette ins­crip­tion urgem­ment. Et je crois que ce gou­ver­ne­ment va le faire, puisque ça ne coûte rien et que c’est l’une des rares choses où ils vont pou­voir dire qu’ils agissent pour les femmes !

Blandine Lenoir dit de vous que vous êtes « une actrice qui a un corps ». Quel rap­port la comé­dienne que vous êtes entretient-​elle avec ce corps, jus­te­ment ?
L. C. :
C’est vrai­ment mon ins­tru­ment. Je viens du théâtre, et j’ai l’habitude d’engager mon corps, d’en faire le lieu de tous les pos­sibles. Lorsqu’on fait du ciné­ma, on donne tout autant phy­si­que­ment, mais ce qui est mon­tré ne nous appar­tient pas. Au théâtre, c’est nous qui maî­tri­sons ce qui va être reçu, et ça passe beau­coup par le corps. J’ai pu faire des expé­riences qui étaient de l’ordre de la per­for­mance phy­sique à cer­tains moments. Par exemple, quand on a fait l’adaptation d’Hamlet [Au moins j’aurai lais­sé un beau cadavre, 2011] à Avignon avec Vincent Macaigne. Je devais tom­ber dans un endroit plein d’eau, dans lequel ils met­taient des pas­tilles de Javel parce que ça pour­ris­sait en plein cagnard, il y avait des spèces de vers, c’était un peu dégueu… D’ailleurs, mon par­te­naire a fini avec des trucs bizarres aux par­ties géni­tales. [Rires.] Parfois on tombe, on a des bleus, on perd nos voix… Le corps est mis à rude épreuve. Et moi, j’aime bien ce côté-​là, mettre mon corps en scène, par­fois le mal­me­ner un peu, tes­ter mes limites. C’est une manière de faire sur­gir les choses, d’être dans l’inconscient, le non-​contrôle. C’est ça qui m’intéresse.

"Peut-​être que si la vio­lence des femmes n’était pas per­çue comme contre nature, qu’elle était admise comme elle l’est pour les hommes, on la retour­ne­rait moins contre nous."

Quand, et com­ment votre conscience fémi­niste a‑t-​elle ger­mé ?
L. C. :
Ce n’était pas for­mu­lé, mais petite fille, j’étais ce qu’on appelle un « gar­çon man­qué ». Les pou­pées ne m’intéressaient pas, j’ai mais « jouer à l’aventure », me battre… Je vou­lais avoir cette liber­té d’expérimenter mon corps, de jouer dehors, de pou­voir me salir. Ce qui était encou­ra­gé chez les gar­çons, mais évi­dem­ment pas chez les filles. Et le truc qui m’atteignait par­ti­cu­liè­re­ment, c’était le lan­gage.
Maintenant ça fait un peu tarte à la crème de dire ça, mais je ne sup­por­tais pas d’entendre que « le mas­cu­lin l’emporte sur le fémi­nin ». Pareil pour « sexe fort » et « sexe faible », ça se disait encore beau­coup. Ça a com­men­cé comme ça. Et puis c’est aus­si venu par ma mère, qui avait quand même des écrits assez fémi­nistes à la mai­son. Je me sou­viens de Sorcières, une revue assez géniale, où il y avait un texte d’Hélène Cixous qui par­lait de son rap­port à l’écriture et de com­ment, au départ, elle était très com­plexée d’écrire. Parce que l’écriture, c’était les grands hommes. Ça m’avait beau­coup mar­quée. C’est là que j’ai com­men­cé à mettre des mots et à intel­lec­tua­li­ser les choses plus précisément.

Quelles sont les lec­tures qui ont jalon­né votre che­mi­ne­ment fémi­niste ?
L. C. :
Orlando [de Virginia Woolf]. C’est vrai­ment un livre qui m’a ren­ver­sée, parce que c’était toute ma pro­blé­ma­tique d’adolescente. Le per­son­nage est homme au début, puis d’un coup il devient femme et voit tout ce à quoi ça le contraint. Pour moi, c’était extra­or­di­naire, car je me vivais un peu comme ça. Je me sen­tais un peu « tra­ve­lo ». Même dans l’habillement, j’étais dans quelque chose de fémi­ni­sé à outrance. Je le pre­nais un peu comme un dégui­se­ment, comme une figure, comme une arme, aus­si. Quand j’écrivais, je signais « Vulva Frénética » ou « Chatte Intrépide ». Parce que je voyais bien l’emprisonnement auquel on était sou­mises, y com­pris dans la sexua­li­té fémi­nine.
C’est ce que décrit Virginie Despentes dans King Kong Théorie : quand j’ai lu ça, je me suis, comme plein de filles, recon­nue dans beau­coup de choses. Tout à coup, ça te donne un peu plus envie d’être une femme, quand tu vois le pou­voir que ça peut être, ce que ça pro­voque. Tu as l’impression d’être Madonna et en même temps tu vois bien le piège que ça peut être, évi­dem­ment. Mais au début, tu joues avec ça comme une enfant.

"Physiquement, je ne suis pas la « jeune pre­mière ». Je suis plu­tôt la vieille pre­mière ! Quand on est extra­or­di­naire de beau­té et qu’on com­mence à vieillir, le virage est plus difficile."

Vous qui dénon­cez et refu­sez les injonc­tions à la mater­ni­té, vous avez sou­vent incar­né des mères à l’écran (dans Annie Colère, À plein temps, Ava, Une femme du monde, Louloute…). Qu’est-ce qui vous inté­resse dans ces figures mater­nelles ?
L. C. :
C’est tou­jours inté­res­sant de ques­tion­ner les figures quelles qu’elles soient, celle de la mère y com­pris. Et puis ce sont des mères dif­fé­rentes, de celle qui est très sacri­fi­cielle dans Une femme du monde à celle que j’ai jouée dans On m’a volé mon ado­les­cence, qui se bar­rait avec son amant dans les années 1960. Il n’y a pas « la mère » : il y a mille et une mères, comme il y a mille et une femmes. Et elles m’émeuvent autant celles qui sont mal à l’aise avec ça, qui le vivent mal, qui ont envie de se bar­rer, que celles qui, au contraire, sont dans un lien très fort avec leurs enfants. C’est une figure inépui­sable. Ça m’intéresserait aus­si de jouer une mère vio­lente, par exemple. Je le dis sou­vent, mais ça ne m’intéresse pas d’avoir une morale. Ce qui m’intéresse dans mes per­son­nages, c’est de racon­ter l’humanité. Et on a pos­si­ble­ment ennous toutes les beau­tés comme toutes les lai­deurs. On a autant de vio­lence en nous que les hommes. Simplement, il faut qu’on nous la recon­naisse un peu. Peut-​être que si la vio­lence des femmes n’était pas per­çue comme contre nature, qu’elle était admise comme elle l’est pour les hommes, on la retour­ne­rait moins contre nous. Car pour le moment, c’est sou­vent ce qu’on fait.

Vous êtes véri­ta­ble­ment arri­vée au ciné­ma à un âge où, en géné­ral, les actrices sont mal­heu­reu­se­ment pous­sées vers la sor­tie. Comment l’analysez-vous ? Cela signifie-​t-​il que l’industrie du ciné­ma a évo­lué ?
L. C. :
Dans mon cas, je pense que ce qui a joué, c’est que phy­si­que­ment, je ne suis pas la « jeune pre­mière ». Je suis plu­tôt la vieille pre­mière ! Quand on est extra­or­di­naire de beau­té et qu’on com­mence à vieillir, le virage est plus dif­fi­cile.
Mais je pense que quelque chose est aus­si en train de chan­ger. On fait plus de place pour racon­ter la femme qui est dans la décen­nie de la qua­ran­taine. La cin­quan­taine, ça com­mence. Après, bon, on n’y est pas encore. Mais la fic­tion est en train de s’ouvrir, ne serait-​ce que parce qu’il y a plus de réa­li­sa­trices, d’autrices, de pro­duc­trices, de dis­tri­bu­trices. Que ces ques­tions sont aus­si très ancrées aujourd’hui dans les débats de la socié­té. Et le milieu du ciné­ma s’est ren­du compte aus­si que, finan­ciè­re­ment – ce qui est quand même un argu­ment très convain­cant –, le public du ciné­ma, ce sont beau­coup des femmes ! Donc ils se sont dit : « Il y a peut-​être un inté­rêt à racon­ter aus­si des his­toires de femmes de plus de 40 ou 50 ans. » Et puis il y a quelque chose qui n’a pas encore été racon­té, il y a tout un ter­rain vierge, ou qua­si­ment, à explo­rer. C’est comme si on décou­vrait l’Amérique !

"Quand je dois faire une télé, ça me fait très peur. Je perds faci­le­ment mes esprits et mes mots, je peux me blo­quer extrê­me­ment fort. C’est même une souf­france, comme je le vivais à l’école, d’ailleurs."

Avant Dix pour cent, qui vous a subi­te­ment pro­pul­sée sur le devant de la scène, vous étiez sur­tout une actrice de théâtre. Cette sou­daine noto­rié­té vous a‑t-​elle débous­so­lée ? Qu’a‑t-elle chan­gé pour vous ?
L. C. :
À la fois c’est très heu­reux de tour­ner beau­coup, et c’est lié à l’assise que m’a don­né Dix pour cent. Ça arrive à un âge plus inha­bi­tuel et je dirais que c’est un bon renou­vel­le­ment de cel­lules. [Rires.] Certains jours, on est un peu dépri­mé et hop, tout à coup, des gens dans la rue vous disent « je vous adore », des choses comme ça… C’esttrès agréable, on a l’impression d’être dans une comé­die musi­cale ! Après, tout ce truc pro­mo­tion­nel lié à l’industrie du ciné­ma, je dois dire que je ne le vis pas tou­jours bien. J’ai choi­si un métier où on est caché – der­rière un texte, un per­son­nage, une fic­tion.
Prendre la parole dans une inter­view, ce n’est pas une chose avec laquelle je suis à l’aise. J’ai un rap­port assez fra­gile à ça, je me bats avec ça. Quand je dois faire une télé, ça me fait très peur. Je perds faci­le­ment mes esprits et mes mots, je peux me blo­quer extrê­me­ment fort. C’est même une souf­france, comme je le vivais à l’école, d’ailleurs. Souvent je m’embourbe, je pars un peu dans tous les sens. J’essaie de pro­gres­ser et d’être plus concise. Et en même temps, c’est aus­si une façon de sai­sir son endroit de liber­té : on me pose une ques­tion, je me sens empri­son­née par le fait de devoir répondre à cette question-​là pré­ci­sé­ment, donc je vais par­tir sur autre chose pour me sen­tir libre et trou­ver mes mots. Ce qui peut don­ner des réponses… un peu brouillon ! D’ailleurs, j’ai encore bifur­qué en essayant de vous répondre. C’était quoi encore la ques­tion ? [Rires.]

Votre mère est deve­nue psy­cho­logue après avoir été infir­mière, votre père était méde­cin. Deux métiers du soin et du lien. En quoi cela a‑t-​il mar­qué votre rap­port aux autres, à la vul­né­ra­bi­li­té, au fait de « prendre soin » ?
L. C. :
Votre ques­tion est en par­tie une réponse que j’ai par­fois pu don­ner. C’est-à-dire que pour moi, jouer au théâtre, c’est presque un soin. Un soin de l’âme. Même si ça vient bru­ta­li­ser, bou­le­ver­ser, vio­len­ter ou cho­quer, c’est quand même un soin parce qu’on va être ensemble à ques­tion­ner des choses, à les éprou­ver, sans for­cé­ment les com­prendre tout de suite. Pour moi c’est se sau­ver, c’est sau­ver quelqu’un. Je me sou­viens de la pre­mière fois où je suis allée au Festival d’Avignon. Ma mère m’a emme­née voir Pina Bausch, qui repre­nait Le Sacre du prin­temps. Ce spec­tacle, ce que ça racon­tait, avec cette jeune fille qu’il fal­lait sacri­fier… J’avais vrai­ment l’impression que c’était mes pro­blé­ma­tiques. Ça m’a ren­ver­sée. Et je me dis que si, quand je joue, je peux avoir cet effet-​là sur ne serait-​ce qu’une per­sonne… c’est ça que je cherche. C’est pour ça que j’aime bien par­ler de voca­tion. J’ai sou­vent la sen­sa­tion d’être une pas­seuse entre les morts et les vivants, d’être dans quelque chose de joyeux mais aus­si de l’ordre de la force tel­lu­rique qu’on vient pro­vo­quer, sou­le­ver. J’admets que j’ai un côté un peu mys­tique. [Rires.]

Lors de votre dis­cours aux Césars, l’année der­nière, vous avez ren­du hom­mage au Centre dra­ma­tique natio­nal d’Orléans et, plus lar­ge­ment, à tous « ces fous » qui, après la Seconde Guerre mon­diale, ont per­mis de faire vivre la culture hors de Paris en menant une poli­tique de décen­tra­li­sa­tion. Aujourd’hui, cet accès à la culture pour tous et toutes vous semble-​t-​il mena­cé ?
L. C. :
Oui, je suis assez inquiète. Ce que je trouve triste et que j’ai pu consta­ter, c’est qu’avant, les admi­nis­tra­teurs des théâtres publics avaient une expé­rience dans le théâtre, ils avaient diri­gé des troupes… Aujourd’hui, la plu­part sortent d’écoles de com­merce, ce sont avant tout des ges­tion­naires. Comme dans les hôpi­taux, comme par­tout, en fait. C’est une tout autre manière de faire. Bien sûr qu’il faut veiller à ce que les théâtres soient rem­plis. Mais l’enjeu, c’est quand même de pou­voir cher­cher des formes d’expression qui ne soient pas sou­mises à ce qu’on pense être « le goût des gens ». C’est quoi, en fait, le goût des gens ? Dès qu’on rentre dans le détail, on voit bien qu’il y a des goûts, des publics. À Orléans, j’ai tou­jours vu le théâtre avec énor­mé­ment de monde, quelle que soit la pro­gram­ma­tion. On sou­tient de moins en moins les créa­tions, les comé­diens. On déva­lo­rise les acteurs et actrices de théâtre.
Aujourd’hui, je peux le dire, parce que je n’ai pas à me plaindre, je tra­vaille – c’était le cas avant aus­si, d’ailleurs –, donc on ne pour­ra pas m’accuser d’être aigrie, comme me l’avait sor­tie une admi­nis­tra­trice ! Et ça com­mence par le fait de ne plus mettre le nom des acteurs sur les affiches des théâtres publics. Il n’y a même plus le nom des équipes ! C’est incroyable, impen­sable. Comme s’il n’y avait pas de géné­rique à la fin d’un film. Puisqu’il y a moins d’existence nom­mée, il y a moins d’existence. Il n’y a qu’à voir la régres­sion des salaires. C’est de plus en plus dur pour les artistes. Au-​delà de ce que ça repré­sente à mes yeux, le théâtre est quand même un endroit où se retrou­ver, où vivre des expé­riences col­lec­tives, où pen­ser et se ques­tion­ner ensemble. C’est essen­tiel de sou­te­nir une diver­si­té, de pro­po­ser des formes dif­fé­rentes.
Au départ, Pina Bausch, elle se fai­sait huer. On l’oublie parce que, ensuite, on muséi­fie les artistes. Mais beau­coup ont com­men­cé par cho­quer, par sus­ci­ter l’incompréhension, et il a fal­lu des gens qui croient à ces formes nou­velles.
J’aime bien ce que dit Despentes dans son der­nier livre, parce que je trouve ça très juste : avant, si on était un peu under­ground, ça pou­vait être une qua­li­té, c’était recon­nu. Aujourd’hui on a l’impression qu’il faut être vu par le plus de monde pos­sible. Qu’est-ce que ça veut dire ? Si on doit par­ler à des mil­liards de gens, on va en arri­ver à des choses très pauvres. C’est ça qui est terrible.

"Je pense qu’on est très nom­breux à faire des dépres­sions éco­lo­giques – per­son­nel­le­ment, j’en fais qua­si tous les jours."

Lors de cette céré­mo­nie, où vous avez été pri­mée pour votre rôle dans le très cham­pêtre Antoinette dans les Cévennes, vous avez fait un clin d’œil à votre « amou­reux des mon­tagnes ». Quel rap­port entretenez-​vous avec la nature et, plus lar­ge­ment, avec les ques­tions éco­lo­giques ?
L. C. :
J’ai la chance de pou­voir aller, dès que je peux, dans la moyenne mon­tagne. J’adore la ville, mais si je peux y échap­per. J’ai besoin de ça, et de plus en plus. J’ai redé­cou­vert la marche il y a dix ans et ça m’a fait renouer avec des choses de l’enfance, avec ce sen­ti­ment d’être en dehors du temps. Finalement, c’est une sen­sa­tion que l’on peut vite oublier, ne plus s’octroyer, et qui en fait est vitale.
Après, c’est vrai que sur les ques­tions éco­lo­giques, je suis sou­vent dans une espèce de déses­poir. Je pense qu’on est très nom­breux à faire des dépres­sions éco­lo­giques – per­son­nel­le­ment, j’en fais qua­si tous les jours. Et il y a des moments où je pense que je pour­rais deve­nir un peu dic­ta­trice tel­le­ment je n’en peux plus. [Rires.] Cet été, en pleine séche­resse, je vois un mec laver sa BAGNOLE ! Là, j’en conviens, je dois me conte­nir pour me rete­nir de lui hur­ler des­sus ! Je pense qu’il va fal­loir impo­ser cer­taines choses, comme on a impo­sé un Code de la route, parce que si on attend le bon vou­loir de cha­cun…
Mais il y a une inac­tion poli­tique abso­lu­ment ignoble. Et en même temps, on a tous envie de faire bou­ger les choses. Toute cette force, cette éner­gie du déses­poir, il faut vrai­ment en faire un moteur. Qu’on arrête de se lais­ser para­ly­ser par cette ava­lanche per­ma­nente de choses affreuses et ultra-​angoissantes. Plutôt que le déses­poir ou le pos­sible Ceausescu en soi, je suis pour ce que raconte Annie Colère : l’engagement, le col­lec­tif, la déso­béis­sance civile. 

Annie Colère, de Blandine Lenoir. Sortie le 30 novembre.

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