Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Sarah Dinelli a enquêté pendant sept ans sur les premiers rendez-vous et les sorties en couple au cinéma* en Île-de-France. En sort une étude et un film sociologique réalisés à partir de ses entretiens.
Causette : Pouvez-vous nous parler du panel de personnes interrogées ?
Sarah Dinelli : J’ai interrogé 130 personnes, toutes en couple, hormis six d’entre elles. La moyenne d’âge est de 37 ans. La durée des relations est très hétérogène, le couple le plus récemment formé avait une semaine quand d’autres fêtaient leurs cinquante ans de mariage. Pour des questions pratiques, je me suis concentrée uniquement sur des cinémas d’Île-de-France.
La sortie au cinéma a‑t-elle un rôle dans la formation des couples ? Et dans le choix du·de la conjoint·e ?
S. D. : Le cinéma n’est pas un lieu de formation des couples au sens d’un lieu de rencontre, mais demeure une sortie courante des premiers rendez-vous, qui permet d’officialiser, de légitimer, de transformer le flirt en relation durable. Certains films éveillent également l’amour. Une jeune femme m’a confié avoir découvert qu’elle aimait les femmes lors d’une projection du Portrait de la jeune fille en feu [de Céline Sciamma, ndlr] avec une de ses amies, qui est devenue par la suite son amoureuse. Elle permet aussi d’installer des rituels dans la relation : où on se place dans la salle ? Est-ce qu’on achète de la nourriture ou on en apporte en cachette ? Elle maintient le lien conjugal. Pour le choix du conjoint, oui, ça peut avoir un rôle. Godard disait : « Un garçon et une fille qui n’aiment pas les mêmes films finissent inexorablement par divorcer. » Quand on va avec quelqu’un au cinéma, on expose de fait sa personnalité culturelle, qui peut passer par les genres de films qu’on aime voir ou, à l’inverse, d’autres qu’on ne supporte pas. On peut se demander si on va réussir à s’entendre avec l’autre. Finalement, ça projette pas mal de choses.
Dans vos entretiens conjoints, vous avez observé comment ces couples bricolent leur choix de film…
S. D. : Lorsque j’ai demandé « Qui a choisi le film ? », presque tous ont répondu d’emblée : « Ensemble. » Mais au bout de quelques questions plus approfondies, je me suis rendu compte que le choix avait fait l’objet d’un bricolage. Certains disent fonctionner par négociation, par consensus, par veto ou encore par alternance. Dans tous les cas, le choix met le couple à l’épreuve. Des débats interminables peuvent même faire annuler la séance. Pour éviter d’en arriver là, une minorité a pris le parti de se rendre au cinéma ensemble, mais de se séparer pour aller voir un film chacun de son côté.
« Le noir de la salle, l’impression d’intimité, la chaleur du lieu et le confort qu’il offre hors du domicile parental continuent de fournir des occasions pour se voir et s’embrasser »
La salle de cinéma est-elle, selon vous, un endroit pour « choper » lors d’un rendez-vous ?
S. D. : Le cinéma est utilisé à des fins d’initiation amoureuse et de formation à la sexualité depuis les années 1920. Les récits de l’époque témoignent que, comme aujourd’hui, aller au cinéma ne signifiait pas uniquement regarder l’écran. C’est un lieu qui permettait aux femmes et aux hommes de se rencontrer et de s’embrasser. Dans les années 1980, le film La Boum a fait du cinéma un passage obligatoire pour les premières rencontres adolescentes, le rendant presque initiatique. Mes entretiens ont démontré qu’un premier rendez-vous au cinéma renvoie aujourd’hui à une pratique ringarde dans l’imaginaire. Néanmoins, pour les adolescents, le noir de la salle, l’impression d’intimité, la chaleur du lieu et le confort qu’il offre en dehors du domicile parental continuent de fournir des occasions pour se voir et s’embrasser. Dans l’absolu, la salle de cinéma charrie tout un imaginaire romantique. La couleur rouge et le velours des sièges, l’obscurité… Et il suffit de voir comment les cinémas capitalisent sur la Saint-Valentin.
Même à l’heure des plateformes et du Netflix and chill ?
S. D. : Le cinéma apporte un cadre différent de celui proposé par les plateformes. Les couples que j’ai interrogés « braconnent » la salle de cinéma. C’est-à-dire qu’ils détournent son usage théorique, voir un film, pour se l’approprier en tant que couple, s’embrasser, discuter et même se caresser pendant la séance. Une femme m’a confié que s’embrasser pendant la séance était une manière de la rentabiliser si le film est mauvais. Il y a également une dimension érotique dans la salle de cinéma que n’offre pas le Netflix and chill. On s’y sent comme chez soi, mais ça reste un lieu public qui charrie son lot de fantasmes. Un homme m’a déclaré adorer faire l’amour dans un cinéma du Ve arrondissement de Paris.
Le choix du film peut-il être observé à travers le prisme du genre ?
S. D. : Il existerait, si l’on s’en remet au discours des personnes interrogées, des « films de mecs » (films d’action, de guerre et de science-fiction) et des « films de filles » (drames, comédies romantiques et musicales). J’ai observé un phénomène intéressant au cours de mes entretiens : les hommes attribuaient des goûts genrés à leur conjointe, sur la base de la socialisation genrée et non sur la pratique réelle, ce qui suscitait une résistance de la part de ces dernières. Une femme était très étonnée que son mari estime qu’elle n’aimait pas les films d’action. Elle ne voulait pas être mise dans la case de celle qui n’apprécie pas les films « de mecs » et a cité des contre-exemples pour le démontrer. Nombreuses sont d’ailleurs celles à avoir revendiqué aimer des films « de mecs », tandis qu’à l’inverse, seuls deux hommes ont affirmé leur goût pour les comédies romantiques, ce qui est logique, les goûts pensés comme féminins étant systématiquement dévalorisés. Une analyse qui se vérifie lorsqu’il s’agit de séduire, puisque le choix du film est lui-même pensé en fonction de l’objectif. Dans les articles de coachs en séduction que j’ai étudiés, il y a cette idée que l’homme doit sélectionner un film « de filles », le plus souvent une comédie romantique, pour plaire à la femme qu’il convoite. Tout en faisant attention à ce que sa galanterie ne soit pas assimilée à une faiblesse de caractère : offrir la place de cinéma, mais pas le pop-corn ou l’inverse. J’ai constaté que, dans la pratique, le choix du film ne se fait pas tellement dans l’objectif qu’il plaise, mais dans le but que le rendez-vous soit réussi. Dans cette optique, les hommes ne vont pas choisir un drame, par exemple, jugé inapproprié à la séduction.
*« Premiers rendez-vous et sortie en couple au cinéma. Enquête socioculturelle et filmique réalisée auprès de spectateurices de cinémas d’Île-de-France », thèse soutenue en juin 2021 à la Sorbonne nouvelle-Paris‑3.