Depuis son sacre lors de la dernière édition du Festival de Cannes, Justine Triet récolte le succès du côté de la critique autant que celui du public avec Anatomie d’une chute. À quelques heures des Oscars, où le film est nommé dans cinq catégories, Causette s’est entretenue avec son équipe, qui vous livre dix anecdotes inédites sur sa conception et le quotidien du tournage.
Une Palme d’or, six César, deux Golden Globes, un Bafta, un Goya… Depuis son sacre lors de la dernière édition du Festival de Cannes, en mai dernier, Justine Triet récolte le succès du côté de la critique autant que celui du public avec Anatomie d’une chute, son quatrième long-métrage, qui analyse le déchirement d’un couple et plonge dans les rouages d’un procès. Un triomphe inattendu qui pourrait atteindre son apogée ce dimanche, au moment de la 96e cérémonie des Oscars, où le film concourt dans cinq catégories, dont celles du meilleur film et de la meilleure réalisation.
Aux origines de cette success-story, l’envie pour la réalisatrice française de s’atteler à un projet “qui n’avait rien à voir avec ses précédents”, nous raconte Simon Beaufils, son chef opérateur depuis Victoria, sorti en 2016. “Justine Triet se renouvelle sans cesse, précise-t-il. Elle explore des endroits qu’elle ne connaît pas trop, qui pourraient lui faire peur. Elle n’hésite pas à se remettre en question. Anatomie d’une chute est l’inverse de son précédent film Sibyl : il y a quelque chose de moins classique, de plus déstructuré, proche du documentaire. D’ailleurs, pendant le tournage, elle a pris le temps de laisser leur chance aux imprévus, aux accidents.”
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L’ancienne élève des Beaux-Arts “a tendance à se méfier de tout ce qui va ressembler à de l’académisme”, abonde son fidèle monteur Laurent Sénéchal. Avant de poursuivre : “Elle s’en fiche un peu si la lumière n’a pas encore été totalement installée, n’attend pas que la mécanique du cinéma soit prête. Elle veut attraper l’énergie des acteurs sur le plateau.” David Thion, coproducteur du film, le confirme : “Justine Triet est une réalisatrice instinctive et intuitive, qui cherche beaucoup, tant dans la mise en scène que dans le montage, jusqu’à trouver la note juste.”
Le comédien Antoine Reinartz loue une cinéaste “en ébullition” sur le plateau, “en questionnement permanent”, qui laisse aux acteur·rices “une liberté folle”. “Elle pouvait parfois arriver pieds nus, avec n’importe quoi dans ses cheveux pour les tenir et ne pas les avoir tout le temps dans le visage”, se marre-t-il. La comédienne Jehnny Beth se souvient d’une personne “très curieuse”, “à la recherche de la bonne idée” et qui “ne fait jamais une prise de la même façon”. “Elle regardait les rushes le week-end et nous faisait ensuite travailler pour avoir des variantes et des possibilités”, ajoute-t-elle. Toutes et tous décrivent un tournage “joyeux, mais exigeant”, dont Causette vous rapporte dix anecdotes inédites.
1. L'avocat général aurait dû être une femme
Dans Anatomie d'une chute, Sandra (Sandra Hüller) est accusée du meurtre de son mari Samuel (Samuel Theis), retrouvé mort après avoir chuté du dernier étage de leur chalet. Au cours du procès qui s'ensuit, dans la deuxième moitié du film, Antoine Reinartz campe un féroce avocat général, persuadé de la culpabilité de l'accusée. Mais ce rôle était initialement destiné… à une femme.
“Mon agent avait très envie que je passe des essais, sauf que l’équipe du film souhaitait une actrice pour incarner ce personnage, se souvient-il. Je crois qu’elle voulait éviter de tomber dans quelque chose de sexiste, avec un homme qui attaque une femme libre. Mais je me suis finalement rendu à l’audition. J’avais l’impression que le rôle n’était pas spécialement écrit pour un homme ou pour une femme. Justine Triet, Cynthia Arra, la directrice du casting, et Marie-Ange Luciani, la coproductrice, étaient contentes de m’avoir vu. Mais ça a pris un peu de temps ensuite. Je crois que certains freinaient et voulaient vraiment que ce soit une avocate. J’ai même failli passer des essais pour jouer le mari mort. Avant de finalement être validé pour ce rôle.”
2. Le jeune Milo Machado-Granet lisait "Le Canard enchaîné"
Au cœur du drame et du procès se trouve également le fils malvoyant du couple, Daniel, interprété avec brio par Milo Machado-Granet, à peine âgé de 13 ans lors du tournage. Un adolescent “assez exceptionnel”, “très mature” et “qui s’intéresse à plein de sujets, comme la politique”, relate Hana Levy, la responsable et préceptrice du jeune comédien pendant Anatomie d’une chute. Ce dernier lit d’ailleurs “religieusement toutes les semaines Le Canard enchaîné”. Une occupation qu’il n’a pas lâchée pendant les deux-trois mois du tournage, se plongeant dans l’hebdomadaire satirique dès qu’il le pouvait hors du plateau.
Milo Machado-Granet est quelqu’un “d’assez étonnant”, abonde la comédienne Jehnny Beth, qui a partagé la plupart de ses scènes avec lui : “Il est très intelligent, très curieux, il pose un milliard de questions. Il est à l’aise avec les adultes. Je n’avais d’ailleurs pas l’impression de jouer avec un enfant, même si on faisait quand même attention. Je me souviens qu’il m’avait impressionnée la première fois où je l’avais vu jouer.”
3. Des Knacki et de la pâtée pour guider Messi
L’autre personnage clé de l’intrigue est, bien évidemment, le chien guide Snoop. Habituellement, ce border collie, répondant au nom de Messi, rencontre des difficultés pour obtenir des rôles. “Ses yeux bleus perçants sont parfois jugés trop intenses. On m’a aussi dit qu’il ne semblait pas avoir d’âme”, se désole Laura Martin Contini, coach pour animaux. Mais pour Anatomie d’une chute, son regard, rappelant celui du personnage de Daniel, ainsi que ses nombreux talents, comme celui de faire le mort, l’ont aidé à être sélectionné.
Pour le guider sur le plateau, sa maîtresse n’a pas hésité à user de petits subterfuges. Comme placer des saucisses Knacki sous le corps mort de Samuel pour attirer l’animal, ou mettre de la pâtée dans le cou du comédien Milo Machado-Granet. “Pour une scène dans le grenier du chalet, Messi devait venir faire un câlin à Milo. Mais tous les deux étaient un peu trop excités ce jour-là et on n’arrivait pas à la tourner. Alors, j’ai mis un peu de pâtée dans le cou de Milo pour attirer mon chien. Le problème c’est qu’on le voyait lécher la nourriture et que ça ne faisait pas très naturel”, explique en se poilant Laura Martin Contini.
4. Des punchlines (presque) improvisées
Au cours du procès, Antoine Reinartz, qui incarne l’avocat général, a parfois ajouté des punchlines et des petites piques à ses tirades. “Certains scénaristes sont à la virgule près, mais pas Justine Triet, qui laisse vraiment les acteurs s’approprier le texte. Comme j’avais envie de gagner le procès, je n’hésitais pas à lâcher des petites phrases pour clasher Swann Arlaud, qui joue l’avocat de l’accusée. Il avait envie de surenchérir, mais Justine lui répondait qu’il ne s’agissait pas d’un combat de coqs et elle me laissait gagner à chaque fois”, raconte-t-il en souriant.
Certaines de ses punchlines ont passé l’épreuve du montage, au grand plaisir du comédien, qui les prépare en amont, au moment où il apprend son texte : “Après que le tribunal a écouté l’enregistrement audio de la dispute du couple, Sandra concède avoir giflé son mari. Je lui demande si en dehors de ce geste, elle a toujours été exemplaire. Elle m’assure que oui. Je lance alors : ‘Sauf au moment de cet enregistrement, c’est pas de chance !’ J’ai ajouté le ‘c’est pas de chance’, car je trouvais que ça allait dans le sens du texte et le renforçait.”
5. Chaleur et ventilateurs miniatures au tribunal
Anatomie d’une chute est censé se dérouler à Grenoble (Isère) en plein hiver. Mais les scènes au tribunal ont dû être tournées au palais de justice de Saintes (Charente-Maritime) au cours du printemps. Il faisait donc une forte chaleur sur le tournage, décuplée par les projecteurs et les vêtements chauds portés par les acteur·rices. “Pour un souci de raccord entre les prises, on devait s’éponger, se remaquiller, utiliser des ventilateurs miniatures de poche parce qu’on était en nage, se rappelle Antoine Reinartz. Ça prend un temps fou, mais c’est inévitable. Le contraste était assez drôle avec l’équipe de tournage, nous, on était surcouverts, et elle était en t‑shirts et shorts.”
6. À la recherche du chalet rare
Trouver le chalet de Sandra, Samuel et Daniel n’a pas été une mince affaire. Simon Beaufils, le chef opérateur, se remémore le dilemme : “On voulait à la fois qu’il ne donne pas l’impression d’appartenir à des gens trop riches, mais on avait besoin de nombreux étages pour que la chute fonctionne. Or, ce sont les gros chalets qui ont autant d’étages. Beaucoup de ces lieux sont également isolés dans des vallées, ce qui donne des décors dingues, mais parfois ils manquent un peu de lumière. En entrant dans l’un de ces chalets, on se disait vraiment, ‘c’est sûr, il s’est suicidé’, tellement on se sentait enfermés. Cela apportait en plus une tonalité trop dure au film.”
Après de multiples recherches, l’équipe tombe sur la perle rare, ouverte sur l’extérieur, avec une belle vue, isolée sans trop l’être… “Beaucoup de choses ont été repensées par la cheffe décoratrice, Justine et moi. On a changé le sol, caché une chambre. Rien n’était construit à l’étage. Et on a aussi dû ajouter la fenêtre par laquelle tombe le mari. Si des gens le louent, il ne ressemblera pas du tout à celui d’Anatomie d’une chute”, assure Simon Beaufils.
7. Plusieurs scènes coupées au montage
Anatomie d’une chute dure 2 heures et 32 minutes. Mais certaines versions du long-métrage ont dépassé les 3 heures. “De très belles scènes ont dû nécessairement être coupées, ce qui ne se fait jamais de gaieté de cœur”, souligne Laurent Sénéchal, le monteur du film. “Mais à travers les projections, on se rend compte que cela marche mieux ainsi”, poursuit-il.
La scène où Sandra et son avocat, Vincent, joué par Swann Arlaud, discutent, un peu éméché·es, après une séance au tribunal, a été en partie réduite. Le flirt entre les deux personnages s’intensifiait et débouchait alors vers un baiser. “Il s’agit d’une très belle scène de nuit, dans la neige. Elle était deux fois plus longue. Pendant longtemps, elle est restée comme ça, on la trouvait tous formidable. Mais Justine l’a coupée car partir dans une direction sentimentale à ce moment-là du film sortait le spectateur du procès”, décrit David Thion, l’un des deux coproducteur·rices.
Un voyant faisait également une apparition au cours du film. “Monica, le personnage joué par Sophie Fillières, proposait qu’un médium intervienne dans le chalet, se rappelle David Thion. La mère était contre, avant de céder. Monica argumentait que l’intervention de cet homme pourrait aider Daniel en apportant des éléments de réponse aux questions qu’il pouvait se poser face à l’énigme de la mort de son père. Il s’agissait d’une scène étonnante, un peu étrange, dont on comprenait beaucoup plus tard dans le récit tout ce qu’elle révélait. Justine a beaucoup tourné autour de cette scène avant de se décider à l’enlever.”
8. Deux versions de Daniel dans la voiture
À la fin du film, Daniel révèle au tribunal avoir eu, un jour, une discussion en voiture avec son père, tournant autour de la vie et de la mort. Une scène cruciale, qui a été “très compliquée” à monter, se remémore Laurent Sénéchal. Dans sa version finale, un flash-back transporte les spectateur·rices à l’intérieur du véhicule. Le fils narre cet échange et les mots que lui a dits son père. On n’entend pas ce dernier : la voix de Daniel se superpose alors aux mouvements de bouche de Samuel.
Mais ce passage du long-métrage aurait pu être tout à fait différent. Parmi les possibilités explorées par Justine Triet et Laurent Sénéchal se trouvait celle de faire apparaître deux Daniel dans la voiture. Celui qui rapporte la discussion lors du procès, habillé d’un pull rouge, qui aurait été installé sur la banquette arrière. Et celui du passé, habillé de son pull bleu, assis à l’avant. On aurait aussi pu entendre la voix du père. Une autre option aurait également été de mêler les deux voix, de Daniel et de Samuel.
“Le problème est que toutes ces idées de mise en scène étaient complexes, un peu trop méta pour le spectateur, explique le monteur du film. Il ne faut pas forcément qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire à l’écran pour provoquer une émotion. Dans la version finale, le fait que l’on n’entende que la voix du fils, qui se synchronise parfaitement avec la bouche du père, permet de laisser penser que Daniel passe de ses souvenirs à des images mentales qu’il invente plus ou moins. Ce qui renforce le doute. Samuel a‑t-il vraiment dit ça ? Son fils en rajoute-t-il un peu pour sauver sa mère ? On souhaitait toucher le spectateur et le pousser à s’interroger.”
9. Vive émotion lors de la scène de la dispute
L’enregistrement d’une dispute du couple, retrouvé dans l’ordinateur du mari mort, est écouté au cours du procès. Si le tribunal n’a accès qu’à l’audio, les spectateur·rices assistent elles·eux à cette scène, d’une grande puissance, entre Sandra et Samuel. Il a été “vraiment dur” de la tourner, raconte Simon Beaufils : “Quand on est derrière une caméra, on est aux premières loges. On devient vraiment le premier spectateur du comédien. J’ai essentiellement filmé Sandra Hüller. Quand elle s’énerve, se met à crier, c’est comme si ça m’était adressé. C’est difficile de filmer des personnes dans cet état-là : on sent une détresse, un énervement, que quelque chose ne va pas. On a beau savoir que c’est pour de faux, ça reste compliqué de se retrouver au milieu. À la fin de la journée, je suis sorti et j’ai marché jusqu’à un ruisseau. Je suis resté quinze minutes, dehors, dans la neige pour redescendre.”
Le chef opérateur souligne que si elle dure dix minutes à l’écran, la scène a nécessité toute une journée de tournage. “Tout le monde était touché sur le plateau, se souvient-il. Justine, à plein de niveaux, mais aussi car c’est une mise à nu de Sandra. Pour jouer, elle va chercher des choses d’une intimité incroyable. On ne peut le faire que si on est dans une situation de confiance. Il faut sentir que la personne qui filme est présente, émue, ne pense pas à autre chose. À la fin des différentes prises, j’ai échangé un regard avec la comédienne, pas forcément des paroles, mais juste pour lui faire sentir une présence bienveillante. Car les secondes après le ‘coupez’ peuvent être difficiles.”
10. Personne n'a demandé si Sandra était innocente ou coupable
À la fin du film, malgré le verdict du tribunal, une question reste néanmoins en suspens : Sandra est-elle innocente ou coupable ? "C'est drôle parce que c'est une interrogation qui revient beaucoup chez les spectateurs, confirme l'actrice Jehnny Beth. Mais on ne se posait pas la question pendant le tournage. Ce n'était pas là le sujet. C'est plutôt sur la vérité, se demander où elle est, s'il s'agit parfois de fictions qu'on s'invente… C'est ce que je trouve intelligent dans le film, ce n'est pas une enquête à la Maigret, il touche des questionnements plus de l'ordre de l'humain."
“Ce n’était pas indiqué dans le script et on n’en a jamais parlé entre nous, ni à un repas ou à la cantine. C’est trop bizarre parce que c’est en partie le cœur du film !” abonde Antoine Reinartz. Avant de livrer, avec humour, comment, selon lui, un changement de casting aurait pu encore plus jeter le doute : “Moi, je pense qu’ils auraient dû prendre quelqu’un qui ressemble plus à Arthur Harari [le coscénariste et compagnon de Justine Triet, ndlr] pour jouer le mari. À savoir quelqu’un de plus petit, plus mince. Dans le film, l’acteur qui l’incarne est plus grand, plus costaud. Quand on sait que Justine et Arthur ont écrit ensemble, on imagine plus facilement Justine balancer Arthur par la fenêtre, que Sandra avec Samuel. Avec ce changement de casting, on montait de 20 % dans la culpabilité !”