Julien Damon : « Les lunettes des toi­lettes ouvrent sur les grandes ques­tions du monde »

Voilà trente ans que le socio­logue Julien Damon tra­vaille sur un sujet volon­tiers moqué ou igno­ré, mais ô com­bien cru­cial : les toi­lettes. Dans son pas­sion­nant ouvrage, Toilettes publiques – Essai sur les com­mo­di­tés urbaines, paru le 22 mars, il montre com­ment le « petit coin », révé­la­teur des inéga­li­tés qui tra­versent nos socié­tés, est au coeur des grands enjeux contemporains.

2021Dauphine
Julien Damon

Causette : Pourquoi tra­vailler sur les toi­lettes publiques ? De quoi sont-​elles le nom ?
Julien Damon : J’ai com­men­cé à m’y inté­res­ser en tra­vaillant sur la ques­tion des sans-​abri, mais le sujet n’est pas à regar­der par le seul prisme de ceux qui ne dis­posent pas de toi­lettes. Les toi­lettes publiques, les com­mo­di­tés urbaines, sont un révé­la­teur extra­or­di­naire des dis­pa­ri­tés et des inéga­li­tés de nos socié­tés contem­po­raines, notam­ment entre les hommes et les femmes – mais pas seule­ment.
C’est aus­si un moyen de regar­der les trans­for­ma­tions sociales et les sujets éco­lo­giques. Aujourd’hui, dans le monde occi­den­tal, nous avons très majo­ri­tai­re­ment des toi­lettes à chasse d'eau – pour être plus pré­cis, à chasse d’eau potable – connec­tées à des grands réseaux de dis­tri­bu­tion d'eau, ce qui pose des ques­tions envi­ron­ne­men­tales. Les pays du sud regardent quand même avec étran­ge­té, par­fois même avec dou­leur, le fait que nous uti­li­sions de l’eau potable [entre 3 et 10 litres par pas­sage, soit plus d’un mil­liard de mètres cubes annuels pour la France, ndlr], qui est rare, pour y faire pas­ser nos excré­tions. Donc il y a des inno­va­tions qui mobi­lisent aus­si bien le mili­tant éco­lo­giste que des experts de la NASA ou du monde médi­cal. Les lunettes des toi­lettes ouvrent sur les grandes ques­tions du monde.

Vous rap­pe­lez qu’en moyenne, dans les dix-​sept plus grandes villes fran­çaises, on compte une toi­lette publique pour 5300 habi­tants, avec des dis­pa­ri­tés impor­tantes selon les com­munes ou les quar­tiers. Pourquoi si peu de toi­lettes publiques dans nos villes ?
J. D. :
Les toi­lettes publiques ont fait l'objet de poli­tiques de résorp­tion dans les années d'après-guerre. On a consi­dé­ré qu’elles étaient à la fois inutiles et contraires à la morale, parce que s’y concen­traient dif­fé­rents tra­fics, des ren­contres tari­fées, des amours homo­sexuelles. Elles ont eu mau­vaise presse. À mesure de l'équipement des domi­ciles et des espaces pri­vés, ce qui exis­tait en France dans l'espace public, jusqu'aux années 80, a été mis à la pou­belle. Or, il s'avère que les toi­lettes publiques sont tou­jours néces­saires, et qu'à l'avenir, elles pour­raient l’être tou­jours davan­tage. Ne serait-​ce que parce que nous sommes de plus en plus mobiles et que, pour cette rai­son, nous avons besoin de toi­lettes dans les trans­ports et dans l’espace public. Dans un pays vieillis­sant comme le nôtre, il est éga­le­ment néces­saire de mettre sur le par­cours des per­sonnes âgées de quoi se sou­la­ger – en la matière, ce sont les mes­sieurs pour les­quels le vieillis­se­ment va être le plus pré­oc­cu­pant. A défaut, ces per­sonnes sont condam­nées à l'indignité.

« L'espace public a été éla­bo­ré par et pour des hommes »

Pourquoi cette ques­tion ne fait-​elle pas l’objet d’une vraie poli­tique publique ?
J. D. : Parce qu’en France, si vous vous sai­sis­sez de ce dos­sier en tant qu’homme ou femme poli­tique, vous ris­quez d’être mon­tré du doigt comme « Mme Pipi » ou « Monsieur Caca ». Les res­pon­sables poli­tiques, même s’ils peuvent esti­mer en pri­vé que le sujet est impor­tant, ne pren­dront pas le risque d’en faire un thème prio­ri­taire. À l’inverse, quoi que l’on pense de leur poli­tique, vous avez le Premier ministre indien ou le secré­taire géné­ral du par­ti com­mu­niste chi­nois qui prennent la parole sur ces ques­tions, et ont énor­mé­ment inves­ti pour ten­ter de résoudre des pro­blèmes qui sont, bien sûr, d'une autre inten­si­té que dans les pays européens.

En France, où elles étaient au départ réser­vées à la gente mas­cu­line, les toi­lettes publiques res­tent, vous le mon­trez, un ter­rain d’inégalités entre hommes et femmes. Alors, éclairez-​nous : pour­quoi les files d’attente sont-​elles tou­jours plus longues chez les femmes ?
J. D. : La pre­mière rai­son, c'est qu’à cer­tains moments de leur vie, les femmes ont besoin de pas­ser plus sou­vent aux toi­lettes (gros­sesse, mens­trua­tions). La deuxième, c’est qu’elles doivent sys­té­ma­ti­que­ment se désha­biller et s'asseoir, ce qui prend plus de temps. Et quand il y a des jeunes enfants, ils vont géné­ra­le­ment aux toi­lettes avec les femmes. Plus géné­ra­le­ment, l'espace public a été éla­bo­ré par et pour des hommes. Et même si vous consa­crez le même nombre de mètres car­rés aux deux, vous ne satis­fai­sez pas l'ambition d'égalité, car les équi­pe­ments pré­vus pour les hommes, qui prennent moins de place, sont plus nom­breux. Donc il faut davan­tage de place pour les femmes.

Faut-​il dégen­rer les toi­lettes publiques, comme le réclament certain·es ?
J. D. : Si l’on regarde les choses sim­ple­ment, à quoi abou­ti­rait la mixi­té dans les toi­lettes ? À davan­tage de temps d'attente pour les mes­sieurs et à moins de temps d'attente pour les femmes. De fait, cela éga­li­se­rait les choses. D’ailleurs, cette mixi­té est déjà extrê­me­ment com­mune : on la trouve chez soi, dans les trains, les avions… Les toi­lettes mixtes, dégen­rées ou uni­ver­selles sont une solu­tion aux inéga­li­tés mani­festes entre hommes et femmes dans l'espace public. Ceci dit, il faut pon­dé­rer cela, car vous avez quand même une par­tie des femmes – comme des hommes – qui n’en veulent pas et qui avancent des argu­ments valables. Notamment le fait qu’elles ne sou­haitent pas cette pro­mis­cui­té avec les hommes qui peut, dans cer­tains cas, dégénérer.

« La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s'est don­née comme objec­tif qu'à l'horizon 2030, plus per­sonne dans le monde ne soit contraint de défé­quer à ciel ouvert »

Sur le plan mon­dial, l’accès aux toi­lettes s’est glo­ba­le­ment amé­lio­ré : alors qu’en 2015, un tiers de l’humanité ne dis­po­sait d’aucune toi­lette ou d’aucun assai­nis­se­ment basique, cette pro­por­tion est pas­sée à 20% en 2020. Qu’est-ce qui a per­mis cette avan­cée ?
J. D. : Comme pour la baisse de la pau­vre­té dans le monde, c’est parce que des géants démo­gra­phiques, prin­ci­pa­le­ment l'Inde et la Chine, ont consi­dé­ra­ble­ment inves­ti. Ces dix ou quinze der­nières années, pour que dimi­nue ce phé­no­mène que les agences inter­na­tio­nales ont bap­ti­sé la “défé­ca­tion à ciel ouvert”, ces deux pays ont construit des cen­taines de mil­lions de toi­lettes. Vous avez eu de gigan­tesques pro­grammes, des inno­va­tions, de la mobi­li­sa­tion de fonds, de per­son­na­li­tés. Et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s'est don­née comme objec­tif qu'à l'horizon 2030, plus per­sonne dans le monde ne soit contraint de défé­quer à ciel ouvert [en 2010, les Nations-​Unies ont par ailleurs éri­gé le “droit à l’assainissement” au rang de droit humain fon­da­men­tal]. Mais il reste des cen­taines de mil­lions de per­sonnes tota­le­ment dépour­vues de quoi que ce soit en la matière. Ce qui est indigne, mais aus­si dan­ge­reux, en par­ti­cu­lier pour les jeunes filles et les femmes.

En conclu­sion de votre état des lieux, vous dites qu’il y a lieu, mal­gré tout, d’être “plu­tôt posi­tif”. Est-​ce à dire qu’à l’échelle de l’humanité, les pro­blèmes sani­taires, sociaux et envi­ron­ne­men­taux liés aux toi­lettes sont en passe d’être réso­lus ?
J. D. : Non, mais contrai­re­ment à l’idée selon laquelle il ne se pas­se­rait rien, que ce serait la catas­trophe, que tout s’effondrerait, il y a des moyens, il y a des réa­li­sa­tions, et nous sommes plu­tôt dans une période de pro­grès. La mobi­li­sa­tion de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et dans dif­fé­rents pays a des impacts consi­dé­rables. Et sur le plan envi­ron­ne­men­tal, c’est plu­tôt dans les pays du sud que les pays du nord peuvent trou­ver des idées et des solu­tions pour l’avenir.

Pour nous, habitant·es des pays riches, quels sont les prin­ci­paux défis qui vont se poser dans les pro­chaines décen­nies ?
J. D. : La pre­mière chose, c’est le sujet de l’équipement de l’espace public et de notre capa­ci­té à avoir des com­mo­di­tés de qua­li­té suf­fi­sante, qui nous conviennent. Et la deuxième, c’est le défi envi­ron­ne­men­tal. Sera-​t-​on capable d’avoir chez soi ou dans l’espace public des toi­lettes qui ne soient pas celles aux­quelles nous sommes habi­tués depuis un siècle ? Sans prô­ner le “toi­lettes sèches à tous les étages” – qui revient, dans une cer­taine mesure, à réin­ven­ter le pot de chambre – il nous fau­dra trou­ver des toi­lettes plus adap­tées à l’existence plus éco­lo­gique que cha­cun d’entre nous doit faire prévaloir.

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