Voilà trente ans que le sociologue Julien Damon travaille sur un sujet volontiers moqué ou ignoré, mais ô combien crucial : les toilettes. Dans son passionnant ouvrage, Toilettes publiques – Essai sur les commodités urbaines, paru le 22 mars, il montre comment le « petit coin », révélateur des inégalités qui traversent nos sociétés, est au coeur des grands enjeux contemporains.
![Julien Damon : « Les lunettes des toilettes ouvrent sur les grandes questions du monde » 1 2021Dauphine](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/03/2021Dauphine-683x1024.jpg)
Causette : Pourquoi travailler sur les toilettes publiques ? De quoi sont-elles le nom ?
Julien Damon : J’ai commencé à m’y intéresser en travaillant sur la question des sans-abri, mais le sujet n’est pas à regarder par le seul prisme de ceux qui ne disposent pas de toilettes. Les toilettes publiques, les commodités urbaines, sont un révélateur extraordinaire des disparités et des inégalités de nos sociétés contemporaines, notamment entre les hommes et les femmes – mais pas seulement.
C’est aussi un moyen de regarder les transformations sociales et les sujets écologiques. Aujourd’hui, dans le monde occidental, nous avons très majoritairement des toilettes à chasse d'eau – pour être plus précis, à chasse d’eau potable – connectées à des grands réseaux de distribution d'eau, ce qui pose des questions environnementales. Les pays du sud regardent quand même avec étrangeté, parfois même avec douleur, le fait que nous utilisions de l’eau potable [entre 3 et 10 litres par passage, soit plus d’un milliard de mètres cubes annuels pour la France, ndlr], qui est rare, pour y faire passer nos excrétions. Donc il y a des innovations qui mobilisent aussi bien le militant écologiste que des experts de la NASA ou du monde médical. Les lunettes des toilettes ouvrent sur les grandes questions du monde.
Vous rappelez qu’en moyenne, dans les dix-sept plus grandes villes françaises, on compte une toilette publique pour 5300 habitants, avec des disparités importantes selon les communes ou les quartiers. Pourquoi si peu de toilettes publiques dans nos villes ?
J. D. : Les toilettes publiques ont fait l'objet de politiques de résorption dans les années d'après-guerre. On a considéré qu’elles étaient à la fois inutiles et contraires à la morale, parce que s’y concentraient différents trafics, des rencontres tarifées, des amours homosexuelles. Elles ont eu mauvaise presse. À mesure de l'équipement des domiciles et des espaces privés, ce qui existait en France dans l'espace public, jusqu'aux années 80, a été mis à la poubelle. Or, il s'avère que les toilettes publiques sont toujours nécessaires, et qu'à l'avenir, elles pourraient l’être toujours davantage. Ne serait-ce que parce que nous sommes de plus en plus mobiles et que, pour cette raison, nous avons besoin de toilettes dans les transports et dans l’espace public. Dans un pays vieillissant comme le nôtre, il est également nécessaire de mettre sur le parcours des personnes âgées de quoi se soulager – en la matière, ce sont les messieurs pour lesquels le vieillissement va être le plus préoccupant. A défaut, ces personnes sont condamnées à l'indignité.
« L'espace public a été élaboré par et pour des hommes »
Pourquoi cette question ne fait-elle pas l’objet d’une vraie politique publique ?
J. D. : Parce qu’en France, si vous vous saisissez de ce dossier en tant qu’homme ou femme politique, vous risquez d’être montré du doigt comme « Mme Pipi » ou « Monsieur Caca ». Les responsables politiques, même s’ils peuvent estimer en privé que le sujet est important, ne prendront pas le risque d’en faire un thème prioritaire. À l’inverse, quoi que l’on pense de leur politique, vous avez le Premier ministre indien ou le secrétaire général du parti communiste chinois qui prennent la parole sur ces questions, et ont énormément investi pour tenter de résoudre des problèmes qui sont, bien sûr, d'une autre intensité que dans les pays européens.
En France, où elles étaient au départ réservées à la gente masculine, les toilettes publiques restent, vous le montrez, un terrain d’inégalités entre hommes et femmes. Alors, éclairez-nous : pourquoi les files d’attente sont-elles toujours plus longues chez les femmes ?
J. D. : La première raison, c'est qu’à certains moments de leur vie, les femmes ont besoin de passer plus souvent aux toilettes (grossesse, menstruations). La deuxième, c’est qu’elles doivent systématiquement se déshabiller et s'asseoir, ce qui prend plus de temps. Et quand il y a des jeunes enfants, ils vont généralement aux toilettes avec les femmes. Plus généralement, l'espace public a été élaboré par et pour des hommes. Et même si vous consacrez le même nombre de mètres carrés aux deux, vous ne satisfaisez pas l'ambition d'égalité, car les équipements prévus pour les hommes, qui prennent moins de place, sont plus nombreux. Donc il faut davantage de place pour les femmes.
Faut-il dégenrer les toilettes publiques, comme le réclament certain·es ?
J. D. : Si l’on regarde les choses simplement, à quoi aboutirait la mixité dans les toilettes ? À davantage de temps d'attente pour les messieurs et à moins de temps d'attente pour les femmes. De fait, cela égaliserait les choses. D’ailleurs, cette mixité est déjà extrêmement commune : on la trouve chez soi, dans les trains, les avions… Les toilettes mixtes, dégenrées ou universelles sont une solution aux inégalités manifestes entre hommes et femmes dans l'espace public. Ceci dit, il faut pondérer cela, car vous avez quand même une partie des femmes – comme des hommes – qui n’en veulent pas et qui avancent des arguments valables. Notamment le fait qu’elles ne souhaitent pas cette promiscuité avec les hommes qui peut, dans certains cas, dégénérer.
« La communauté internationale s'est donnée comme objectif qu'à l'horizon 2030, plus personne dans le monde ne soit contraint de déféquer à ciel ouvert »
Sur le plan mondial, l’accès aux toilettes s’est globalement amélioré : alors qu’en 2015, un tiers de l’humanité ne disposait d’aucune toilette ou d’aucun assainissement basique, cette proportion est passée à 20% en 2020. Qu’est-ce qui a permis cette avancée ?
J. D. : Comme pour la baisse de la pauvreté dans le monde, c’est parce que des géants démographiques, principalement l'Inde et la Chine, ont considérablement investi. Ces dix ou quinze dernières années, pour que diminue ce phénomène que les agences internationales ont baptisé la “défécation à ciel ouvert”, ces deux pays ont construit des centaines de millions de toilettes. Vous avez eu de gigantesques programmes, des innovations, de la mobilisation de fonds, de personnalités. Et la communauté internationale s'est donnée comme objectif qu'à l'horizon 2030, plus personne dans le monde ne soit contraint de déféquer à ciel ouvert [en 2010, les Nations-Unies ont par ailleurs érigé le “droit à l’assainissement” au rang de droit humain fondamental]. Mais il reste des centaines de millions de personnes totalement dépourvues de quoi que ce soit en la matière. Ce qui est indigne, mais aussi dangereux, en particulier pour les jeunes filles et les femmes.
En conclusion de votre état des lieux, vous dites qu’il y a lieu, malgré tout, d’être “plutôt positif”. Est-ce à dire qu’à l’échelle de l’humanité, les problèmes sanitaires, sociaux et environnementaux liés aux toilettes sont en passe d’être résolus ?
J. D. : Non, mais contrairement à l’idée selon laquelle il ne se passerait rien, que ce serait la catastrophe, que tout s’effondrerait, il y a des moyens, il y a des réalisations, et nous sommes plutôt dans une période de progrès. La mobilisation de la communauté internationale et dans différents pays a des impacts considérables. Et sur le plan environnemental, c’est plutôt dans les pays du sud que les pays du nord peuvent trouver des idées et des solutions pour l’avenir.
Pour nous, habitant·es des pays riches, quels sont les principaux défis qui vont se poser dans les prochaines décennies ?
J. D. : La première chose, c’est le sujet de l’équipement de l’espace public et de notre capacité à avoir des commodités de qualité suffisante, qui nous conviennent. Et la deuxième, c’est le défi environnemental. Sera-t-on capable d’avoir chez soi ou dans l’espace public des toilettes qui ne soient pas celles auxquelles nous sommes habitués depuis un siècle ? Sans prôner le “toilettes sèches à tous les étages” – qui revient, dans une certaine mesure, à réinventer le pot de chambre – il nous faudra trouver des toilettes plus adaptées à l’existence plus écologique que chacun d’entre nous doit faire prévaloir.