Mieux vaut être woke que mal accompagné·e

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addictives.

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© Anne-​Sophie Guillet

Question raciale, méta­mor­phoses de l’antiracisme, inter­sec­tion­na­li­té, Ma Couleur Live Matters plus que la tienne… On n’a jamais autant kif­fé notre race qu’en ce moment. Si le sujet est deve­nu le prin­ci­pal os à ron­ger des candidat·es à l’élection pré­si­den­tielle, il s’invite depuis tou­jours dans mes séances de pré­ven­tion. En effet, notre façon d’aborder l’amour et la sexua­li­té, donc la rela­tion à l’autre, est pro­fon­dé­ment influen­cée par notre his­toire per­son­nelle, notre envi­ron­ne­ment socio­cul­tu­rel, donc nos ori­gines. Comme je n’ai jamais craint d’être « grand rem­pla­cé », la ques­tion de l’identité ne m’a jamais fait flipper.

Certes, il m’a fal­lu inté­grer le concept de white pri­vi­lege, chose pas aisée quand on a connu des périodes pas très fastes dans sa vie. Mais je n’ai pas atten­du Rokhaya Diallo pour cap­ter que le racisme était un prin­cipe de réa­li­té. Les jeunes ne sont pas dupes et ne tournent pas autour du pot pour expri­mer que les classes aux orien­ta­tions peu cotées se dis­tinguent au nombre « d’Arabes et de Noirs » qui les composent.

À force d’interroger mon « point de vue situé », autre­ment dit d’être conscient de la place que j’occupe pour rame­ner ma science, un matin, je me suis réveillé éveillé, autre­ment dit woke

Ce qua­li­fi­ca­tif fai­sait sens il y a encore quelques mois, après l’assassinat de George Floyd. Et puis les réacs s’en sont empa­rés en dénon­çant une bien-​pensance cas­tra­trice, fai­sant des pro­gres­sistes des néo-​fachos ! Faire des vic­times les cou­pables, un clas­sique du patriar­cat récu­pé­ré par la mou­vance identitaire.

En même temps, faut bien recon­naître que le wokisme, c’est relou quand c’est juste un concept de bobos blancs qui ne font que tra­ver­ser la mixi­té en vélo-​cargo sans jamais s’y arrê­ter. Par contre, dans le tra­vail social, on pédale bien dans la semoule pour expli­quer que les liens entre les indi­vi­dus sont mis à mal et que l’universalité, c’est mécham­ment daté. Il n’en fal­lait pas plus pour que cette posi­tion, qui tend à inter­ro­ger et rela­ti­vi­ser ses points de vue, soit taxée d’obscurantisme indi­gé­niste ou d’islamogauchisme !

Il n’y a plus à ter­gi­ver­ser, la parole des concerné·es ne sau­rait être confis­quée. Mais atten­tion, même si je suis un « bab­tou fra­gile qui chouine devant Titanic », comme me l’avaient signi­fié deux jeunes filles noires lors d’une ses­sion où on évo­quait les pleurs du mâle, je ne passe pas mes séances de pré­ven­tion à me fouet­ter pour expier mes péchés de mâle blanc cishet [homme cis­genre hété­ro, ndlr]. On peut conscien­ti­ser sans s’excuser parce que, après tout, on fait aus­si avec son propre transgénérationnel. 

La baffe cultu­relle, je l’avais encais­sée il y a une tren­taine d’années en tra­vaillant sur le sida au sein de la com­mu­nau­té migrante d’Afrique sub­sa­ha­rienne. J’avais beau me dra­per dans une empa­thie mili­tante qui me satis­fai­sait au niveau de l’ego, sans l’aide des eth­no­psy­chiatres et des per­sonnes concer­nées, j’aurais sou­vent été à côté de la plaque pour prendre en charge cor­rec­te­ment les familles.

Je suis issu de cette géné­ra­tion qui a vécu le départ de la fameuse Marche pour l’égalité et contre le racisme, sur­nom­mée « Marche des beurs », à Lyon, en 1983. Mais il m’a fal­lu pas mal d’années pour conscien­ti­ser les inéga­li­tés. Probablement que, empreint de mon white pri­vi­lege, un rien cold wave à l’époque, j’avais aus­si mini­mi­sé toute la force sar­cas­tique du Douce France de Charles Trenet repris par le groupe Carte de séjour de Rachid Taha. Il revient à ma mémoire qu’on pogo­tait en l’écoutant sur les pentes de la Croix-​Rousse sans ima­gi­ner alors que c’était déjà un acte intersectionnel.

Chaque culture a ses propres repré­sen­ta­tions de l’autre. Je n’ai jamais oublié cette jeune Ivoirienne séro­po que j’accompagnais en famille d’accueil, qui m’avait balan­cé avec un large sou­rire : « Tu as 28 ans et pas d’enfants. Vous, les Blancs, vous n’aimez pas la vie. Vous atten­dez d’être vieux pour en avoir. » Je me rap­pelle avoir alors jugé les envies de paren­ta­li­té chez des familles vivant avec le VIH. À tort.

Dans les classes, je vis au quo­ti­dien la Coupe du monde de la vanne visant les pays d’origine, autant d’étendards qu’on sort du pla­card davan­tage par quête d’identité que par une réelle pas­sion aux relents natio­na­listes. Généralement, c’est la foire aux sté­réo­types, avec des Arabes inqui­si­teurs de vir­gi­ni­té, des Noirs poly­games et des Chinois à micro­pé­nis. Combien de fois des jeunes racisé·es m’ont assu­ré que les Blancs par­laient de sexe tout le temps et libre­ment, contrai­re­ment à ce qu’ils vivent chez eux ! « Évidemment, ai-​je lâché à un groupe qui insis­tait, j’adore débou­ler nu et en érec­tion au petit déj et deman­der à mes enfants devant leur bol de céréales : “Alors, on s’est bien bran­lé cette nuit ?” » En cari­ca­tu­rant à l’extrême, je leur avais démon­tré toute la bêtise des pré­ju­gés, et on a pu tra­vailler sur ses repré­sen­ta­tions de l’autre, qui relèvent sou­vent du pur fantasme ! 

Dans les lycées d’Île-de-France, je suis confron­té à l’orientation à fort déter­mi­nisme social avec des gamin·es issues des quar­tiers popu­laires à qui on a ôté toute pos­si­bi­li­té de choix.

Dans le dépar­te­ment des Yvelines, j’avais ren­con­tré une classe « Accompagnement soins et ser­vices à la per­sonne », com­po­sée de vingt-​huit filles noires. La grande majo­ri­té n’avait pas choi­si cette option pro­fes­sion­nelle. Elles savaient per­ti­nem­ment que nombre d’entre elles iraient rejoindre une main‑d’œuvre mal consi­dé­rée et mal payée pour des groupes d’Ehpad qui s’enrichissent sur le dos de leurs patient·es et de leurs salarié·es. Avec elles, j’ai abor­dé les notions d’intersectionnalité, de déter­mi­nisme social et on a évo­qué la place de l’injonction au care dans l’orientation pro­fes­sion­nelle des femmes. C’est tota­le­ment rac­cord avec la thé­ma­tique « vie affec­tive et sexua­li­té », parce qu’une image de soi alté­rée, ça engendre de sacrées vul­né­ra­bi­li­tés dans la rela­tion. Elles ont bien accro­ché. Comme quoi, ça sert de lire bell hooks et de se conscien­ti­ser à d’autres cou­rants de pen­sée. Alors, à celles et ceux qui seraient ten­tés de m’interpeller : « Mais, mec, c’est quoi ce délire de mains­plain­ner en mode appro­pria­tion cultu­relle ? Tu mérites d’être can­ce­lé », je serais ten­té de répondre : « Viens donc mettre les deux mains dans le wok de la mixi­té pen­dant que Zemmour fait le cake à la télé. » 

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