Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote intervient depuis une vingtaine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « animateur de prévention ». Il rencontre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexualité et les conduites addictives.
![Mieux vaut être woke que mal accompagné·e 1 guillet anne sophie 056 mypeers 02](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/12/guillet_anne-sophie_056_mypeers_02-688x1024.jpg)
Question raciale, métamorphoses de l’antiracisme, intersectionnalité, Ma Couleur Live Matters plus que la tienne… On n’a jamais autant kiffé notre race qu’en ce moment. Si le sujet est devenu le principal os à ronger des candidat·es à l’élection présidentielle, il s’invite depuis toujours dans mes séances de prévention. En effet, notre façon d’aborder l’amour et la sexualité, donc la relation à l’autre, est profondément influencée par notre histoire personnelle, notre environnement socioculturel, donc nos origines. Comme je n’ai jamais craint d’être « grand remplacé », la question de l’identité ne m’a jamais fait flipper.
Certes, il m’a fallu intégrer le concept de white privilege, chose pas aisée quand on a connu des périodes pas très fastes dans sa vie. Mais je n’ai pas attendu Rokhaya Diallo pour capter que le racisme était un principe de réalité. Les jeunes ne sont pas dupes et ne tournent pas autour du pot pour exprimer que les classes aux orientations peu cotées se distinguent au nombre « d’Arabes et de Noirs » qui les composent.
À force d’interroger mon « point de vue situé », autrement dit d’être conscient de la place que j’occupe pour ramener ma science, un matin, je me suis réveillé éveillé, autrement dit woke.
Ce qualificatif faisait sens il y a encore quelques mois, après l’assassinat de George Floyd. Et puis les réacs s’en sont emparés en dénonçant une bien-pensance castratrice, faisant des progressistes des néo-fachos ! Faire des victimes les coupables, un classique du patriarcat récupéré par la mouvance identitaire.
En même temps, faut bien reconnaître que le wokisme, c’est relou quand c’est juste un concept de bobos blancs qui ne font que traverser la mixité en vélo-cargo sans jamais s’y arrêter. Par contre, dans le travail social, on pédale bien dans la semoule pour expliquer que les liens entre les individus sont mis à mal et que l’universalité, c’est méchamment daté. Il n’en fallait pas plus pour que cette position, qui tend à interroger et relativiser ses points de vue, soit taxée d’obscurantisme indigéniste ou d’islamogauchisme !
Il n’y a plus à tergiverser, la parole des concerné·es ne saurait être confisquée. Mais attention, même si je suis un « babtou fragile qui chouine devant Titanic », comme me l’avaient signifié deux jeunes filles noires lors d’une session où on évoquait les pleurs du mâle, je ne passe pas mes séances de prévention à me fouetter pour expier mes péchés de mâle blanc cishet [homme cisgenre hétéro, ndlr]. On peut conscientiser sans s’excuser parce que, après tout, on fait aussi avec son propre transgénérationnel.
La baffe culturelle, je l’avais encaissée il y a une trentaine d’années en travaillant sur le sida au sein de la communauté migrante d’Afrique subsaharienne. J’avais beau me draper dans une empathie militante qui me satisfaisait au niveau de l’ego, sans l’aide des ethnopsychiatres et des personnes concernées, j’aurais souvent été à côté de la plaque pour prendre en charge correctement les familles.
Je suis issu de cette génération qui a vécu le départ de la fameuse Marche pour l’égalité et contre le racisme, surnommée « Marche des beurs », à Lyon, en 1983. Mais il m’a fallu pas mal d’années pour conscientiser les inégalités. Probablement que, empreint de mon white privilege, un rien cold wave à l’époque, j’avais aussi minimisé toute la force sarcastique du Douce France de Charles Trenet repris par le groupe Carte de séjour de Rachid Taha. Il revient à ma mémoire qu’on pogotait en l’écoutant sur les pentes de la Croix-Rousse sans imaginer alors que c’était déjà un acte intersectionnel.
Chaque culture a ses propres représentations de l’autre. Je n’ai jamais oublié cette jeune Ivoirienne séropo que j’accompagnais en famille d’accueil, qui m’avait balancé avec un large sourire : « Tu as 28 ans et pas d’enfants. Vous, les Blancs, vous n’aimez pas la vie. Vous attendez d’être vieux pour en avoir. » Je me rappelle avoir alors jugé les envies de parentalité chez des familles vivant avec le VIH. À tort.
Dans les classes, je vis au quotidien la Coupe du monde de la vanne visant les pays d’origine, autant d’étendards qu’on sort du placard davantage par quête d’identité que par une réelle passion aux relents nationalistes. Généralement, c’est la foire aux stéréotypes, avec des Arabes inquisiteurs de virginité, des Noirs polygames et des Chinois à micropénis. Combien de fois des jeunes racisé·es m’ont assuré que les Blancs parlaient de sexe tout le temps et librement, contrairement à ce qu’ils vivent chez eux ! « Évidemment, ai-je lâché à un groupe qui insistait, j’adore débouler nu et en érection au petit déj et demander à mes enfants devant leur bol de céréales : “Alors, on s’est bien branlé cette nuit ?” » En caricaturant à l’extrême, je leur avais démontré toute la bêtise des préjugés, et on a pu travailler sur ses représentations de l’autre, qui relèvent souvent du pur fantasme !
Dans les lycées d’Île-de-France, je suis confronté à l’orientation à fort déterminisme social avec des gamin·es issues des quartiers populaires à qui on a ôté toute possibilité de choix.
Dans le département des Yvelines, j’avais rencontré une classe « Accompagnement soins et services à la personne », composée de vingt-huit filles noires. La grande majorité n’avait pas choisi cette option professionnelle. Elles savaient pertinemment que nombre d’entre elles iraient rejoindre une main‑d’œuvre mal considérée et mal payée pour des groupes d’Ehpad qui s’enrichissent sur le dos de leurs patient·es et de leurs salarié·es. Avec elles, j’ai abordé les notions d’intersectionnalité, de déterminisme social et on a évoqué la place de l’injonction au care dans l’orientation professionnelle des femmes. C’est totalement raccord avec la thématique « vie affective et sexualité », parce qu’une image de soi altérée, ça engendre de sacrées vulnérabilités dans la relation. Elles ont bien accroché. Comme quoi, ça sert de lire bell hooks et de se conscientiser à d’autres courants de pensée. Alors, à celles et ceux qui seraient tentés de m’interpeller : « Mais, mec, c’est quoi ce délire de mainsplainner en mode appropriation culturelle ? Tu mérites d’être cancelé », je serais tenté de répondre : « Viens donc mettre les deux mains dans le wok de la mixité pendant que Zemmour fait le cake à la télé. »
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