Le viol moins tabou que les violons ?

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addictives.

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© kim Moondog

Avec cette fameuse inti­mi­té dématé-​rialisée et nomade qu’ils baladent au fond de leurs poches, les ados ont « toute leur vie » dans leur carte SIM. Faut pas s’étonner alors que leur temps d’exposition aux écrans soit une réa­li­té plus qu’augmentée. Mais le plus inquié­tant, ce sont les bugs rela­tion­nels qui accom­pagnent cette acti­vi­té intense. S’il convient de ne pas nier l’existence d’une véri­table forme de socia­li­sa­tion numé­rique, bon nombre d’experts s’entendent pour recon­naître que l’empathie a sérieu­se­ment pris du plomb dans l’aile. Ce serait d’autant plus fla­grant chez les géné­ra­tions à venir qui ont com­men­cé leur exis­tence digi­tale dès la pous­sette, le regard « matrixé » comme disent les jeunes, ne croi­sant que trop rare­ment celui de leurs parents. « Or l’empathie, cette capa­ci­té à recon­naître les émo­tions sur le visage de l’autre, résulte des inter­ac­tions répé­tées avec eux », rap­pelle Sabine Duflo, psy­cho­logue cli­ni­cienne et thé­ra­peute fami­liale, dans une inter­view don­née au site Adosen*. 

En plus de cap­ter notre atten­tion, les réseaux véhi­culent des giga­oc­tets d’infos pes­si­mistes, d’images trau­ma­ti­santes peu modé­rées, de fake news savam­ment orches­trées, source ‑d’anxiété, voire de dépres­sion chez cer­tains indi­vi­dus. Beaucoup de jeunes affirment s’être accoutumé·es à voir défi­ler sur leurs fils d’actu des rixes fil­mées, véri­tables foires aux balayettes de rue, et des vio­lences per­pé­trées à côté de chez eux comme à l’autre bout du monde. Du coup, dans ce qui res­sort de nos échanges lors de mes inter­ven­tions, j’ai l’impression que tout le monde a fini par accep­ter et inté­grer les actes bel­li­queux du quo­ti­dien. Beaucoup se sont blindé·es pour se pro­té­ger jusqu’à même se gaus­ser sur Twitter d’une éven­tuelle WWIII (World War 3) dans un monde plus vrai­ment dalaï-lama.

« La vio­lence per­çue à l’écran engendre trois effets prin­ci­paux : davan­tage de pen­sées et de com­por­te­ments vio­lents, une modi­fi­ca­tion de l’humeur et une perte de l’empathie. À l’équation natu­relle vio­lence égale stress se sub­sti­tue une nou­velle asso­cia­tion : vio­lence égale diver­tis­se­ment, vio­lence égale plai­sir », ajoute Sabine Duflo, ce qui enté­rine mes consta­ta­tions de ter­rain. Pour la géné­ra­tion « net­flixienne », qui enchaîne des séries pas vrai­ment à l’eau de rose, la vio­lence se vit comme le diver­tis­se­ment principal. 

À Issy-​les-​Moulineaux (Hauts-​de-​Seine), dans une for­ma­tion de futures auxi­liaires pué­ri­cul­trices, nous avons échan­gé sur cette sur­con­som­ma­tion d’écrans dès la petite enfance, mais aus­si sur la leur, qu’elles qua­li­fiaient d’exagérée. La vio­lence en images s’est invi­tée dans le débat et l’une d’elles a évo­qué des scènes per­tur­bantes vues à la télé et par­ta­gées dans la sphère fami­liale. Curieusement, elle nous expli­qua qu’être expo­sés à une scène de viol ou d’agression ne posait aucun pro­blème aux membres de sa famille. Par contre, « quand les héros sont dans un lit, pour une scène bizarre, qu’ils font l’amour quoi, on zappe », a‑t-​elle ajou­té. Notre cir­cuit émo­tion­nel serait donc plus prompt à dis­jonc­ter face à l’intimité de sen­ti­ments par-​tagés et consen­tis, mais pas devant un corps violenté ? 

“Quand c’est sexuel, qu’ils se touchent, on sort nos télé­phones pour faire genre on n’est pas concen­trées sur le sujet !”

Une autre a sur­en­ché­ri : « Quand c’est sexuel, qu’ils se touchent, on sort nos télé­phones pour faire genre on n’est pas concen­trées sur le sujet ! » Le groupe a acquies­cé en rigo­lant. « Les viols dans les séries poli­cières, ça passe », a‑t-​elle même insis­té. Comme j’exprimais mon éton­ne­ment devant cette affir­ma­tion, l’une d’elles a rétor­qué que, face à une agres­sion scé­na­ri­sée, on met de la dis­tance et on n’envisage pas, peut-​être à tort, que quelqu’un soit concer­né. Face à l’amour, voire à la sexua­li­té, on craint de ver­ba­li­ser ce qu’on res­sent de peur de révé­ler aux autres ses expé­riences per­son­nelles, son goût pour la chose.

« Chez nous, on par­tage peu de ten­dresse. J’ai gran­di avec des frères où l’amour ne se montre pas : on se checke, on se frappe. Les câlins, on les par­tage juste par tex­tos », a résu­mé une fille du groupe. « Eh bien pour chan­ger, on va se faire un gros shoot d’amour ! » ai-​je lan­cé, avant de leur dif­fu­ser le plus long bai­ser du ciné­ma, un extrait de L’Affaire Thomas Crown, dans lequel Steve McQueen et Faye Dunaway se galochent fou­gueu­se­ment après une par­tie d’échecs très sug­ges­tive dans les regards et les gestes. S’appuyant, en fond sonore, sur de grandes envo­lées de vio­lons fleu­rant bon le roma­nesque à l’ancienne, le réa­li­sa­teur n’a pas mégo­té sur les gros plans de bouches qui se cherchent, s’effleurent et s’aspirent gou­lû­ment. Une minute de suçage de pommes, pen­dant laquelle j’ai scru­té les visages. J’ai sen­ti une gêne immense, aus­si forte que si j’avais envoyé une double anale sur PornHub. 

D’ailleurs, l’une d’elles l’a expri­mé dès la fin de la vidéo : « C’est por­no, cette scène. On sait très bien ce qu’ils vont faire après ! » Une fois Steve McQueen intro­ni­sé dans la grande famille du X, la scène d’amour rejoi­gnait donc le menu « buc­cal » au rayon porn du cer­veau de ces jeunes femmes. En taxant cette scène de por­no­gra­phique, les filles brû­laient les étapes, délais­sant ce temps d’exploration des sens que sont les pré­li­mi­naires, pour anti­ci­per le coït à venir. « Le para­dis, c’est la fusion de deux âmes dans un bai­ser d’amour », écri­vait George Sand. Coincées devant un pre­mier bai­ser, mais décom­plexées face à la vio­lence fil­mée, ces filles auront du mal à retrou­ver ce para­dis per­du, bien dif­fi­cile à géo­lo­ca­li­ser sur la carte du Tendre.

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* Adosen Prévention Santé MGEN est une asso­cia­tion natio­nale de pré­ven­tion et d’éducation à la san­té et à la citoyenneté.

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