Pour les dix ans de Causette, Inna Modja a accepté de nous écrire depuis le turfu, tel qu’elle l’imagine. Bienvenue en 2029.
Chère Causette,
Ça fait déjà dix ans. Dix ans qui sont passés pour moi, mais pas pour toi qui vis encore en 2019. Car mon présent est ton futur, n’est-ce pas ? Et quel futur. Qui l’aurait jamais imaginé. Moi non.
On croyait que la paix et nos droits allaient durer pour toujours, oui. On croyait que l’on pouvait regarder de l’autre côté et que le racisme et l’intolérance passeraient tout seul. On croyait que notre combat était à part. Quelle connerie. Comme si on ne connaissait pas suffisamment bien les principes de la loi de Murphy ou de l’effet papillon. Oui, c’est vrai… au départ on a essayé de se battre en réaction à la vague extrême qui a commencé à submerger le monde en 2016. On a fait quelques marches dans les rues de nos villes, quelques posts Instagram sur nos réseaux, on s’est battus à coups de hashtags, et puis on est passé à autre chose et on a laissé la merde s’entasser dans les recoins de nos vies. On s’est laissé emporter, petit à petit, par la peur et l’intolérance, par l’égoïsme et l’opportunisme, perdant un bout à la fois, un jour à la fois, tout ce que nous avions acquis grâce à nos combats précédents et à ceux de nos parents, et des parents de nos parents.
Je sais, ce n’était pas notre faute. On le pensait tous que ces droits allaient rester gravés dans le marbre à jamais ; on pensait sincèrement tous qu’ils étaient à nous pour l’éternité, comme une belle bague de diamants, sans se soucier du fait que les droits, comme les diamants, sont toujours les premiers à être volés.
Comment avons-nous pu nous tromper autant, chère Causette ? On avait pourtant la possibilité de changer vraiment les choses. On avait tous les instruments nécessaires, on avait la paix. Aujourd’hui non. Aujourd’hui que j’ai dix ans de plus, sans les avoir vraiment vécus, j’ai l’impression d’être revenue en arrière. Retournée dans un passé que je pensais passé. Un passé dont je n’avais pas nostalgie. Tu vois… Quand ton présent se transforme en passé, qu’est-ce qu’il reste de ton futur ?
Je me le demande Causette, je te le demande.
Ton amie, Inna
Inna Modja, chanteuse malienne.