Jessica Mwiza : « Le rap­port sur l'implication de la France dans le géno­cide contre les Tutsis au Rwanda n’est rien de plus qu’une belle opé­ra­tion de communication »

En cette Journée inter­na­tio­nale de la réflexion sur le géno­cide des Tutsis au Rwanda en 1994, la vice-​présidente de l’association Ibuka, Jessica Mwiza, revient sur le rap­port Duclert remis au pré­sident de la République Emmanuel Macron le 26 mars dernier.

Il y a vingt-​sept ans, l’un des der­niers géno­cides du XXe siècle coû­ta la vie, en cent jours, à près d’un mil­lion de Tutsis, massacré·es du 7 avril au 17 juillet 1994 par l’autre « eth­nie » rwan­daise, les Hutus. Quasiment trois décen­nies après les faits, la com­pli­ci­té sup­po­sée de la France fait tou­jours l’objet d’un vif débat entre Kigali et Paris. Le gou­ver­ne­ment fran­çais a reje­té jusqu’à pré­sent toute res­pon­sa­bi­li­té dans le géno­cide, tout en admet­tant, en février 2010, « des erreurs poli­tiques ». Un flou qui a mené Emmanuel Macron à char­ger, en 2019, l’historien Vincent Duclert et une nuée de confrères et consœurs, à faire la lumière sur l’implication française. 

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Jessica Mwika, vice-​présidente d’Ibuka France. © DR

Deux ans et des dizaines de mil­liers d’archives consul­tées plus tard, l’historien dépose, le 26 mars der­nier, un rap­port de 1 200 pages sur le bureau du pré­sident de la République. Salué par les observateur·trices comme un grand pas dans l’amorce d’un mea culpa fran­çais sur le géno­cide des Tutsis, le rap­port recon­naît la res­pon­sa­bi­li­té du pays. Mais ne va pas jusqu’à dénon­cer une poten­tielle « com­pli­ci­té » du gou­ver­ne­ment de François Mitterrand de l’époque. Un non-​sens total pour Jessica Mwiza, vice-​présidente de l’association Ibuka France qui repré­sente les rescapé·es du géno­cide. La jeune femme, qui a per­du ses grands-​parents mater­nels tut­sis en juillet 1994, dénonce un cruel manque de recon­nais­sance du gou­ver­ne­ment fran­çais sur sa responsabilité. 

Causette : Le rap­port de la com­mis­sion Duclert affirme que la France « est demeu­rée aveugle face à la pré­pa­ra­tion » du géno­cide des Tutsis et porte, de ce fait, « des res­pon­sa­bi­li­tés lourdes et acca­blantes ». Le rap­port sou­ligne cepen­dant que « rien ne vient démon­trer » que Paris s’est ren­du « com­plice ». Est-​ce suf­fi­sant pour vous ? 
Jessica Mwiza : C’est fort d’affirmer ces lourdes et acca­blantes res­pon­sa­bi­li­tés, mais ce n’est pas suf­fi­sant. Car, der­rière ces mots, le rap­port nie toute com­pli­ci­té ou même res­pon­sa­bi­li­té judi­ciaire fran­çaise dans le géno­cide des Tutsis. La France se dédouane même de toute faute, ce qui est inac­cep­table au vu des preuves que l’on a. Le fait que des his­to­riens tra­vaillent sur des archives pour essayer de décou­vrir des détails sur le rôle de la France est une bonne chose, mais force est de consta­ter que tout ce qui entoure ce rap­port est de l’ordre de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique.
En tant qu’association, nous n’avons pas fait par­tie de la créa­tion et de l’organisation de cette com­mis­sion. D’ailleurs, aucun his­to­rien ni spé­cia­liste de la ques­tion du géno­cide contre les Tutsis n’en a fait par­tie. Pour moi, ce rap­port n’est rien de plus qu’une belle opé­ra­tion de com­mu­ni­ca­tion. Avec lui, le gou­ver­ne­ment se repose sur la théo­rie du « en même temps » : il admet une res­pon­sa­bi­li­té pour mon­trer qu’il a com­pris, qu’il n’est plus dans le déni, mais écarte toute com­pli­ci­té. Nous deman­dions que la France recon­naisse son rôle avant, pen­dant et après le géno­cide contre les Tutsis et nous deman­dions sur­tout des excuses. Nous n’avons pour l’heure ni l’un ni l’autre. 

De quoi est consti­tuée cette com­pli­ci­té de l’État fran­çais que vous dénon­cez ? 
J. M. : On sait que la France a été com­plice des géno­ci­daires depuis très long­temps grâce à la voix des res­ca­pés, des témoins et des jour­na­listes rwan­dais de l’époque. À la fin du géno­cide, cer­tains membres de l’association ont vu des mili­taires fran­çais armer et aider les géno­ci­daires dans leur fuite au Congo.
On sait d’ailleurs que la France était com­plice bien avant le début des mas­sacres. L’attentat du 6 avril dans lequel le pré­sident hutu perd la vie n’est pas l’élément déclen­cheur du géno­cide comme on l’entend régu­liè­re­ment. Il y a des racines bien plus anciennes. Par sa proxi­mi­té avec le pré­sident hutu, le gou­ver­ne­ment de Mitterrand a été témoin de la mon­tée des dis­cours de haine et de dis­cri­mi­na­tions contre les Tutsis. Le rap­port dit que la France est demeu­rée aveugle, mais non. Elle l’a su et n’a rien fait pour empê­cher cela.
L’ambassadeur fran­çais de l’époque, Georges Martres, avait d’ailleurs révé­lé [dans une audi­tion à l’Assemblée natio­nale le 22 avril 1998, ndlr] que le risque de géno­cide était pré­vi­sible à cette période.
Et dans les faits, la com­pli­ci­té de la France est vrai­ment pro­fonde. On sait effec­ti­ve­ment qu’elle a livré une quan­ti­té consi­dé­rable d’armes et de muni­tions au régime d’Habyarimana. Alain Juppé, alors ministre des Affaires étran­gères, a éga­le­ment reçu son homo­logue rwan­dais le 27 avril 1994. Il lui déroule le tapis rouge en plein géno­cide. Ce sont pour moi des preuves intan­gibles de com­pli­ci­té. L’opération mili­taire Turquoise à la fin du géno­cide vaut éga­le­ment pour preuve. Mitterrand envoie des mili­taires fran­çais pour mettre fin aux mas­sacres, mais en réa­li­té, c’est pour sau­ver le gou­ver­ne­ment hutu. Sous la pres­sion média­tique et inter­na­tio­nale, l’opération Turquoise a pu sau­ver des Tutsis, mais ça reste mar­gi­nal, elle a sur­tout aidé les res­pon­sables à fuir au Congo avec des armes et de l’argent. 

Comment expli­quer cette impli­ca­tion fran­çaise ? 
J. M. : La France a tou­jours gar­dé une influence poli­tique majeure dans de nom­breux pays afri­cains, notam­ment des pays fran­co­phones dont le Rwanda. Alors, après le départ des colons belges en 1990, cette influence s’accentue sur le Rwanda. Le pré­sident fran­çais entre­te­nait une forte rela­tion per­son­nelle avec le pré­sident hutu Juvénal Habyarimana. Même leurs familles étaient proches. La France a appor­té son sou­tien mili­taire et finan­cier au gou­ver­ne­ment hutu contre le Front patrio­tique rwan­dais [créé par les exi­lés tut­sis pen­dant la guerre civile rwan­daise débu­tée en 1990, ndlr]. 

Le rap­port Duclert a été remis vingt-​sept ans après les faits. Selon vous, pour­quoi la France peine et tarde tant à faire toute la lumière sur sa propre res­pon­sa­bi­li­té dans le géno­cide des Tutsis ?
J. M. : Je pense que cela vient du fait que les com­plices de l’époque dis­posent encore pour cer­tains de postes dans la sphère poli­tique. Pour admettre tota­le­ment sa com­pli­ci­té, la France atten­dra cer­tai­ne­ment que ces per­sonnes meurent. Ça a été un peu le même pro­ces­sus pour la Shoah, on a atten­du tel­le­ment long­temps que c’était même trop tard pour tra­duire les res­pon­sables en jus­tice. Et on voit actuel­le­ment que c’est sen­si­ble­ment la même chose pour l’Algérie [Emmanuel Macron a recon­nu le 2 mars der­nier, la res­pon­sa­bi­li­té de la France dans l’assassinat d’Ali Boumendjel en 1957 par des mili­taires fran­çais, ndlr]. Avec ce rap­port, on se rend bien compte que les leçons du pas­sé ne sont jamais retenues.

Au-​delà de la France, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale a‑t-​elle aus­si une res­pon­sa­bi­li­té selon vous ? 
J. M. : Oui et c’est impor­tant de le rap­pe­ler. L’ONU s’est ren­due com­plice par son silence et son iner­tie incom­pré­hen­sibles. Il y avait sur place un petit contin­gent de Casques bleus diri­gé par le géné­ral Roméo Dallaire. Ils ont vu la mon­tée de la haine envers les Tutsis, ils ont aler­té l’ONU sur les crimes, mais cela est res­té lettre morte. Pendant le géno­cide, Dallaire a même deman­dé à agir, mais on ne lui a jamais répon­du. Et pire, il a reçu l’ordre de quit­ter le Rwanda. 

En 2000, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt pré­sen­tait des excuses au nom du peuple belge. En 2019, le Premier ministre belge Charles Michel recon­naît à son tour la part de res­pon­sa­bi­li­té de la Belgique dans le géno­cide. Qu’en pensez-​vous ? 
J. M. : C’est évi­dem­ment une bonne chose de l’admettre et de s’en excu­ser, mais la ques­tion ensuite c’est : ça donne quoi en acte concret ? On sait qu’en Belgique, comme en France, beau­coup de géno­ci­daires vivent encore dans la plus grande impu­ni­té, sans aucune culpa­bi­li­té. On veut une recon­nais­sance et des excuses mais aus­si des consé­quences, des enquêtes judi­ciaires et, bien sûr, des pro­cès. En France, par exemple, Agathe Habyarimana, la veuve du pré­sident rwan­dais, extra­dée par des mili­taires fran­çais en 1994, vit tou­jours en Essonne alors qu’elle est consi­dé­rée par beau­coup de témoins comme l’un des cer­veaux du géno­cide et que le Rwanda a deman­dé son extra­di­tion en 2009 [La cour d’appel de Paris a reje­té cette demande en 2011, ndlr].

Emmanuel Macron a pour­tant assu­ré dans un com­mu­ni­qué, le 26 mars der­nier, que « la France pour­sui­vra ses efforts en matière de lutte contre l’impunité des per­sonnes res­pon­sables de crimes de géno­cide ». L’enquête pour « com­pli­ci­té de géno­cide » visant Agathe Habyarimana dure depuis 2008. Pourquoi la jus­tice fran­çaise tarde à faire juger ces bour­reaux ?
J. M. : Je pense qu’Agathe Habyarimana béné­fi­cie tou­jours d’une cer­taine indul­gence et d’une pro­tec­tion de la part du gou­ver­ne­ment fran­çais. À ce jour, il faut savoir que seule une poi­gnée d’anciens bour­reaux ont pu être jugés en France, alors qu’on estime qu’il y a envi­ron entre trente et cent géno­ci­daires actuel­le­ment sur le sol fran­çais. C’est tou­jours très com­pli­qué de les tra­duire en jus­tice. Je pense que cela vient du fait que la France est expres­sé­ment liée à leur exil. En effet, elle les a aidés à fuir le Rwanda après le géno­cide. Cela revien­drait donc à assu­mer qu’elle a aidé des géno­ci­daires à fuir leur res­pon­sa­bi­li­té à l’époque.

En cette Journée mon­diale de réflexion sur le géno­cide des Tutsis au Rwanda, que demandez-​vous ? 
J. M. : Premièrement, nous deman­dons jus­tice. On veut une accé­lé­ra­tion des pro­cès. Il y a un cer­tain nombre d’instructions judi­ciaires lan­cées, mais nous rece­vons tou­jours des excuses pour nous expli­quer que ça n’avance pas. La jus­tice nous dit « c’est long, c’est cher et c’est com­pli­qué de trou­ver des preuves ». Pour les vic­times, vingt-​sept ans après, ce n’est pas audible. Les auteurs de ce géno­cide doivent être jugés. Ce n’est pas pos­sible pour eux de se recons­truire lorsque leurs bour­reaux peuvent vivre impu­né­ment.
La deuxième chose que l’on demande est liée à la mémoire et à l’éducation. Nous aime­rions vrai­ment que l’histoire de ce géno­cide revête le même carac­tère solen­nel et de res­pect que les autres his­toires de crimes contre l’humanité. C’est pour­quoi la trans­mis­sion de la mémoire aux jeunes géné­ra­tions est si impor­tante. On a obte­nu l’entrée du géno­cide dans les pro­grammes sco­laires. C’est une belle avan­cée, mais ça reste encore fra­gile. C’est une toute petite par­tie du pro­gramme de ter­mi­nale et on a peur que cela passe à la trappe pour une majo­ri­té de pro­fes­seurs qui n’auraient pas le temps ou les res­sources néces­saires pour trai­ter ce sujet. 

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