Depuis un mois et demi, un vaste réseau de Polonaises effectue quotidiennement des navettes entre la frontière ukraino-polonaise et le reste du pays pour assurer un trajet sûr aux réfugié·es de guerre.
Ella Jarmulska est une entrepreneuse et mère de famille polonaise qui vit dans la banlieue de Varsovie. Pas franchement du genre à se déclarer militante, ni avant que la guerre en Ukraine n’éclate, ni davantage aujourd’hui. « Juste têtue. » Assez en tout cas pour ne pas supporter de ne rien faire quand les premières images d’explosions, irrémédiablement suivies de celles de cohortes de réfugié·es, commencent à abreuver réseaux sociaux et chaînes télé. La Polonaise de 38 ans entame alors une collecte de biens de première nécessité autour d’elle et fonce pied au plancher pour les amener à la frontière.
Un seul mot pour décrire ce qu’elle observe une fois arrivée : « Chaos. » « Il y avait peut-être cinq ou six volontaires pour une centaine de femmes et d’enfants. L’endroit était bondé et tout simplement impossible à gérer de manière organisée. » Très vite, elle remarque des individus louches qui rôdent autour des femmes et enfants ukranien·nes exténué·es, leur promettant de les emmener vers de luxueuses contrées lointaines où ils·elles connaîtront enfin la sécurité. Quitte à hausser le ton quand les mères de famille refusent de monter dans leur carrosse direction la« Suisse ». Ella n’est pas parano : au même moment, l’ONU et Amnesty commencent à alerter sur les risques de trafic d’êtres humains qu’engendrent toujours les conflits. Déterminée à ne pas abandonner ces réfugié·es à leur triste sort, elle se met alors à scander « Varsovie » depuis sa voiture devenue taxi. Et, dans le même temps, fait ce geste de la main (voir encadré), paume ouverte, pouce plié et quatre doigts levés, qu’elle a appris il y a quelques années – « J’ai moi-même une fille, il est crucial de suivre toute l’actualité liée à la sécurité des femmes et des filles. Je le lui ai appris dès que j’en ai entendu parler, parmi d’autres choses fondamentales » – pour signifier aux femmes qu’elle a compris leur détresse. Très vite, une poignée d’entre elles se détachent du groupe et s’empressent de monter dans sa voiture, la remerciant chaleureusement au passage.
Coup d’accélérateur
Depuis ce voyage initiatique, Ella a monté un vaste réseau de conductrices de réfugié·es : Kobiety Za Kółko !, (« Les femmes au volant »). Sur un groupe Facebook fermé créé le 1er mars 2022, que seule la gent féminine peut rejoindre – les administratrices renvoient les hommes volontaires à d’autres façon d’aider (notamment à leur campagne de financement) –, la solidarité s’organise en messages brefs. Détails sur les trajets à effectuer (« Les filles ! Est-ce que l’une d’entre vous sera à Dorohusk aujourd’hui ? Un enfant seul à emmener. ») côtoient informations pratiques (liste de ce qu’il faut emmener dans les périples) et demandes urgentes (« Maman avec deux enfants vient de passer la frontière à Medyka. En mauvais état – provenant des territoires occupés, après avoir survécu. Quelqu’un peut téléphoner à leur beau-frère ? Numéro en privé. »)
![Transport des réfugié·es ukrainien·nes en Pologne : femmes au volant, sécurité au tournant 2 Capture décran du groupe Les Femmes au volant](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/04/Capture-décran-du-groupe-Les-Femmes-au-volant-953x1024.jpg)
d’un de ses contacts Facebook qui cherche un lift
pour une famille de réfugié·es originaires du Donetsk
avec ce message :
« Les filles, est-ce que quelqu’un fera un parcours avec moi ?
Je peux conduire de Poręba à Cracovie demain
(Radom, Kielce ou Lodz maximum). »
Ensemble, ces infatigables conductrices ont mené approximativement trois cents réfugié·es à bon port. Et ne se contentent pas de les transporter d’un point A à un point B. « Nous essayons toujours de les accompagner au lieu d’hébergement, de vérifier que tout va bien, de noter l’adresse à laquelle nous les avons laissées, mais aussi de rester en contact. Récemment, je n’ai pas eu de nouvelles pendant deux jours d’une fille que j’ai aidée à trouver un logement, j’ai contacté toutes les personnes auxquelles j’ai pu penser pour faire un suivi et il s’est avéré que son téléphone était en panne. Je reste en lien avec toutes les femmes que j’ai conduites et je leur envoie des textos de temps en temps, certaines quotidiennement », raconte Ella.
La Polonaise ne se considère pas comme une héroïne pour autant et met plutôt l’accent sur le mérite de ses concitoyennes : « Il n’y a rien de vraiment extraordinaire que j’aie fait personnellement, il s’agit simplement de femmes qui travaillent en réseau et qui se donnent à fond. Les filles ont tellement aimé l’idée qu’elles l’ont simplement partagée et ont invité leurs amies, qui ont invité leurs amies et ainsi de suite. Sans ces femmes merveilleuses et courageuses, notre groupe [qui compte aujourd’hui près d’un millier de membres, ndlr] n’existerait pas. » Au point d’envisager une potentielle reconversion au groupe lorsque la guerre prendra fin, même si elle reste avant tout concentrée sur la situation actuelle.
Geste de sécurité
Paume ouverte, pouce replié et les quatre autres doigts levés avant de refermer le poing : voilà le signe de la main universel qu’une femme en difficulté peut effectuer pour demander discrètement de l’aide. Lancé au printemps 2020 au Canada par la Fondation des femmes, ce signal avait pour vocation de permettre aux femmes en situation de violences conjugales, souvent aggravées par le confinement alors en vigueur, de témoigner en silence de leur détresse. Le recours à cet appel à l’aide s’est depuis lors élargi à toute situation dérangeante et son utilisation a été adoptée à l’international.