Agitu Gudeta © Tinaabee101
Agitu Ideo Gudeta © Tinaabee101

Meurtre d’Agitu Ideo Gudeta : le fémi­ni­cide qui ébranle l’Italie

Réfugiée poli­tique et ber­gère dans la région du Trentin, Agitu Ideo Gudeta, 42 ans, a été tuée par son employé de ferme. Pour les fémi­nistes ita­liennes, nul doute que ce crime relève du féminicide.

Il faut bien que quelqu’un conti­nue à nour­rir les bêtes orphe­lines. Les pieds dans la neige hiver­nale de la Vallée des Mochènes, dans les mon­tagnes du Trentino, c’est désor­mais Béatrice, une ber­gère de 20ans, qui prend soin des 82 chèvres d’Agitu Ideo Gudeta. L’éleveuse et pro­duc­trice de fro­mages de 42 ans a été tuée le 29 décembre 2020 à coups de mar­teau d’Adams Suleiman, un ouvrier agri­cole qui tra­vaillait pour elle. 

C’est peu dire que le meurtre par­ti­cu­liè­re­ment violent de cette éle­veuse et fro­ma­gère a bou­le­ver­sé, dans cette région du Trentino-​Alto Adige, au nord-​est de l’Italie, mais aus­si dans tout le pays, où de nom­breux hom­mages lui sont ren­dus. Agitu Gudeta n’était pas seule­ment celle qui s’était don­né la mis­sion de faire sur­vivre les Pezzate Mochene, une race de chèvres du coin en voie de dis­pa­ri­tion. Agitu Gudeta était « un sym­bole de l’intégration des réfu­giés, spé­ci­fi­que­ment des femmes réfu­giées », selon les mots répé­tés dans la presse par celles et ceux qui lui rendent hom­mage depuis sa disparition. 

Éthiopienne, Agitu avait dans sa jeu­nesse étu­dié la socio­lo­gie en Italie avant de repar­tir au pays. En 2010, c’est en tant que deman­deuse de l’asile poli­tique qu’elle revient dans la Botte : la jeune femme s’était atti­ré les foudres d’Addis-Abeba pour son acti­visme éco­lo­gique. Elle s’était oppo­sée à la pri­va­ti­sa­tion for­cée de terres d’agriculteur·rices en faveur de mul­ti­na­tio­nales. Alors, quand cette fille de ber­gers obtient le sta­tut de réfu­giée et une bourse de requa­li­fi­ca­tion des terres délais­sées, elle s’installe à Frassilongo, un petit vil­lage de la Vallée des Mochènes. À force de tra­vail et de per­sé­vé­rance, Agitu avait réus­si à vivre de son rêve : éle­ver des chèvres, vendre sur les mar­chés du fro­mage et des cos­mé­tiques bio issus de leur lait, le tout dans une démarche envi­ron­ne­men­tale en sym­biose avec les hôtes de sa mon­tagne d’accueil. Une sorte d’héroïne contem­po­raine qui avait réus­si à abattre les obs­tacles de sa condi­tion de femme migrante pour mener à bien un pro­jet dans l’air du temps : pro­duire à petite échelle, dans un cycle envi­ron­ne­men­tal ver­tueux et pour un mar­ché local. Elle avait appe­lé sa petite entre­prise La Capra felice – la chèvre heu­reuse – et rece­vait régu­liè­re­ment des médias, ita­liens ou étran­gers (comme ici chez Arte), réa­li­sant des repor­tages sur cette suc­cess sto­ry migratoire.

« Cela fai­sait dix ans qu’Agitu s’employait à réha­bi­li­ter ce ter­roir qu’elle aimait tant, à l’avant-garde de ce retour conscient à la rura­li­té, raconte à Causette Siham Hibu, média­trice cultu­relle et opé­ra­trice à la Maison d’accueil des femmes mal­trai­tées de Milan. Et elle avait réus­si de manière indé­pen­dante, à rebours du cli­ché selon lequel les migrantes ont besoin d’une tutelle spé­ci­fique ou d’être sala­riées. Le Trentino, elle avait su en faire sa mai­son, y avait construit ce qu’elle n’avait pas pu dans son pays d’origine. C’était un per­son­nage connu et appré­cié dans la région. » Comme Agitu, Siham Hibu est d’origine éthio­pienne et a été par­ti­cu­liè­re­ment affec­tée par le meurtre de la ber­gère. Si elle ne la connais­sait pas per­son­nel­le­ment, Siham Hibu avait de nom­breuses amies en com­mun avec Agitu, au sein de la com­mu­nau­té de la dia­spo­ra éthio­pienne, qui louaient sa réus­site entre­pre­neu­riale. « La nou­velle de ce crime m’a lais­sé un sen­ti­ment de tris­tesse mélan­gé à de la rage, souffle Siham Hibu. L’homme qui l’a tuée s’est atta­qué à une femme forte qui avait gagné par elle-​même son auto­no­mie et qui lui avait don­né à lui de quoi vivre, un tra­vail. Pour nous, fémi­nistes ita­liennes, il s’agit d’un fémi­ni­cide. » Certaines fémi­nistes ont qua­li­fié l’affaire de « fémi­ni­cide non intime », ce que cor­ro­bore Siham Hibu : « Il faut incon­tes­ta­ble­ment lire ce meurtre sous le prisme de la vio­lence de genre, car le meur­trier a exer­cé une vio­lence toute mas­cu­line, car gra­tuite à son encontre. Dans ce meurtre, il y a une volon­té de réta­blir un pou­voir mas­cu­lin sur une femme en l’anéantissant. Les fémi­ni­cides ne se limitent pas aux meurtres sur conjointes ou ex. »

Lorsqu’Agitu Gudeta a été retrou­vée sans vie par une amie dans sa ferme, c’est à un crime raciste que chacun·e a tout d’abord pen­sé. Depuis qu’elle s’était ins­tal­lée à Frassilongo, en effet, des gens du coin l’insultaient en rai­son de sa cou­leur de peau, lui deman­daient de « ren­trer chez elle », la rabais­saient. Une fois, elle avait retrou­vé les pneus de sa voi­ture cre­vés. Une autre, un voi­sin avait fait irrup­tion chez elle pour s’en prendre à elle ver­ba­le­ment et phy­si­que­ment, tant et si bien que le tri­bu­nal de Trento l’avait condam­né à neuf mois de pri­son en jan­vier 2020 pour « bles­sures » à l’encontre d’Agitu, sans rete­nir cepen­dant le carac­tère raciste de l’agression.

Finalement, les coups mor­tels seront venus de son propre employé, un Ghanéen de 32 ans qui s’est dénon­cé rapi­de­ment après. Adams Suleiman, qu’Agitu avait pris sous son aile en lui offrant tra­vail et toit depuis quelques mois, a indi­qué avoir mas­sa­cré sa patronne à cause d’un salaire non per­çu. Les allé­ga­tions de viol évo­quées dans cer­tains jour­naux n’ont été confir­mées ni démen­ties par la police, qui attend tou­jours les résul­tats de l’autopsie. 

Encore sous le choc, l'association fémi­niste ita­lienne D.i.Re – Femmes en réseau contre les vio­lences (qui gère des centres pour femmes vic­times de vio­lence) a appe­lé dès le 30 décembre, dans un com­mu­ni­qué de presse, à « ne pas ins­tru­men­ta­li­ser de manière raciste ce fémi­ni­cide ». « Les vio­lences patriar­cales n’ont pas de nation », appuie Siham Hibu. De fait, lorsque Adams Suleiman s’est dénon­cé, Matteo Salvini, ancien Premier ministre d’extrême droite, s’est fait un plai­sir de sou­li­gner que le crime n’avait pas été com­mis par un Italien, déclen­chant les réac­tions racistes de certain·es de ses par­ti­sans à l’encontre de Suleiman.

Dans sa der­nière messe de l’année 2020, le 31 décembre, l’archevêque de Trento a pleu­ré « des larmes pour une femme encore une fois fau­chée bru­ta­le­ment par une vio­lence aveugle. Des larmes qui rap­pellent son sou­rire de liber­té, visage d’une inté­gra­tion non seule­ment pos­sible, mais ter­reau d’une richesse inat­ten­due ». Dimanche 3 jan­vier, un ras­sem­ble­ment en mémoire d’Agitu s’est tenu sur une place ennei­gée de Bolzano, encore illu­mi­née de ses ori­peaux de Noël.

Jeudi 7 jan­vier, au mar­ché de la place Santa Maria Maggiore de Trento, un banc rouge a été ins­tal­lé à la place du stand où Agitu avait l’habitude, chaque jeu­di, de débal­ler fro­mages et cos­mé­tiques au lait de chèvre bio.

Grâce à une cagnotte en ligne soli­daire qui a récol­té plus de 95 000 euros, la famille de la ber­gère a pu trans­por­ter sa dépouille au pays. Agitu Gudeta n’aura pas, comme elle le sou­hai­tait, pu mener à bien son nou­veau pro­jet, celui d’ouvrir un lieu d’agritourisme dans une école aban­don­née. « D’une manière ou d’une autre, il fau­dra que le rêve d’Agitu se pour­suive, plaide Siham Hibu. Parce qu’au-delà du rêve, Agitu avait prou­vé que son pro­jet fer­mier en har­mo­nie avec la nature était viable. Gagnant. Malgré la tris­tesse, il va nous fal­loir aller de l’avant pour hono­rer sa mémoire. » Et parce qu’il fau­dra bien conti­nuer à nour­rir les chèvres orphelines.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.