Dans Au-delà de nos larmes, Tatiana Mukanire Bandalire raconte son histoire et celles de nombreuses Congolaises victimes de violences sexuelles depuis le milieu des années 90 dans l'est de la République démocratique du Congo.
Elle porte une chemise fleurie, un turban coloré et aura presque tout au long de l’heure que nous passerons ensemble le sourire aux lèvres. Presque, car ce que raconte Tatiana Mukanire Bandalire, 38 ans, n'a rien d'un conte de fée. Dans Au-delà de nos larmes, paru aux éditions Des Femmes – Antoinette Fouque le 18 novembre dernier, Tatiana narre l’histoire des femmes victimes de viol en République Démocratique du Congo (RDC). La sienne, bien sûr, mais surtout celles des nombreuses femmes qu’elle a rencontrées au sein du Mouvement national des survivantes des violences sexuelles en RDC qu’elle a co-fondé en 2017.
C’est donc au cœur de la maison d’édition Des femmes – Antoinette Fouque dans le très chic quartier de Saint-Germain-des-prés que nous retrouvons Tatiana Mukanire Bandalire. Lorsqu’elle arrive, souriante, son mari Juvénal au bras, celle qui se consacre désormais entièrement à la cause des victimes de viol en RDC affirme d’emblée d’une voix douce être très heureuse de se trouver à Paris. Elle tombe d’ailleurs dans les bras de Christine Villeneuve, son éditrice, et d’Audrey Leroy, son attachée de presse. « J’ai pu voir la Tour Eiffel, glisse Tatiana en buvant une gorgée de café. Mais je suis aussi épuisée. Tant physiquement que mentalement. » Et pour cause : cela fait une semaine que le couple qui a fait plus de 8000 km depuis Kinshasa enchaîne les interviews. La veille, Tatiana était même à la tribune de l’Unesco à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, pour parler de son livre et de son combat qui sont intimement liés.
"Capitale mondiale du viol"
Tatiana Mukanire Bandalire est née et vit dans l'est de la RDC. Un pays que l’envoyée spéciale de l’ONU pour les violences faites aux femmes et aux enfants dans les conflits, Margot Wallstrom, a qualifié en 2010 de « capitale mondiale du viol ». Depuis la première guerre du Congo en 1996, puis la deuxième deux ans plus tard, le viol et les tortures sexuelles sont des armes de guerre utilisées par à peu près tous les groupes armés. Plus de 500 000 Congolaises ont ainsi été répertoriées comme victimes de viol en RDC depuis le milieu des années 90. Si le conflit est fini depuis une vingtaine d’années, le viol est, lui, toujours là. « Les viols n'ont pas cessés, assure Tatiana Mukanire Bandalire. Plus de 1500 femmes sont toujours violées chaque jour en RDC. »
Ces victimes se considèrent aujourd'hui comme des survivantes. Au-delà d’être l’une d’entre elles, Tatiana Mukanire Bandalire se fait leur porte-voix. Au fil des pages de son livre, on découvre les témoignages glaçants de ces femmes : Gisèle, violée pour la première fois à 13 ans. Ghislaine, qui, après avoir été violée par cinq hommes armés, a été contrainte de faire cuire sur le feu la tête et les entrailles de son mari égorgé. Ou encore Munya, violée à de multiples reprises lorsqu'elle était mineure et qui fut pendant huit mois une esclave sexuelle. Au total, plus de cinquante témoignages insoutenables sont livrés parmi les centaines que reçoit chaque jour Tatiana. « L'insoutenable est nécessaire pour prendre conscience de ce qu'est la réalité pour beaucoup de Congolaises », précise l'éditrice et co-directrice des éditions Des femmes – Antoinette Fouque, Christine Villeneuve.
Sur sa propre histoire, Tatiana déclare simplement avoir été violée à 21 ans en 2004 au bord d’une route, alors qu’elle rentrait de l’université. Une pudeur volontaire pour l’autrice. « C’est un choix de ne pas rentrer dans les détails, développe-t-elle. Ces femmes n’ont pas l’occasion de parler et la plupart sont analphabètes. A travers moi, elles peuvent s’exprimer et mon histoire n’est pas plus forte que la leur. Si je devais seulement raconter la mienne, ça n’aurait pas de sens. »
« Dans ma tête c’était un chaos. »
Parler. Prendre chaque occasion pour porter haut et fort la voix des 5 000 survivantes que compte aujourd’hui le Mouvement. Parler pour celles aussi qui – par peur du rejet et de la honte – n'osent encore franchir le pas. Pendant plus de dix ans, Tatiana n’a rien dit. « Après mon viol, je pensais que j’allais reprendre ma vie d’avant mais la douleur s’intensifiait de jour en jour, confie t‑elle, émue. La douleur physique mais surtout la douleur mentale. Dans ma tête, c’était un chaos. » Avant son viol, Tatiana pesait 55 kilos. Elle finit par fuir sa famille et, six mois après, elle pesait 120 kilos. « Je voulais me détruire, je n’avais envie de rien, je me suis noyée dans l’alcool en pensant que ça allait m’aider à oublier mais ça ne changeait rien. »
C’est une rencontre à la clinique de Bukavu, il y a dix ans, avec « celui qui répare les femmes », le gynécologue et prix Nobel de la paix Denis Mukwege – qui a d’ailleurs préfacé son livre – qui changera sa vie. « Il m’a permis d’accepter mon statut de victime, raconte Tatiana. Comme si j’avais vécu pendant dix ans dans la peau de quelqu’un d’autre. » Dix longues années de solitude. « Mes relations avec les hommes étaient très compliquées, livre t‑elle. Dès que j’en parlais, ils fuyaient. » Quand Tatiana a rencontré Juvénal il y a cinq ans, elle a donc mis du temps avant de lui confier son histoire. « Je ne voulais pas qu’il l’apprenne par quelqu’un d’autre mais ça a été très dur. J’avais peur qu’il me rejette, déclare ‑t-elle. Ça n’a pas forcément été facile au début mais il est resté et m’a soutenue. Je sais que beaucoup d’autres femmes n’ont pas cette chance. »
Mobiliser
Assis en face d’elle, Juvénal ne perd pas d'une oreille le récit de son épouse tout en écoutant de l'autre l’interview qu’elle a donnée la veille à RFI. « Je suis très fier d’elle, de son engagement et c’est important pour moi de l’accompagner en France pour en parler, affirme-il. Le viol est un fléau en RDC, nous devons tous nous engager pour que les femmes soient reconnues en tant que victimes par le gouvernement. »
Un engagement aujourd’hui porté par l’édition Des Femmes – Antoinette Fouque. « Pour nous, il ne s’agit pas seulement de publier un livre de plus, c’est avant tout un outil de sensibilisation, de prise de conscience et de mobilisation, soutient Christine Villeneuve. C’est une femme extraordinaire, on veut la faire entendre et mobiliser la communauté internationale. » Une rencontre était d'ailleurs organisée le soir même avec des militantes féministes françaises, cette fois sans caméra.
![RDC : Tatiana Mukanire Bandalire, une lumière dans la "capitale mondiale du viol" 2 COUV bandeau Mukanire Bandalire Tatiana AU DELA DE NOS LARMES 2021 1e](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/12/COUV-bandeau_Mukanire_Bandalire_Tatiana_AU-DELA_DE_NOS_LARMES_2021_1e-658x1024.jpg)
Au-delà de nos larmes, de Tatiana Mukanire Bandalire.
Des Femmes Antoinette Fouque, 2021, 76 pages.