Dans le port de Douarnenez, on les appelle « Penn Sardin » – « têtes de sardine », en breton –, à cause de la coiffe qu’elles portent quand elles mettent le poisson en boîte. Elles sont deux mille pour une vingtaine d’usines, ont de 10 à 80 ans et travaillent jusqu’à dix-huit heures par jour. Pour tenir, elles chantent. C’est en chansons aussi que, en novembre 1924, elles se révoltent, jusqu’à la victoire.
Le travail des sardinières est rude. « Il faut étêter et vider les sardines, les ranger dans des paniers en fil de fer que l’on abaisse dans les bassins à friture avant de les disposer dans les boîtes, sans en abîmer aucune – la contremaîtresse en retient le prix sur le salaire », explique Fanny Bugnon, maîtresse de conférences en histoire à l’université Rennes 2 1. « La loi française de 1892 interdit de faire travailler les femmes dans l’industrie plus de onze heures par jour, ainsi que la nuit. Mais le secteur de l’alimentation bénéficie de dérogations, au motif qu’il s’agit de produits fragiles, qui doivent être traités dès la pêche ou la récolte », précise l’historienne. La sardine est « fragile » ? Aux sardinières d’être fortes, alors. Et de travailler jusqu’à dix-huit heures par jour.
Pour s’armer de courage, elles donnent de la voix et constituent, à force, des chœurs somptueux : « Les gens venaient, le soir, écouter les femmes chanter. Les touristes, l’été, descendaient sur le port et restaient là à écouter. On ouvrait toutes les fenêtres. C’était superbe. Il y avait de grandes chanteuses », se remémore une ancienne dans Les Ouvrières de la mer, paru en 1994 2. Les patrons tolèrent : le chant augmente la productivité. Quand une voisine flanche, on la remonte en poussant la chansonnette. Mais chanter ensemble, c’est aussi l’occasion de s’exercer à l’impertinence. Les sardinières se défoulent avec des paroles grivoises juste après les prières, obligatoires dans certaines usines. Elles fredonnent aussi les chansons réalistes à la mode, d’amour et de détresse. Mais quand le patron débarque avec un client, c’est leur hymne qu’elles entonnent. Un chant anarchiste repris à des ouvriers de mégisseries. Le refrain accuse : « Saluez, riches heureux, ces pauvres en haillons/Saluez, ce sont eux qui gagnent vos millions. »
Les mots de l’adversité
Chanter pour tenir ne fait pas tout. En 1924, Marie-Anne, une sardinière qui avait mis ses filles à l’usine comme elle, raconte : « On a tout de même trop de misère. Moi, qui vous parle, j’avais trois belles filles. Elles sont mortes toutes les trois, une à vingt-neuf ans, une à vingt-six et l’autre à vingt. […] On m’a dit que je les avais fait travailler trop jeunes. 3 » Malvina, une autre ouvrière : « Quand j’étais petite, ma mère nous laissait […] le plus d’heures possible pour nous faire vivre : les sardinières ne comprenaient pas toutes qu’il valait mieux faire augmenter leur salaire par le patron pour pouvoir bien soigner leurs enfants que de travailler le jour et la nuit sans avoir le temps de s’occuper des petits 3. »
Les sardinières ont déjà fait grève en 1905 et obtenu un salaire à l’heure, plutôt qu’« aux mille », par mille sardines traitées. Faute de conscience du pouvoir qu’elles détiennent par leur travail, indispensable aux patrons, et faute de moyens de tenir sans salaire, la grève ne dure que quelques jours. Le salaire journalier obtenu reste une misère.
« Mort aux vaches »
Mais entre 1905 et 1924, elles se politisent en même temps que leurs hommes, qui ont élu le premier maire communiste de France en 1921, Sébastien Velly. Il meurt en 1924 et c’est Daniel Le Flanchec, un gaillard borgne, tatoué « Mort aux vaches » sur les mains, qui le remplace. Avec le PC, il soutient les sardinières, qui décident de cesser le travail. Un comité de grève est élu avec six femmes sur quinze membres. Le Flanchec lui donne la mairie pour quartier général. Les sardinières représentent les trois quarts des grévistes, les ouvriers ferblantiers des sardineries constituent le reste. Elles s’organisent pour tenir, cette fois soutenues par une syndicaliste de la Confédération générale du travail unitaire, venue en renfort, Lucie Colliard. Elles montent cantines et caisses de grève. Les patrons, vent debout contre les Penn Sardin, ont avec eux le curé, qui refuse la communion aux « meneuses ». La religion, dans la Bretagne de 1924, ce n’est pas rien. Pas tant pour les marins, peu pratiquants, mais pour les femmes, c’est la « réputation » qui se joue.
Le chantage ne prend pas. Pendant six semaines, les sardinières déambulent tous les jours dans la ville, s’arrêtant devant chaque usine pour « chanter rouge » : L’Internationale, Le Drapeau rouge. Et à la fin de chaque chant, leur mot d’ordre, crié jusqu’à perdre la voix : « Pemp real a vo ! » (Cinq réaux ce sera !).Une augmentation pour passer à 1 franc de l’heure, 1,25 pour les heures travaillées après 22 heures. Un kilo de beurre coûte 15 francs ; un kilo de café 17. Les patrons, furieux de voir leur autorité bafouée, paient des hommes armés qui arrivent de Paris par le train de Quimper, le 31 décembre 1924. La bande déniche le maire et son neveu, en plein réveillon au Café de l’Aurore, et tire. Le maire a la gorge traversée de part en part. Son neveu, atteint à la tête, sombre dans le coma des jours durant. Ils survivent – deux têtes dures.
Le patronat plie
Les Douarnenistes sont en rage. Penn Sardin en tête, on met à sac la réception de l’hôtel où séjournent les hommes de main des patrons qui ont commandité l’attentat. Les journaux nationaux titrent sur le sang versé : celui d’un élu et de sa famille. La situation est explosive. La préfecture veut calmer le jeu et négocie avec les patrons : qu’ils cèdent aux Penn Sardin en échange de leur impunité. Alors, le 6 janvier 1925, les usiniers, acculés, accordent aux grévistes toutes leurs revendications. Aucun·e n’est poursuivi·e pour violences. Mais les Penn Sardin ont gagné : « Dans la ville rouge, on est solidaire, et de leur victoire les femmes sont fières/À Douarnenez depuis ce temps, rien ne sera plus jamais comme avant. 4 »
1. Autrice de « Joséphine Pencalet, une Penn Sardin à la mairie », in Bretonnes, Presses universitaires de Rennes, 1994. Un ouvrage sur le sujet est en préparation. Qu’elle soit remerciée pour l’ensemble de ses explications.
2. Les Ouvrières de la mer, d’Anne-Denes Martin. Éd. L’Harmattan, 1994.
3. Une belle grève de femmes : Douarnenez, de Lucie Colliard. Librairie de l’humanité, 1925.
4. Le Chant des Penn Sardin, paroles de Claude Michel.