Florence Pagneux : « Les ado­les­centes sont plus lucides mais tout autant vic­times des vio­lences sexistes et sexuelles »

Et si on écoutait enfin les adolescentes ? C’est ce qu’à fait la journaliste Florence Pagneux, qui publie ce jeudi Ce que nos filles ont à nous dire, une enquête sur les 13-20 qui donne à entendre les voix de la première génération post-Me too.

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Florence Pagneux © Thomas Louapre

Causette : Votre livre s’appuie sur les résultats de l’enquête sociologique Aux filles du temps, à laquelle ont répondu 814 filles âgées de 13 à 20 ans, entre décembre 2020 et mai 20211. Qu’est-ce qui vous a interpelée dans cette étude ?
Florence Pagneux : Les chiffres sur le harcèlement de rue [80% d’entre elles y ont déjà été confrontées, ndlr] et sur les violences sexistes et sexuelles [6 sur 10 ont déjà eu un rapport sexuel sans en avoir envie, ndlr]. Je me suis rendu compte que cette génération, que j'imaginais  beaucoup plus libre que la mienne et beaucoup plus au fait de ces questions, est tout aussi victime que les précédentes du regard des hommes, des menaces et des agressions sexuelles. 

Selon l'enquête sur laquelle vous vous appuyez, 58% des filles 13-16 ans se définissent féministes, et 70% des 17-20 ans. Est-ce ce que vous avez observé durant vos entretiens ?
F. P. : Plus elles grandissent et plus elles se revendiquent comme féministes. Et elles sont plus de 8 sur 10 à en avoir une bonne définition. Leur vision n’est pas forcément militante ou liée aux années 70, mais elles veulent l’égalité réelle entre hommes et femmes, et elles trouvent ça normal de le réclamer. Au-delà des différents courants et chapelles qui peuvent exister, elles se retrouvent sur la question des violences sexistes et sexuelles.

« Quand les filles deviennent sexuées, elles deviennent objets : on veut les garder près de chez soi, qu’elles restent à la maison, on a peur pour elles. »

Parmi les violences qu’elles évoquent, le harcèlement de rue est une constante, puisque toutes, dites-vous, ont déjà été harcelées ou le seront un jour. Ce fléau est-il suffisamment considéré par les adultes qui les entourent ? 
F. P : Je pense que les adultes ne mesurent pas l’impact du harcèlement de rue sur les jeunes filles. Peut-être qu’ils ont oublié, parce que c’est un phénomène très circonstancié, qui concerne vraiment les 13-20 ans. Et on néglige l’impact que ça peut avoir. Par exemple, 84% des jeunes filles s'interdisent de porter certains vêtements, justement parce qu'elles savent que, dans la rue, elles seront vues comme une proie. À partir de 12-13 ans, une fois qu’elles basculent vers un corps plus féminin, elles sont soumises au regard d’autrui, à des invectives qui leur font peur. Je trouve ça terrible de se dire qu’une jeune fille qui circule en ville ou à la campagne se pose la question de l’agression. Évidemment, tout le monde ne finit pas par les agresser, et fort heureusement. Mais ce sentiment permanent d’insécurité n’est pas assez pris en compte par les adultes. Et il a des conséquences sur leur liberté de déplacement, d'habillement… 
Elles sont finalement beaucoup moins libres que les garçons. Et elles le disent souvent. Les mots qu’elles associent le plus souvent aux garçons sont « liberté » et « privilège ». Pour elles, c’est toujours la retenue, le carcan, le repli sur soi. Ce que dit très bien Camille Froidevaux-Metterie : quand les garçons deviennent des adolescents, ils deviennent sujets, on les autonomise, on les laisse vivre des tas d’expériences. Et quand les filles deviennent sexuées, elles deviennent objets : on veut les garder près de chez soi, qu’elles restent à la maison, on a peur pour elles. Tout ça crée un mouvement qui n’est pas très émancipateur.

Lire aussi l Témoignages : ce que #MeToo a changé dans la vie des femmes

Vous le rappelez, elles associent la définition du mot « garçon » à la notion de « liberté ». À quelles libertés disent-elles devoir renoncer?
F. P.  : Ça se traduit sur plein de choses : la liberté de choisir ses vêtements, la liberté de se déplacer où et quand elles le veulent, la liberté d’accéder à des loisirs quels qu’ils soient… On voit bien d’ailleurs que la pratique sportive chez les jeunes filles décroche à l’adolescence. Et puis la liberté aussi de se projeter dans des études supérieures comme les mathématiques, l’informatique ou les cursus prestigieux. Elles ont des phrases très fortes : « Je ne serai pas capable », « je n’ai pas les compétences »... Elles se déprécient beaucoup. On le voit moins chez les garçons.

Consciente des rôles genrées, cette génération de filles témoigne aussi, constatez-vous, d'une certaine empathie à l’égard des garçons et des injonctions virilistes qui pèsent sur eux…
F. P : Absolument. Elles se rendent bien compte que tous ne correspondent pas au modèle du garçon grand et fort, qui serait un peu macho et très sûr de lui. Beaucoup ne se reconnaissent pas dans ce modèle dominant, et les filles sont très empathiques vis-à-vis d’eux. Il n’y a pas une guerre des sexes. Parce qu’elles sont les premières à dire que les garçons sont privilégiés et plus libres qu’elles, mais elles sont aussi les premières, finalement, à défendre l’autre sexe.

« Il existe un angle mort des campagnes de prévention contre les violences conjugales, où l’on voit souvent des mères de familles, des visages tuméfiés de femmes un peu mûres... Cela ne parle pas aux filles. »

Votre livre revient un tabou : celui de la violence au sein des jeunes couples. Qui est loin d’être anecdotique, puisque, selon l'enquête précitée, 26% des filles interrogées se déclarent victimes de « violences amoureuses », 37% ont déjà eu peur de leur amoureux, et 59% témoignent de violences sexuelles dans le couple. Que vous inspirent ces chiffres ?
F. P : Ça fait partie des principaux enseignements de cette enquête qui m’ont choquée. Je n’en n’avais pas conscience. Et je me suis rendu compte que c'était vraiment un angle mort des campagnes de prévention contre les violences conjugales, où l’on voit souvent des mères de familles, des visages tuméfiés de femmes un peu mûres… Cela ne leur parle pas. J'ai interviewé longuement une jeune fille qui a vécu ces violences entre ses quinze et dix-huit ans. Elle m’a raconté cette emprise progressive, qui s’est passée sous l'œil des deux familles. Et ce n’est pas un cas isolé. 
Ça commence très tôt et de manière très insidieuse : dans les jeunes couples, il y a beaucoup de partage de mots de passe et d'identifiants. Les garçons disent aux filles « on se fait confiance, donc tu dois me donner tes mots de passe pour que je puisse voir ce que tu fais sur les réseaux ». C’est un mécanisme d’emprise et le début d’une relation qui peut devenir violente. Et elles n’en ont pas du tout conscience. Pareil pour toutes les jeunes filles qui envoient des photos d'elles un peu dénudées à leurs petits copains, sans avoir conscience que le jour où la relation se termine, ces photos peuvent se retrouver sur tous les écrans du lycée. Il y a vraiment une éducation numérique à faire. C’est quelque chose de très important, dont les familles doivent aussi se saisir très tôt.

« C’est une bataille culturelle qui ne se gagnera pas en cinq ans. »

La question des violences sexuelles dans le couple est aussi très présente : 60% disent y avoir été confrontées. Alors même qu’elles sont très au fait de ces questions…
F. P : C’est tout le paradoxe que je pointe dans le livre. Cette jeune fille qui témoigne de ces violences conjugales, dont sexuelles, a vécu le mouvement Me Too. Elle se dit féministe. Et pourtant, lorsqu’elle vit ces choses-là, elle n’arrive pas à dire que ce n’est pas normal. Parce que, comme elle me l’a expliqué, elle n’avait pas de modèle : elle pensait que, chez les ados, ce genre de choses n'existaient pas, que ce n’était pas répréhensible. C’est plus tard qu’elle s’en est rendu compte et qu’elle a porté plainte, une fois que l’emprise était terminée. Et sa plainte a été classée sans suite. 

Lire aussi l Rose Lamy, Angèle, Rokhaya Diallo… Dans "Moi aussi", neuf femmes livrent une analyse critique et documentée de #MeToo

Selon vous, qu’est-ce qui caractérise cette première génération post-me too ?
F. P. : Elles sont témoins de ce mouvement, en étant à la fois plus lucides, parfaitement conscientes des enjeux et des risques qui pèsent sur elles, et tout autant victimes. C’est le signe que la bascule ne s’est pas faite dans notre société : certes, on a libéré la parole des femmes, mais on voit bien qu’en bout de chaîne, pour l’instant, les outils juridiques ne suivent pas. Et puis c’est une bataille culturelle, qui ne se gagnera pas en cinq ans. Ce qu’elles disent c’est : « Nous, on ne peut plus, on ne s’accommode plus de tout ça. » Il y a dans cette génération une urgence à plus de liberté pour tout le monde.

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Ce que nos filles ont à nous dire. La première génération post me-too, Florence Pagneux, Éditions La mer salée, octobre 2022, 204 pages, 20 euros.

  1. Enquête réalisée dans les Pays de la Loire par Alexandra Benhamou, Anaïs Le Thellec et Clara Vince.[]
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