Dans son nouveau livre, Les Corps abstinents1, l’écrivaine Emmanuelle Richard discute « avec celles et ceux qui comme [elle] ne font plus l’amour ». Qui imaginerait là une collection de témoignages chastes et bien rangés n’y est pas. Elle montre que l’abstinence peut être une voie de résistance intime. Une manière de se réapproprier son corps et son cœur au-delà des mornes normes hétéronormées.
Causette : D’où est partie votre démarche d’abstinence ?
Emmanuelle Richard : Les trois premières années, ça n’était pas du tout volontaire. Je venais de vivre une rupture destructrice qui m’a laissée inapte à un quelconque rapport. J’ai dû me « récupérer » en restant seule. Puis j’ai eu envie de revivre quelque chose. Mais mes quelques essais ont été médiocres, infructueux. J’ai été avec un homme qui ne me touchait pas. Avec lui, il n’y avait ni sexe ni tendresse. C’est là que je me suis dit qu’il fallait privilégier mes besoins. Et je suis passée à une abstinence sexuelle et sentimentale choisie pendant environ deux autres années.
Qu’est-ce que cette période vous a apporté ?
E. R. : J’ai découvert un truc incroyable : le fait que j’étais autosuffisante ! Pendant longtemps, j’étais dépendante de l’état amoureux. Même si je ne vivais pas d’histoire, j’avais besoin de penser à quelqu’un pour me sentir vivante. L’abstinence choisie m’a prouvé que je n’en avais pas besoin. J’ai arrêté de vouloir vivre un truc à tout prix. Découvrir ce pouvoir-là, c’est rehausser ses exigences. C’est se prioriser soi. Ne plus se contenter d’histoires nulles, qui ne nous conviennent pas. C’est une liberté monumentale.
Pour les personnes que vous avez interviewées dans votre livre – en particulier les femmes – qui ont choisi l’abstinence, quel a été le bénéfice ?
E. R. : La prise de recul. La distance avec le sexe permet de déterminer plus finement ce que l’on veut et à le distinguer des attentes sociétales qui pèsent sur nous. Je pense notamment à deux femmes qui me parlaient de l’abstinence comme d’un temps extraordinaire où elles ont pris leur autonomie sexuelle en allant à la découverte de leurs corps. La première est vingtenaire et enchaînait les conquêtes. Avec l’abstinence, elle m’a dit avoir découvert une sexualité moins phalocentrée. Une sexualité qui va « au-delà de la pénétration », comme y encourage Martin Page [auteur d’un livre du même titre 2, ndlr]. La seconde a une quarantaine d’années. Pendant sa période d’abstinence, elle a compris qu’elle n’était pas anorgasmique, contrairement à ce qu’elle croyait. C’était en essayant les sextoys pour la première fois. Autre gros changement dans sa vie : elle a recentré son équilibre émotionnel sur elle-même plutôt que sur ses partenaires, dont elle attendait toujours un message, un signe.
Quel regard porte la société sur les personnes abstinentes ?
E. R. : C’est un tabou. À part L’Envie 3, de Sophie Fontanel [ouvrage dans lequel elle raconte une période d’abstinence sexuelle de douze ans], je ne connais aucun livre qui en parle. Selon les lieux communs, l’abstinence est soit un choix religieux, soit une absence d’opportunité. Alors que sur les trente-sept personnes que j’ai interviewées dans le livre, il n’y en a qu’une qui connaît vraiment l’abstinence par manque d’occasions. Dans une société où le couple est la norme, où il y a une injonction à avoir une sexualité fréquente et jouissive, l’abstinence est aussi source de honte. On voit presque le sexe comme une question de santé publique, alors que c’est censé être notre sphère la plus privée. Et puis l’idée de solitude, à laquelle est associée l’abstinence, paraît monstrueuse. Elle est synonyme de détresse. On la voit rarement comme une source d’épanouissement, de richesse intérieure. Alors que c’est aussi ça.
Par ailleurs, on entend souvent que les jeunes générations « ne baisent plus »…
E. R. : Il y a effectivement une récession sexuelle dans tous les pays développés. La journaliste Kate Julian en a fait un long article dans The Atlantic [« Why are Young People Having so Little Sex ? », décembre 2018]. Elle explique que, pour la première fois, les 15–25 ans ont moins de rapports sexuels que leurs parents ET que leurs grands-parents. Ça ne m’étonne pas tant que ça. Je pense que le désir est un élan vers ce que l’on ne peut pas obtenir. Avec la diffusion massive du porno dès le plus jeune âge, le sexe est partout. Donc on en veut moins. Et puis ce qui était autrefois une liberté est devenu une injonction. En 1968, on a libéré la sexualité. Aujourd’hui, c’est devenu un devoir. Deux jeunes, dont j’ai recueilli les témoignages, disaient qu’au lycée, la séduction était systématique dans les rapports sociaux. On ne considère l’autre que comme une « proie » – ce sont leurs propres mots. Je pense que ça tue le désir. Ces jeunes ont choisi de pratiquer l’abstinence pour « désexualiser » leur quotidien.
Pensez-vous que les femmes se détournent aussi du sexe parce qu’elles voudraient se libérer d’une « charge sexuelle », une forme de charge mentale appliquée à l’intimité hétéronormée ?
E. R. : Les femmes font effectivement face à une injonction à être disponibles sexuellement. Mais j’ai l’impression que les jeunes générations font plus circuler la parole sur ce sujet. Je pense que l’on va vers un rééquilibrage sur ce plan-là. En revanche, ce que je trouve encore insupportable, c’est ce que j’appellerais la « charge esthétique ». Nous, on passe notre temps à voir notre physique commenté tout haut par des hommes qui ne font quasiment rien pour être aimables physiquement. Il m’est arrivé plein de fois de tomber sur des hommes qui ne se coupent pas les ongles de pieds ! Pour moi, cette asymétrie est devenue un repoussoir absolu. Dans le podcast Les Couilles sur la table, Virginie Despentes émet l’hypothèse que si les mecs ne changent pas, toutes les filles finiront par être lesbiennes. Ça ne me paraît pas totalement impossible.
Y avez-vous pensé ?
E. R. : Jusque-là, je me sens hétéro, mais je pense que c’est plus simple sur plein de plans quand on est lesbienne.
Des pistes pour rééquilibrer les choses, en dehors de l’abstinence ou de la sortie de l’hétérosexualité ?
E. R. : Une fois, j’ai offert un coupe-ongles à un homme. Il ne s’en est pas servi.
1. Les Corps abstinents, d’Emmanuelle Richard. Éd. Flammarion.
2. Au-delà de la pénétration, de Martin Page. Éd. Le Nouvel Attila.
3. L’Envie, de Sophie Fontanel. Éd. Robert Laffont, 2011.