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Emmanuelle Richard : « l'abstinence, une liber­té monumentale »

Dans son nou­veau livre, Les Corps abs­ti­nents1, l’écrivaine Emmanuelle Richard dis­cute « avec celles et ceux qui comme [elle] ne font plus l’amour ». Qui ima­gi­ne­rait là une col­lec­tion de témoi­gnages chastes et bien ran­gés n’y est pas. Elle montre que l’abstinence peut être une voie de résis­tance intime. Une manière de se réap­pro­prier son corps et son cœur au-​delà des mornes normes hétéronormées.

109 femme célibat 2 © Karolina Wojtas
© Karolina Wojtas

Causette : D’où est par­tie votre démarche d’abstinence ?

Emmanuelle Richard : Les trois pre­mières années, ça n’était pas du tout volon­taire. Je venais de vivre une rup­ture des­truc­trice qui m’a lais­sée inapte à un quel­conque rap­port. J’ai dû me « récu­pé­rer » en res­tant seule. Puis j’ai eu envie de revivre quelque chose. Mais mes quelques essais ont été médiocres, infruc­tueux. J’ai été avec un homme qui ne me tou­chait pas. Avec lui, il n’y avait ni sexe ni ten­dresse. C’est là que je me suis dit qu’il fal­lait pri­vi­lé­gier mes besoins. Et je suis pas­sée à une abs­ti­nence sexuelle et sen­ti­men­tale choi­sie pen­dant envi­ron deux autres années. 

Qu’est-ce que cette période vous a apporté ?

E. R. : J’ai décou­vert un truc incroyable : le fait que j’étais auto­suf­fi­sante ! Pendant long­temps, j’étais dépen­dante de l’état amou­reux. Même si je ne vivais pas d’histoire, j’avais besoin de pen­ser à quelqu’un pour me sen­tir vivante. L’abstinence choi­sie m’a prou­vé que je n’en avais pas besoin. J’ai arrê­té de vou­loir vivre un truc à tout prix. Découvrir ce pouvoir-​là, c’est rehaus­ser ses exi­gences. C’est se prio­ri­ser soi. Ne plus se conten­ter d’histoires nulles, qui ne nous conviennent pas. C’est une liber­té monumentale.

Pour les per­sonnes que vous avez inter­viewées dans votre livre – en par­ti­cu­lier les femmes – qui ont choi­si l’abstinence, quel a été le bénéfice ?

E. R. : La prise de recul. La dis­tance avec le sexe per­met de déter­mi­ner plus fine­ment ce que l’on veut et à le dis­tin­guer des attentes socié­tales qui pèsent sur nous. Je pense notam­ment à deux femmes qui me par­laient de l’abstinence comme d’un temps extra­or­di­naire où elles ont pris leur auto­no­mie sexuelle en allant à la décou­verte de leurs corps. La pre­mière est ving­te­naire et enchaî­nait les conquêtes. Avec l’abstinence, elle m’a dit avoir décou­vert une sexua­li­té moins pha­lo­cen­trée. Une sexua­li­té qui va « au-​delà de la péné­tra­tion », comme y encou­rage Martin Page [auteur d’un livre du même titre2, ndlr]. La seconde a une qua­ran­taine d’années. Pendant sa période d’abstinence, elle a com­pris qu’elle n’était pas anor­gas­mique, contrai­re­ment à ce qu’elle croyait. C’était en essayant les sex­toys pour la pre­mière fois. Autre gros chan­ge­ment dans sa vie : elle a recen­tré son équi­libre émo­tion­nel sur elle-​même plu­tôt que sur ses par­te­naires, dont elle atten­dait tou­jours un mes­sage, un signe.

Quel regard porte la socié­té sur les per­sonnes abstinentes ? 

E. R. : C’est un tabou. À part L’Envie3, de Sophie Fontanel [ouvrage dans lequel elle raconte une période d’abstinence sexuelle de douze ans], je ne connais aucun livre qui en parle. Selon les lieux com­muns, l’abstinence est soit un choix reli­gieux, soit une absence d’opportunité. Alors que sur les trente-​sept per­sonnes que j’ai inter­viewées dans le livre, il n’y en a qu’une qui connaît vrai­ment l’abstinence par manque d’occasions. Dans une socié­té où le couple est la norme, où il y a une injonc­tion à avoir une sexua­li­té fré­quente et jouis­sive, l’abstinence est aus­si source de honte. On voit presque le sexe comme une ques­tion de san­té publique, alors que c’est cen­sé être notre sphère la plus pri­vée. Et puis l’idée de soli­tude, à laquelle est asso­ciée l’abstinence, paraît mons­trueuse. Elle est syno­nyme de détresse. On la voit rare­ment comme une source d’épanouissement, de richesse inté­rieure. Alors que c’est aus­si ça.

Par ailleurs, on entend sou­vent que les jeunes géné­ra­tions « ne baisent plus »…

E. R. : Il y a effec­ti­ve­ment une réces­sion sexuelle dans tous les pays déve­lop­pés. La jour­na­liste Kate Julian en a fait un long article dans The Atlantic [« Why are Young People Having so Little Sex ? », décembre 2018]. Elle explique que, pour la pre­mière fois, les 15–25 ans ont moins de rap­ports sexuels que leurs parents ET que leurs grands-​parents. Ça ne m’étonne pas tant que ça. Je pense que le désir est un élan vers ce que l’on ne peut pas obte­nir. Avec la dif­fu­sion mas­sive du por­no dès le plus jeune âge, le sexe est par­tout. Donc on en veut moins. Et puis ce qui était autre­fois une liber­té est deve­nu une injonc­tion. En 1968, on a libé­ré la sexua­li­té. Aujourd’hui, c’est deve­nu un devoir. Deux jeunes, dont j’ai recueilli les témoi­gnages, disaient qu’au lycée, la séduc­tion était sys­té­ma­tique dans les rap­ports sociaux. On ne consi­dère l’autre que comme une « proie » – ce sont leurs propres mots. Je pense que ça tue le désir. Ces jeunes ont choi­si de pra­ti­quer l’abstinence pour « désexua­li­ser » leur quotidien.

Pensez-​vous que les femmes se détournent aus­si du sexe parce qu’elles vou­draient se libé­rer d’une « charge sexuelle », une forme de charge men­tale appli­quée à l’intimité hétéronormée ?

E. R. : Les femmes font effec­ti­ve­ment face à une injonc­tion à être dis­po­nibles sexuel­le­ment. Mais j’ai l’impression que les jeunes géné­ra­tions font plus cir­cu­ler la parole sur ce sujet. Je pense que l’on va vers un rééqui­li­brage sur ce plan-​là. En revanche, ce que je trouve encore insup­por­table, c’est ce que j’appellerais la « charge esthé­tique ». Nous, on passe notre temps à voir notre phy­sique com­men­té tout haut par des hommes qui ne font qua­si­ment rien pour être aimables phy­si­que­ment. Il m’est arri­vé plein de fois de tom­ber sur des hommes qui ne se coupent pas les ongles de pieds ! Pour moi, cette asy­mé­trie est deve­nue un repous­soir abso­lu. Dans le pod­cast Les Couilles sur la table, Virginie Despentes émet l’hypothèse que si les mecs ne changent pas, toutes les filles fini­ront par être les­biennes. Ça ne me paraît pas tota­le­ment impossible. 

Y avez-​vous pensé ?

E. R. : Jusque-​là, je me sens hété­ro, mais je pense que c’est plus simple sur plein de plans quand on est lesbienne. 

Des pistes pour rééqui­li­brer les choses, en dehors de l’abstinence ou de la sor­tie de l’hétérosexualité ?

E. R. : Une fois, j’ai offert un coupe-​ongles à un homme. Il ne s’en est pas servi.

1. Les Corps abs­ti­nents, d’Emmanuelle Richard. Éd. Flammarion.
2. Au-​delà de la péné­tra­tion, de Martin Page. Éd. Le Nouvel Attila. 
3. L’Envie, de Sophie Fontanel. Éd. Robert Laffont, 2011.

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