Dans la BD Vierges-La folle histoire de la virginité (éditions Le Lombard), l’essayiste Élise Thiébaut fait, avec la dessinatrice Elléa Bird, l’historique d’une construction sociale souvent utilisée pour dominer les femmes. Entretien.
Causette : En quoi la chasteté et la virginité sont-elles différentes ?
Élise Thiébaut : La conception originelle de la virginité est une vision du féminin qui s’appuie sur Artémis, la déesse qu’on disait vierge mais que tous les récits nous montrent vivant des relations sensuelles, voire des histoires d’amour. Beaucoup de femmes ont eu des relations sexuelles non pénétratives : quand on parle de virginité, il ne s’agit pas de se priver d’amour physique ou sensuel, mais plutôt d’éviter le coït, qui pourrait produire une grossesse éventuellement non désirée.
Causette : Quand on parle de virginité, pourquoi est-il sous-entendu qu’elle est féminine et pas masculine ?
É.T. : Parce qu’il n’y a pas le même enjeu : ce qu’un rapport sexuel peut entraîner chez une femme, la grossesse, ne peut pas se produire dans le corps d’un homme, on le sait. Surtout, cela résulte d’une volonté des hommes de s’approprier ce corps et ses fruits : le tabou mais aussi le culte de la virginité s’inscrit donc dans une volonté de traçabilité de l’enfant. Il s’agit de s’assurer qu’aucun autre homme n’a pénétré la femme. Je pense que les hommes ont compris assez vite que la virginité était le moment crucial qui va conditionner la possible soumission des femmes. De la même manière, le tabou des règles sert à donner honte aux femmes et à leur donner un sentiment d’infériorité et de stigmatisation. La virginité associée au viol de la nuit de noce va ensuite produire un effet traumatique de sidération.
Causette : Parmi les mythes entourant la virginité féminine, il y a l’hymen, dont vous écrivez qu’il n’existe pas.
É.T. : L’hymen ne fait pas la virginité. Cela fait partie des fausses idées qui ont circulé longtemps. Quand j’interviens dans des collèges, on me demande souvent si la première fois fait mal. Or, si l’on s’intéresse à la physiologie, une première relation sexuelle pénétrative ne devrait jamais faire mal, car il n’y a pas de muqueuses plus élastiques que celles de la vulve et du vagin. À part des cas pathologiques, l’hymen est lui aussi extrêmement souple, il ne se “déchire” pas : il s’écarte et s’efface plutôt. Cela peut être un soulagement de l’apprendre, pour les gens qui souhaitent pratiquer un coït pénétratif. C’est une membrane qui se maintient jusqu’à l’accouchement : il faut bien cela pour que la couronne de l’hymen disparaisse, ce n’est donc pas un doigt ou un pénis qui vont véritablement le perturber. Selon les femmes, sa présence est plus ou moins discrète et il est toujours plus ou moins troué : il y a, par exemple, des trous pour laisser passer le sang des règles. Mener une vie normale (courir, faire du sport) peut l’agrandir ou l’effacer. Il y a d’ailleurs très peu d’espèces chez qui l’on observe une membrane semblable, on ne comprend pas très bien quel est son rôle encore aujourd’hui. Donc, le culte de la virginité, qui s’accompagne d’une fétichisation de l’hymen – d’ailleurs le même terme désigne le mariage et la membrane –, a un sens social, plus que physiologique.
Causette : Il existe aussi des cultures où le plaisir est partagé…
É.T. : La plus spectaculaire dans ce domaine, ce sont les Moso, en Chine. Lorsque la jeune fille a ses règles, elle reçoit la clé de sa chambre, avec une porte qui donne sur l’extérieur. Elle peut ainsi recevoir à sa convenance les amants qu’elle souhaite (une fois ou plusieurs fois), c’est elle qui choisit. Tout se fait selon ses conditions, seuls le plaisir et la joie sont requis. Et si cela donne lieu à une grossesse, l’enfant sera élevé au sein de la famille maternelle et la figure du père sera incarnée par le frère. Parfois, on ne saura même pas qui est le père biologique. C’est une autre organisation sociale, qui donne le vertige quand on l’observe depuis nos sociétés patriarcales. Là, la question de la virginité se résout très différemment et se conçoit comme un plaisir : c’est d’ailleurs un formidable symbole que de donner une clé pour avoir sa propre chambre.
Causette : Cette bande dessinée est aussi l’occasion de dresser des portraits de femmes, avez-vous une préférée ?
É.T. : Celle que j’adore depuis longtemps, c’est Artémis [déesse grecque de la chasse, ndlr] : pour moi, c’est la déesse des Amazones, celle qui règne à la fois sur les règles et l’accouchement. C’est aussi l’ancêtre de la Vierge, dont tous les attributs sont déjà présents chez Artémis. Pour moi, elle est un peu la source des déesses lunaires qui m’intéressent le plus, c’est-à-dire celles qui sont dépositaires d’un savoir archaïque qui a été détruit au moment du Néolithique. Cette figure m’inspire toujours, d’ailleurs, le roman que je suis en train d’écrire s’appelle Artémis Monde [publication prévue aux éditions Diable Vauvert].
Causette : Qu’est-ce qui vous a le plus étonnée en écrivant cette bande dessinée ?
É.T. : C’est sans doute le parcours de Jeanne d’Arc, que j’ai redécouvert sous l’angle de la transidentité, puisque c’est quand même la raison pour laquelle, officiellement, elle a été brûlée. Elle s’habillait en homme et c’était considéré comme un péché mortel. Cette histoire porte l’empreinte du patriarcat. Ironiquement, j’aime bien souligner que l’icône de la virginité et des nationalistes français a, en fait, mené un parcours totalement à rebours des idées qu’elle est censée incarner pour ces personnes-là, puisque c’est un parcours trans.
Une autre personne que je retiens, c’est Hypathie d’Alexandrie [née entre 355 et 370 selon les sources et morte en 415], une grande scientifique et sage. Son histoire me touche beaucoup parce qu’elle a subi un meurtre rituel, c’est-à-dire qu’elle a été écartelée en pleine rue par des chrétiens fanatisés parce qu’elle symbolisait la liberté, l’autonomie et l’intelligence des femmes, alors que le projet patriarcal chrétien, c’est bien d’empêcher cela à tout prix, par la violence extrême. Et ça fait mal.
Vierges-La folle histoire de la virginité, élise Thiébaut et Elléa Bird. Le Lombard, 96 pages, 15,95 euros.