Entre 1943 et 1944, la Maison d’Izieu, dans l’Ain, sert d’abri à une centaine d’enfants juif·ves de toute l’Europe. Dans cette parenthèse d’insouciance, les petit·es pensionnaires bricolent des histoires fantastiques, projetées par une lanterne magique. Celles-ci reprennent vie aujourd’hui grâce à une exposition où sont présentés, pour la première fois, les dessins et lettres des petit·es réfugié·es.
Il en impose, Ivan Tsarawitch. C’est un guerrier des steppes de Crimée, visage acéré sous sa toque de cosaque, tunique rouge sang, sabre à la main. On imagine l’excitation qui parcourait le public quand, le soir, sa silhouette surgissait sur les murs de la Maison d’Izieu (Ain), entre 1943 et 1944. Dans l’assistance, Liliane, Max, Otto, Sarah, Esther, Hans… Des enfants juif·ves, de 4 à 17 ans, qui ont trouvé refuge au sein de cette bâtisse de pierre blanche. Ivan Tsarawitch, mais aussi Le Trésor du capitaine Blood et À la poursuite du bandit : les enfants ont élaboré trois scénarios, puis dessiné et colorié les scènes sur des rouleaux de papier de 1,80 mètre de long. À la nuit tombée, ils projettent ces dessins animés à la lueur d’une bougie, jouent les dialogues et les bruitages en direct. Un cinéma de bouts de ficelle, une échappée vers des mondes d’aventures, tandis que l’Europe s’enfonce dans la désolation.
Les premier·ères enfants sont arrivé·es dans la demeure, alors appelée « colonie », en mai 1943. « La plupart avaient été sortis des camps administrés par Vichy dans le sud de la France par des assistantes sociales d’une organisation d’entraide juive », relate Dominique Vidaud, directeur de la Maison d’Izieu, devenue un lieu de mémoire. À partir de 1942, après l’invasion de la zone libre, les Allemands confient à leurs alliés italiens l’administration des départements à l’est du Rhône. Les juif·ves y sont toutefois moins menacé·es que dans les autres zones occupées, où opère la Gestapo. « Les autorités de la zone d’occupation italienne sont parfois intervenues pour faire libérer des familles juives », indique Dominique Vidaud. Faute de mieux, les associations qui s’efforcent de mettre à l’abri les enfants juif·ves s’installent dans la région, espérant y trouver refuge.
Sabine Zlatin est membre de l’une d’elles, l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). Cette trentenaire juive, française d’origine polonaise, est arrivée en France dans les années 1920, comme son mari, Miron, venu de Russie. En 1940, le couple quitte la ferme où il s’était installé pour se réfugier à Montpellier. Sabine exerce comme infirmière militaire de la Croix-Rouge, avant d’être congédiée par les lois antisémites.
Préserver les mômes du chaos
Poussés par le préfet de l’Hérault, qui s’investit dans la mise à l’abri des enfants juif·ves, Sabine et Miron emmènent une poignée d’entre eux·elles se réfugier en zone d’occupation italienne. Un sous-préfet de l’Ain met à leur disposition une grande maison inoccupée d’Izieu, un village aux confins de la Chartreuse et du Vercors. D’autres enfants affluent. En moins d’un an, la demeure perdue dans les collines devient une deuxième famille pour 105 d’entre eux·elles. S’ils·elles ont été exfiltré·es des camps du sud de la France, la plupart sont né·es bien plus loin. Leurs parents ont quitté la Pologne, l’Allemagne, l’Autriche ou encore la Hongrie les années précédentes, espérant échapper, en France, aux lois antisémites et à la menace de la déportation…
À Izieu, tout est fait pour préserver les mômes du chaos. Les protéger, c’est aussi leur offrir la liberté de s’amuser, de jouer, de chanter, de rêver. L’été, il règne un air de grandes vacances. On se baigne dans le Rhône, on jardine pendant que les plus âgé·es bricolent. Les enfants sont encadré·es par des membres des organisations d’entraide, sous la direction de Sabine et de Miron. L’Inspection académique envoie aussi une institutrice. Le cuisinier de 24 ans initie les enfants à l’art de la bande dessinée, projetée ensuite à la lanterne magique. Indiens et cow-boys, chasse aux tigres, histoires de cape et d’épée… Les dessins sont truffés de références à la culture populaire de l’époque.
Un trésor redécouvert en 2020
Les réfugié·es ne restent parfois que quelques semaines avant que des proches viennent les récupérer. Certain·es parviennent à fuir en Suisse. Mais la bulle d’Izieu finit par se fissurer. À l’automne 1943, lorsque l’Italie capitule face aux Alliés, l’Allemagne reprend la main sur le sud-est de la France, les déportations s’accélèrent. Le 6 avril 1944, la Gestapo déboule devant la colonie. L’ordre vient de Klaus Barbie, l’un des responsables de la police politique à Lyon. Le télex qui rend compte de la déportation des enfants jouera un rôle déterminant dans sa condamnation, en 1987, pour crime contre l’humanité. Quarante-quatre enfants ainsi que sept éducateurs et éducatrices sont arrêté·es. La quasi-totalité d’entre eux·elles est assassinée à leur arrivée à Auschwitz ou fusillée. Seule une adulte survivra à la déportation.
Ce jour-là, Sabine Zlatin s’était absentée de la maison quand la Gestapo est arrivée. Elle échappe à la rafle. De retour à Izieu, elle empaquette les affaires des enfants et finit la guerre à Paris, dans la Résistance. En 1945, elle accueille les rescapé·es des camps à l’hôtel Lutetia. Pendant près de quarante ans, les bandes dessinées, mais aussi d’autres croquis, photos, lettres et petits mots, prières et cartes d’anniversaire, dorment dans ses archives. « Soigneusement gardés, jamais regardés car trop lourds de souvenirs », écrit-elle en 1994, un an après avoir confié la mémoire des enfants d’Izieu à la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Pendant plusieurs années encore, le petit trésor sommeille au département des estampes. Puis un conservateur le redécouvre et, en 2020, l’équipe qui veille sur la mémoire de la Maison d’Izieu est prise d’une idée folle : « Prolonger le geste des enfants de 1944 », résume Dominique Vidaud, en redonnant vie à Ivan Tsarawitch. L’école d’art Émile-Cohl, à Lyon, accepte de créer un petit film à partir des planches scannées, complétées et animées. L’enregistrement de la narration et des bruitages est confié à des élèves primo-arrivant·es en France, comme un pont entre deux générations de l’exil : ils·elles frappent leurs mains sur leur poitrine pour faire galoper les chevaux des Tatars, claquent deux livres l’un contre l’autre pour les coups de feu.
Depuis le 6 avril, Ivan Tsarawitch, ressuscité par l’animation, est projeté à Izieu comme lors des soirées de 1943–1944. Des dessins et documents originaux, prêtés par la BNF et l’avocat Serge Klarsfeld, sont exposés pour la première fois. Dominique Vidaud aime présenter la Maison comme un des rares mémoriaux « où des enfants ont vécu heureux ». Ce n’est pas une flamme qui ravive leur souvenir aujourd’hui, mais une lanterne magique.
Exposition Couleurs de l’insouciance. Paroles et images des enfants de la Maison d’Izieu dans les collections de la BNF, à la Maison d’Izieu (Ain), jusqu’au 6 juillet.