Antoneta Alamat Kusijanovic : « Ce qui m’a inté­res­sée, et énor­mé­ment tou­chée, ce sont les réac­tions du public »

Murina, qui sort en salles ce 20 avril, est un conte à la fois ter­ri­fiant et de toute beau­té. Nul hasard si ce pre­mier film, qui dénonce puis­sam­ment les vio­lences du patriar­cat, a reçu la Caméra d’or l’an der­nier au Festival de Cannes. Explications avec Antoneta Alamat Kusijanovic, sa jeune et pas­sion­nante réa­li­sa­trice croate, basée à New-York… 

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Causette : Situé sur une île, Murina est un huis clos à ciel ouvert, qui raconte l’émancipation dif­fi­cile d’une ado­les­cente en lutte contre un père (très) auto­ri­taire. Quelle est la genèse de ce pre­mier film éblouis­sant et si sin­gu­lier ?
Antoneta Alamat Kusijanovic : Tout est par­ti d’une image que j’avais en moi : une île, un rocher et une jeune fille qui s’élance pour se libé­rer. Un saut dan­ge­reux mais plein de confiance, car por­té par l’assurance que tout va bien se pas­ser. Un moment pal­pi­tant donc ! En fait, c’est comme ça que je vivais quand j’étais enfant. Je suis née à Dubrovnik, en Croatie, mais je pas­sais mes étés chez ma grand-​mère, sur une île au large de la mer Adriatique. Il y avait éga­le­ment ma mère et mon arrière-​grand-​mère, essen­tiel­le­ment des femmes… Et des femmes fortes ! Ma mère, qui est peintre, est une femme vrai­ment fas­ci­nante, vous savez. Je l’adore ! Elle m’a appris à être libre et à tou­jours avoir confiance en moi. Bref ! C’est cette image-​là sur l’île, très nette, qui m’a ins­pi­rée. Elle a été le point de départ de mon court-​métrage, Into The Blue, puis de mon long, Murina.

Les rela­tions entre Julija, votre héroïne, et son père sont pla­cées sous le sceau du patriar­cat. Plus géné­ra­le­ment, les femmes qui tra­versent votre film semblent toutes, d’une façon ou d’une autre, pié­gées dans cette vio­lence machiste. Est-​ce quelque chose que vous avez obser­vé en gran­dis­sant en Croatie ? 
A.A.K. : Oui, cette vio­lence est par­tout là-​bas. Les gens consi­dèrent que cela fait par­tie de la culture. Même au sein de la jeune géné­ra­tion, ils sont encore nom­breux à l’accepter. C’est comme une reli­gion, une croyance ancrée en eux dès le plus jeune âge ! Alors qu’évidemment, la femme n’a pas à être sou­mise, ni à être empê­chée, de quelque façon que ce soit. Ce qui m’a inté­res­sée, et énor­mé­ment tou­chée, ce sont les réac­tions du public une fois Murina sor­ti en salle. En Croatie, j’ai eu deux types de retour. Soit les gens consi­dé­raient qu’il ne se pas­sait rien de spé­cial dans ce film : ils voyaient là juste une famille nor­male. Banale. Soit ils me disaient à quel point le film leur avait ouvert les yeux et les avait chan­gés. Naturellement, j’ai fait Murina pour le pre­mier groupe ! Ce que je montre n’est pas une cari­ca­ture : c’est bien la vraie famille croate. 

Et pour­tant, votre film résonne de façon uni­ver­selle…
A.A.K. : Oui c’est vrai, et c’est ce que je vou­lais ! Mon film a voya­gé par­tout après sa sélec­tion puis son prix à Cannes, j’ai donc eu la chance de par­ti­ci­per à de nom­breux débats avec des publics du monde entier. Or, tenez-​vous bien, à chaque fois il y avait au moins une per­sonne qui se levait et me disait : ce que vous racon­tez, c’est ce que j’ai vécu enfant dans ma propre famille ! Figurez-​vous que c’est en Asie, en par­ti­cu­lier en Chine et en Corée, que les gens ont eu les réac­tions les plus fortes et les plus émouvantes… 

Le per­son­nage de Julija, auquel se sont iden­ti­fiées toutes ces femmes à tra­vers le monde, témoigne d’une com­plexi­té rare sur grand écran. Elle est à la fois cap­tive et déso­béis­sante, naïve et sen­suelle. Ambiguë, sans le vou­loir. Pourquoi ?
A.A.K. : Parce que je pense que c’est ain­si que les ado­les­centes sont. Complexes. Vous avez rai­son, on les montre rare­ment de cette façon au ciné­ma : c’est une repré­sen­ta­tion trop pro­vo­cante pour beau­coup de gens ! Pourtant, elles ont bel et bien de fortes convic­tions comme mon héroïne. Mais si elles savent ce qu’elles veulent, elles sont éga­le­ment naïves, par manque d’expérience. En gros, elles sont conscientes de leur pou­voir, mais n'ont abso­lu­ment pas conscience de leur corps par exemple, ni de son impact sur les autres. Et puis elles veulent tout, mais ce qu’elles veulent peut chan­ger d’un ins­tant à l’autre. Leur per­cep­tion des autres, notam­ment des adultes, est ain­si très mou­vante. Un père ou une figure pater­nelle peuvent vite deve­nir une menace pour elles, de même qu’un ami peut sou­dai­ne­ment deve­nir un dan­ger. En fait, elles ne maî­trisent pas encore leurs dési­rs, pas plus qu’elles ne com­prennent com­ment fonc­tionne celui des autres. 

Un mot sur l’île de Murina, un per­son­nage à part entière. Ce cadre sublime, mais très iso­lé, est par­cou­ru d’une ten­sion per­ma­nente. Une façon de nous rap­pe­ler qu’il faut tou­jours se méfier du para­dis… sur­tout quand on est une femme ?
A.A.K. : Vous l’avez sans doute remar­qué, l’horreur se niche dans des endroits très sombres et très sales dans la plu­part des films. Or on sait bien que ce n’est pas le cas dans la réa­li­té ! L’horreur peut sur­ve­nir n’importe où, en plein jour, en pleine lumière. Voilà, pour­quoi j’ai vou­lu situer mon film dans cet endroit para­di­siaque. Enfin, il est para­di­siaque… pour ceux qui s’en tiennent à la sur­face des choses, qui viennent y pas­ser le week-​end par exemple. Car c’est un endroit où il est très dur de vivre en vrai. La nature est vio­lente et dan­ge­reuse, le cli­mat sec et brû­lant. Et il n’y a aucun endroit pour se cacher… Sauf la mer. Mais elle aus­si impose des limites. Vous ne pou­vez pas par­ler, ni res­pi­rer sous l’eau. Reste que cette mer repré­sente presque un nid pour Julija. Elle y plonge au plus pro­fond. C’est là qu’elle affronte la mort, mais c’est là aus­si qu’elle renait. Oui, en quelque sorte, cette mer res­semble à un uté­rus (sou­rire)…

Murina, d’Antoneta Alamat Kusijanovic. Sortie le 20 avril. 

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