Murina, qui sort en salles ce 20 avril, est un conte à la fois terrifiant et de toute beauté. Nul hasard si ce premier film, qui dénonce puissamment les violences du patriarcat, a reçu la Caméra d’or l’an dernier au Festival de Cannes. Explications avec Antoneta Alamat Kusijanovic, sa jeune et passionnante réalisatrice croate, basée à New-York…
![Antoneta Alamat Kusijanovic : « Ce qui m’a intéressée, et énormément touchée, ce sont les réactions du public » 1 1488429](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/04/1488429-768x1024.jpg)
Causette : Situé sur une île, Murina est un huis clos à ciel ouvert, qui raconte l’émancipation difficile d’une adolescente en lutte contre un père (très) autoritaire. Quelle est la genèse de ce premier film éblouissant et si singulier ?
Antoneta Alamat Kusijanovic : Tout est parti d’une image que j’avais en moi : une île, un rocher et une jeune fille qui s’élance pour se libérer. Un saut dangereux mais plein de confiance, car porté par l’assurance que tout va bien se passer. Un moment palpitant donc ! En fait, c’est comme ça que je vivais quand j’étais enfant. Je suis née à Dubrovnik, en Croatie, mais je passais mes étés chez ma grand-mère, sur une île au large de la mer Adriatique. Il y avait également ma mère et mon arrière-grand-mère, essentiellement des femmes… Et des femmes fortes ! Ma mère, qui est peintre, est une femme vraiment fascinante, vous savez. Je l’adore ! Elle m’a appris à être libre et à toujours avoir confiance en moi. Bref ! C’est cette image-là sur l’île, très nette, qui m’a inspirée. Elle a été le point de départ de mon court-métrage, Into The Blue, puis de mon long, Murina.
Les relations entre Julija, votre héroïne, et son père sont placées sous le sceau du patriarcat. Plus généralement, les femmes qui traversent votre film semblent toutes, d’une façon ou d’une autre, piégées dans cette violence machiste. Est-ce quelque chose que vous avez observé en grandissant en Croatie ?
A.A.K. : Oui, cette violence est partout là-bas. Les gens considèrent que cela fait partie de la culture. Même au sein de la jeune génération, ils sont encore nombreux à l’accepter. C’est comme une religion, une croyance ancrée en eux dès le plus jeune âge ! Alors qu’évidemment, la femme n’a pas à être soumise, ni à être empêchée, de quelque façon que ce soit. Ce qui m’a intéressée, et énormément touchée, ce sont les réactions du public une fois Murina sorti en salle. En Croatie, j’ai eu deux types de retour. Soit les gens considéraient qu’il ne se passait rien de spécial dans ce film : ils voyaient là juste une famille normale. Banale. Soit ils me disaient à quel point le film leur avait ouvert les yeux et les avait changés. Naturellement, j’ai fait Murina pour le premier groupe ! Ce que je montre n’est pas une caricature : c’est bien la vraie famille croate.
Et pourtant, votre film résonne de façon universelle…
A.A.K. : Oui c’est vrai, et c’est ce que je voulais ! Mon film a voyagé partout après sa sélection puis son prix à Cannes, j’ai donc eu la chance de participer à de nombreux débats avec des publics du monde entier. Or, tenez-vous bien, à chaque fois il y avait au moins une personne qui se levait et me disait : ce que vous racontez, c’est ce que j’ai vécu enfant dans ma propre famille ! Figurez-vous que c’est en Asie, en particulier en Chine et en Corée, que les gens ont eu les réactions les plus fortes et les plus émouvantes…
Le personnage de Julija, auquel se sont identifiées toutes ces femmes à travers le monde, témoigne d’une complexité rare sur grand écran. Elle est à la fois captive et désobéissante, naïve et sensuelle. Ambiguë, sans le vouloir. Pourquoi ?
A.A.K. : Parce que je pense que c’est ainsi que les adolescentes sont. Complexes. Vous avez raison, on les montre rarement de cette façon au cinéma : c’est une représentation trop provocante pour beaucoup de gens ! Pourtant, elles ont bel et bien de fortes convictions comme mon héroïne. Mais si elles savent ce qu’elles veulent, elles sont également naïves, par manque d’expérience. En gros, elles sont conscientes de leur pouvoir, mais n'ont absolument pas conscience de leur corps par exemple, ni de son impact sur les autres. Et puis elles veulent tout, mais ce qu’elles veulent peut changer d’un instant à l’autre. Leur perception des autres, notamment des adultes, est ainsi très mouvante. Un père ou une figure paternelle peuvent vite devenir une menace pour elles, de même qu’un ami peut soudainement devenir un danger. En fait, elles ne maîtrisent pas encore leurs désirs, pas plus qu’elles ne comprennent comment fonctionne celui des autres.
Un mot sur l’île de Murina, un personnage à part entière. Ce cadre sublime, mais très isolé, est parcouru d’une tension permanente. Une façon de nous rappeler qu’il faut toujours se méfier du paradis… surtout quand on est une femme ?
A.A.K. : Vous l’avez sans doute remarqué, l’horreur se niche dans des endroits très sombres et très sales dans la plupart des films. Or on sait bien que ce n’est pas le cas dans la réalité ! L’horreur peut survenir n’importe où, en plein jour, en pleine lumière. Voilà, pourquoi j’ai voulu situer mon film dans cet endroit paradisiaque. Enfin, il est paradisiaque… pour ceux qui s’en tiennent à la surface des choses, qui viennent y passer le week-end par exemple. Car c’est un endroit où il est très dur de vivre en vrai. La nature est violente et dangereuse, le climat sec et brûlant. Et il n’y a aucun endroit pour se cacher… Sauf la mer. Mais elle aussi impose des limites. Vous ne pouvez pas parler, ni respirer sous l’eau. Reste que cette mer représente presque un nid pour Julija. Elle y plonge au plus profond. C’est là qu’elle affronte la mort, mais c’est là aussi qu’elle renait. Oui, en quelque sorte, cette mer ressemble à un utérus (sourire)…
Murina, d’Antoneta Alamat Kusijanovic. Sortie le 20 avril.