Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Pendant quinze mois, l’anthropologue Inès Pasqueron de Fommervault a observé les rires en Tanzanie. Derrière les éclats, elle a trouvé des normes, des transgressions et des actes de résistance.
![Normes sociales : « Partout, les individus rient et partout, les sociétés domestiquent le rire » 1 Capture d’écran 2022 03 02 à 17.22.37](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/03/Capture-d’écran-2022-03-02-à-17.22.37-1016x1024.jpg)
Causette : Pourquoi avoir décidé d’étudier le rire ?
Inès Pasqueron de Fommervault : Lorsque j’étais enfant, ma grand-mère m’a permis d’entrevoir la complexité du rire. Déportée à l’âge de 14 ans dans le camp de concentration d’Auschwitz, elle me racontait des souvenirs empreints d’horreur et de douleurs, mais aussi ces élans de rire irrépressibles qu’elle partageait avec ses sœurs et ses amies lorsqu’elles se retrouvaient pendant leur enfermement, puis une fois libérées. Elle ne comprenait pas vraiment ce rire, qui n’était pas l’expression d’une joie et qui, pourtant, existait. Il était pour moi aussi source d’étonnement et de confusion. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’en ai fait mon objet de recherche.
Comment avez-vous choisi votre terrain ?
I. P. F. : Tous les êtres humains rient, j’aurais donc pu aller à peu près partout dans le monde. Mais au fil de mes lectures préliminaires, j’ai pris connaissance d’un curieux événement survenu en 1962 dans la région de la Kagera, dans le nord-ouest de la Tanzanie. Pendant plusieurs semaines, une centaine de jeunes filles d’un internat ont été prises d’une crise de fou rire telle que le collège a dû fermer ses portes et les renvoyer chez elles. Aujourd’hui encore, personne ne sait vraiment ce qui a provoqué ce phénomène considéré comme un épisode d’hystérie collective et que les habitants ont nommé omumneepo (la maladie du rire en luhaya, la langue vernaculaire). Selon le premier psychiatre tanzanien à s’y être intéressé, c’était une réaction du corps face au stress provoqué par l’enfermement scolaire. Pour les habitants – et c’est l’explication dominante –, il s’agissait d’une frustration sexuelle, extériorisée par le rire de manière incontrôlée. Tous s’en rappellent encore avec effroi, y voyant un épisode de folie passagère relevant de la pathologie. Ce fait divers a été une sorte de porte d’entrée, un prétexte pour justifier ma présence sur le terrain plus de cinquante ans plus tard.
Mon cadre théorique, quant à lui, était relativement large. Il s’agissait d’envisager le rire comme un phénomène social et de poser des questions simples, mais fondamentales, comme « Qui rit ? Quand ? Où ? Comment rit-on et pourquoi ? ».
Envisager le rire comme un phénomène social, est-ce partir du principe que le rire n’est pas inné ?
I. P. F. : Le rire est un sujet qui cristallise les débats existant parfois entre sciences sociales et sciences naturelles. Pour le dire schématiquement, les premières expliquent que le rire, lié à l’humour, est un phénomène culturel hautement codifié, tandis que les secondes mettent en avant l’innéité et l’universalité du rire, décrit comme un strict automatisme du corps face à un sentiment de joie. Ma réflexion théorique me situait au croisement de ces deux approches. Dire que le rire est universel ne signifie pas qu’il n’est pas influencé par un apprentissage social. Il a par exemple été prouvé que les enfants « sauvages » sont incapables de rire. Si tous les êtres humains ont des prédispositions naturelles, ce sont les interactions sociales qui conditionnent leur pratique du rire. Partout, les individus rient et partout, les sociétés domestiquent le rire.
Comment le rire est-il perçu dans les villages de la Kagera ?
I. P. F. : Il s’ancre dans des représentations très ambivalentes. Il y a des rires bons, bienfaisants, parfois même obligatoires, mais il y a aussi des rires indécents, obscènes, voire perçus comme dangereux ou pathologiques, comme l’ont été ceux des jeunes filles en 1962. Et parce qu’il est considéré comme potentiellement dangereux, le rire n’est pas un dû. C’est un droit que l’on acquiert et que l’on exerce différemment selon le contexte et selon son âge, son genre, son statut, sa situation maritale, etc. Ces savoir-rire sont en même temps des savoir-vivre qui reflètent l’ordre social et les hiérarchies.
Les enfants, que l’on perçoit comme des êtres frivoles et rieurs, échappent-ils à ces codes ?
I. P. F. : Au contraire ! Dans ces villages, l’enfant n’est pas suffisamment respecté pour disposer librement du droit de rire. Son rire est considéré comme inconvenant et témoigne de sa mauvaise éducation. Ainsi, il apprend très vite à le réprimer. Dès l’âge de 5 ans, il ne rit presque plus jamais devant ses parents, et encore moins avec eux.
À quel moment peut-il rire de nouveau en société ?
I. P. F. : À l’adolescence, les relations de séduction offrent un contexte où le rire est de nouveau permis, mais elles symbolisent également la distinction qui s’opère entre les hommes et les femmes. Le jeune garçon va obtenir le droit, si ce n’est le devoir, de faire rire sa prétendante. Le rire de la jeune femme est alors valorisé, et même attendu. Il permet de traduire les sentiments amoureux qu’elle n’a pas le droit d’extérioriser verbalement. Mais c’est en réalité l’un des rares moments qui autorisent une femme – en tout cas non ménopausée – à rire en public. Lorsqu’une femme est mariée, son rire est toujours susceptible de paraître indécent, puisqu’il peut être interprété comme une invitation à la séduction.
Existe-t-il des espaces de « résistance » du rire ?
I. P. F. : Bien entendu ! Il serait inexact et réducteur d’imaginer que l’individu est toujours un acteur social respectueux des règles et des normes. C’est encore plus vrai pour les femmes de la Kagera, qui sont soumises à tellement de codes contraignants qu’elles ont appris à s’en défaire dans ce que j’appelle – à la suite du sociologue Erving Goffman – les « coulisses » du théâtre social. Quand elles le peuvent, elles se retrouvent dans des communautés informelles. Dans ces espaces toujours plus ou moins dissimulés, on retrouve des rires de connivence, qui s’expriment non pas par devoir, mais par envie. Les rires féminins ne sont plus pudiques ou retenus, mais incisifs, éclatants, moqueurs ! C’est un moyen qu’elles ont trouvé pour dire l’indicible, exprimer leurs désaccords, leurs rêves, leurs désillusions. Sous couvert d’humour, elles critiquent les hommes, les normes, et s’autorisent à réinventer le monde. Le rire devient alors un instrument de contestation.