Normes sociales : « Partout, les indi­vi­dus rient et par­tout, les socié­tés domes­tiquent le rire »

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. Pendant quinze mois, l’anthropologue Inès Pasqueron de Fommervault a obser­vé les rires en Tanzanie. Derrière les éclats, elle a trou­vé des normes, des trans­gres­sions et des actes de résistance. 

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© Placide Babilon pour Causette

Causette : Pourquoi avoir déci­dé d’étudier le rire ?
Inès Pasqueron de Fommervault : Lorsque j’étais enfant, ma grand-​mère m’a per­mis d’entrevoir la com­plexi­té du rire. Déportée à l’âge de 14 ans dans le camp de concen­tra­tion d’Auschwitz, elle me racon­tait des sou­ve­nirs empreints d’horreur et de dou­leurs, mais aus­si ces élans de rire irré­pres­sibles qu’elle par­ta­geait avec ses sœurs et ses amies lorsqu’elles se retrou­vaient pen­dant leur enfer­me­ment, puis une fois libé­rées. Elle ne com­pre­nait pas vrai­ment ce rire, qui n’était pas l’expression d’une joie et qui, pour­tant, exis­tait. Il était pour moi aus­si source d’étonnement et de confu­sion. C’est l’une des rai­sons pour les­quelles j’en ai fait mon objet de recherche.

Comment avez-​vous choi­si votre ter­rain ?
I. P. F. : Tous les êtres humains rient, j’aurais donc pu aller à peu près par­tout dans le monde. Mais au fil de mes lec­tures pré­li­mi­naires, j’ai pris connais­sance d’un curieux évé­ne­ment sur­ve­nu en 1962 dans la région de la Kagera, dans le nord-​ouest de la Tanzanie. Pendant plu­sieurs semaines, une cen­taine de jeunes filles d’un inter­nat ont été prises d’une crise de fou rire telle que le col­lège a dû fer­mer ses portes et les ren­voyer chez elles. Aujourd’hui encore, per­sonne ne sait vrai­ment ce qui a pro­vo­qué ce phé­no­mène consi­dé­ré comme un épi­sode d’hystérie col­lec­tive et que les habi­tants ont nom­mé omum­nee­po (la mala­die du rire en luhaya, la langue ver­na­cu­laire). Selon le pre­mier psy­chiatre tan­za­nien à s’y être inté­res­sé, c’était une réac­tion du corps face au stress pro­vo­qué par l’enfermement sco­laire. Pour les habi­tants – et c’est l’explication domi­nante –, il s’agissait d’une frus­tra­tion sexuelle, exté­rio­ri­sée par le rire de manière incon­trô­lée. Tous s’en rap­pellent encore avec effroi, y voyant un épi­sode de folie pas­sa­gère rele­vant de la patho­lo­gie. Ce fait divers a été une sorte de porte d’entrée, un pré­texte pour jus­ti­fier ma pré­sence sur le ter­rain plus de cin­quante ans plus tard. 
Mon cadre théo­rique, quant à lui, était rela­ti­ve­ment large. Il s’agissait d’envisager le rire comme un phé­no­mène social et de poser des ques­tions simples, mais fon­da­men­tales, comme « Qui rit ? Quand ? Où ? Comment rit-​on et pourquoi ? ».

Envisager le rire comme un phé­no­mène social, est-​ce par­tir du prin­cipe que le rire n’est pas inné ?
I. P. F. : Le rire est un sujet qui cris­tal­lise les débats exis­tant par­fois entre sciences sociales et sciences natu­relles. Pour le dire sché­ma­ti­que­ment, les pre­mières expliquent que le rire, lié à l’humour, est un phé­no­mène cultu­rel hau­te­ment codi­fié, tan­dis que les secondes mettent en avant l’innéité et l’universalité du rire, décrit comme un strict auto­ma­tisme du corps face à un sen­ti­ment de joie. Ma réflexion théo­rique me situait au croi­se­ment de ces deux approches. Dire que le rire est uni­ver­sel ne signi­fie pas qu’il n’est pas influen­cé par un appren­tis­sage social. Il a par exemple été prou­vé que les enfants « sau­vages » sont inca­pables de rire. Si tous les êtres humains ont des pré­dis­po­si­tions natu­relles, ce sont les inter­ac­tions sociales qui condi­tionnent leur pra­tique du rire. Partout, les indi­vi­dus rient et par­tout, les socié­tés domes­tiquent le rire.

Comment le rire est-​il per­çu dans les vil­lages de la Kagera ?
I. P. F. : Il s’ancre dans des repré­sen­ta­tions très ambi­va­lentes. Il y a des rires bons, bien­fai­sants, par­fois même obli­ga­toires, mais il y a aus­si des rires indé­cents, obs­cènes, voire per­çus comme dan­ge­reux ou patho­lo­giques, comme l’ont été ceux des jeunes filles en 1962. Et parce qu’il est consi­dé­ré comme poten­tiel­le­ment dan­ge­reux, le rire n’est pas un dû. C’est un droit que l’on acquiert et que l’on exerce dif­fé­rem­ment selon le contexte et selon son âge, son genre, son sta­tut, sa situa­tion mari­tale, etc. Ces savoir-​rire sont en même temps des savoir-​vivre qui reflètent l’ordre social et les hiérarchies. 

Les enfants, que l’on per­çoit comme des êtres fri­voles et rieurs, échappent-​ils à ces codes ? 
I. P. F. : Au contraire ! Dans ces vil­lages, l’enfant n’est pas suf­fi­sam­ment res­pec­té pour dis­po­ser libre­ment du droit de rire. Son rire est consi­dé­ré comme incon­ve­nant et témoigne de sa mau­vaise édu­ca­tion. Ainsi, il apprend très vite à le répri­mer. Dès l’âge de 5 ans, il ne rit presque plus jamais devant ses parents, et encore moins avec eux.

À quel moment peut-​il rire de nou­veau en socié­té ? 
I. P. F. : À l’adolescence, les rela­tions de séduc­tion offrent un contexte où le rire est de nou­veau per­mis, mais elles sym­bo­lisent éga­le­ment la dis­tinc­tion qui s’opère entre les hommes et les femmes. Le jeune gar­çon va obte­nir le droit, si ce n’est le devoir, de faire rire sa pré­ten­dante. Le rire de la jeune femme est alors valo­ri­sé, et même atten­du. Il per­met de tra­duire les sen­ti­ments amou­reux qu’elle n’a pas le droit d’extérioriser ver­ba­le­ment. Mais c’est en réa­li­té l’un des rares moments qui auto­risent une femme – en tout cas non méno­pau­sée – à rire en public. Lorsqu’une femme est mariée, son rire est tou­jours sus­cep­tible de paraître indé­cent, puisqu’il peut être inter­pré­té comme une invi­ta­tion à la séduction.

Existe-​t-​il des espaces de « résis­tance » du rire ?
I. P. F. : Bien enten­du ! Il serait inexact et réduc­teur d’imaginer que l’individu est tou­jours un acteur social res­pec­tueux des règles et des normes. C’est encore plus vrai pour les femmes de la Kagera, qui sont sou­mises à tel­le­ment de codes contrai­gnants qu’elles ont appris à s’en défaire dans ce que j’appelle – à la suite du socio­logue Erving Goffman – les « cou­lisses » du théâtre social. Quand elles le peuvent, elles se retrouvent dans des com­mu­nau­tés infor­melles. Dans ces espaces tou­jours plus ou moins dis­si­mu­lés, on retrouve des rires de conni­vence, qui s’expriment non pas par devoir, mais par envie. Les rires fémi­nins ne sont plus pudiques ou rete­nus, mais inci­sifs, écla­tants, moqueurs ! C’est un moyen qu’elles ont trou­vé pour dire l’indicible, expri­mer leurs désac­cords, leurs rêves, leurs dés­illu­sions. Sous cou­vert d’humour, elles cri­tiquent les hommes, les normes, et s’autorisent à réin­ven­ter le monde. Le rire devient alors un ins­tru­ment de contestation.

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