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L’obsolescence pro­gram­mée de la girlboss

Depuis quelques années, la figure de la jeune patronne qui entre­prend et ins­pire s’est trans­for­mée, pre­nant une tour­nure bien plus péjo­ra­tive. Avec les récentes révé­la­tions de situa­tions de souf­france au tra­vail dans des entre­prises qui avaient misé sur le fémi­nisme pour asseoir leur image, le mythe idyl­lique de la girl­boss semble avoir vécu.

Engagement fémi­niste et mana­ge­ment abu­sif ne sont pas incom­pa­tibles. lls semblent même par­fois faire la paire. La der­nière affaire en date ? Celle de la girl­boss Rebecca Amsellem, fon­da­trice des Glorieuses. Le 9 décembre, une enquête réa­li­sée par le média Arrêt sur image, révé­lait les témoi­gnages de onze ancien·nes collaborateur·rices des Glorieuses, qui affirment avoir subi du har­cè­le­ment de la part de la fon­da­trice de la news­let­ter fémi­niste elle-​même. Être épin­glée pour sur­charge de tra­vail, exploi­ta­tion de sta­giaires ou encore har­cè­le­ment moral, cela ne fait pas bonne figure quand on prône des valeurs « post-​capitalisme », inclu­sives et éga­li­taires. Cette his­toire n’est pas ano­dine et fait écho aux récentes affaires concer­nant d’autres entre­pre­neures, entre autres les créa­trices du stu­dio de pod­cast Louie Media, dont les méthodes de mana­ge­ment ont éga­le­ment été dénon­cées par des collaborateur·ices.

L’ascension de la girlboss

Depuis quelques années déjà le concept dit de la « girl­boss » ou de la « jeune patronne », celle qui ose entre­prendre, qui ins­pire, qui part de rien pour construire un tout, com­mence à s'éroder. Popularisé en 2014 par Sophia Amoruso (fon­da­trice du site de vête­ments vin­tage Nasty Gal) et son livre #GirlBoss, le terme devient le sym­bole de la réus­site entre­pre­neu­riale fémi­nine. L’image de la girl­boss séduit, on tombe sous le charme de son pro­gramme mêlant bien­veillance et pari­té, sau­pou­dré de liber­té de parole et d’émancipation, le tout avec un posi­tion­ne­ment fémi­niste assu­mé. La girl­boss est l’outil tant atten­du pour valo­ri­ser les femmes en entre­prise, reprendre le pou­voir et bri­ser le pla­fond de verre. Sophia Amoruso en était le visage : par­tie de rien, elle se lance dans l’univers de la mode à 22 ans et finit par fon­der un empire, qui fera d’elle la deuxième auto­di­dacte la plus riche des USA der­rière Taylor Swift. Mais le suc­cès de sa boîte tourne court en 2016 quand elle est accu­sée par plu­sieurs de ses employé·es, de dis­cri­mi­na­tion et de mana­ge­ment abu­sif. Et avec elle, s’effondre peu à peu le mythe de la girl­boss.

Et plus il s’effondre, plus on s'aperçoit que le pro­blème vient de la racine. Quasi sys­té­ma­ti­que­ment, les his­toires de girl­boss concernent des femmes blanches de classes moyenne supé­rieure ou supé­rieure. A quelques excep­tions près, comme l’autrice fémi­niste Roxane Gay, qui a fon­dé la mai­son d’édition Tiny Hardcore Press ou la réa­li­sa­trice de la série à suc­cès Grey’s Anatomy, Shonda Rhimes. Outre le manque d’intersectionnalité, le mou­ve­ment des girl­boss a souf­fert d'une quête de pou­voir indi­vi­duel, ce qui « ne change rien pour les femmes en bas », comme le sou­ligne la co-​fondatrice et PDG de The Financial Diet, Chelsea Fagan. Pour elle, ce dis­cours d’empouvoirement au fémi­nin a été uti­li­sé par des per­sonnes qui n’en avaient que faire de l’autonomisation des femmes et sur­tout, des mino­ri­tés. « Le mythe de la girl­boss repose sur le même sché­ma de domi­na­tion que celui de toute entre­prise capi­ta­liste : l’exploitation des indi­vi­dus les plus pré­caires, le plus sou­vent des femmes ou des per­sonnes raci­sées », ana­lyse la pro­fes­seure de psy­cho­lo­gie et doc­teure en études de genre à l’Université de Northwestern, Alexandra Solomon. 

Des stan­dards de mana­ge­ment tirés par le bas

Chelsea Fagan déve­loppe l’idée que le principe-​même de girl­boss était fait pour s'effondrer. Le concept entier tel qu’il était enca­dré et célé­bré dans la socié­té repré­sen­tait une dyna­mique de pou­voir nocive : « À peine les femmes accé­daient à un poste à haute res­pon­sa­bi­li­té, qu’on leur deman­dait déjà de domi­ner les autres. » Elle constate que les struc­tures de pou­voir ont été assi­mi­lées plu­tôt que ques­tion­nées : « On a inci­té les femmes à agir davan­tage comme des hommes et à imi­ter leur dyna­mique de pou­voir pré­exis­tante. » Parfait exemple pour l’illustrer : les tra­vaux du lin­guiste Edwin Battistella. Il constate qu’en entre­prise, à force de trop s’excuser, « les femmes érodent leur lea­der­ship ». Mais plu­tôt que d’exiger des hommes qu’ils s’excusent davan­tage, on demande aux femmes d’arrêter de s’excuser. On attend d’elles qu’elles fassent preuve « de moins d’empathie, de com­pas­sion, de patience, d’humilité », appuie Chelsea Fagan. Des sté­réo­types régu­liè­re­ment attri­bués aux femmes, qui ont ten­dance à inci­ter celles qui obtiennent le pou­voir à vou­loir s’en déta­cher – consciem­ment ou non. Elles font alors deux fois plus leurs preuves, afin que leurs com­pé­tences entre­pre­neu­riales ne soient pas remises en ques­tion et per­pé­tuent le mythe de la girl­boss.

Et contrai­re­ment aux pré­ju­gés, une femme à la tête d’une entre­prise ne signi­fie pas néces­sai­re­ment un envi­ron­ne­ment de tra­vail sain pour l’équipe tra­vaillant sous ses ordres : elles sont tout aus­si capables que les hommes de créer un envi­ron­ne­ment de tra­vail toxique, exploi­teur ou abu­sif. Les femmes comme les hommes sont influencé·es par « le pou­voir, la cupi­di­té et autres pri­vi­lèges », sou­lève la créa­trice amé­ri­caine de vidéos et pod­casts Madison Harnish. L’idée que plus de femmes au pou­voir contri­bue­rait à davan­tage d’égalité et donc à des tra­vailleurs mieux trai­tés n’est basée que sur des sté­réo­types de genre, comme le sou­ligne auprès de Causette Marilyn Baldeck, délé­guée géné­rale de l’Association euro­péenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT).

Quand la pas­sion l’emporte

Marilyn Baldeck, relève éga­le­ment le fait que les girl­boss ne s'imaginaient pas deve­nir des employeuses, « elles ont sim­ple­ment pen­sé qu'elles allaient dif­fu­ser des pod­casts par exemple ou don­ner la parole à des femmes qu'on enten­dait pas suf­fi­sam­ment ». Comme elles, nombre d’employeur·es manquent alors de for­ma­tion. Ce sont « des pas­sion­nés de leur métier qui ont fini par recru­ter des gens mais qui ne se per­çoivent pas du tout comme des employeurs ». Cet élé­ment, que l’on retrouve dans « tous les sec­teurs où des gens sont ani­més par des valeurs », est un fac­teur de risque. « Ce qui va pri­mer, c'est le résul­tat plus que les moyens pour abou­tir à ce résul­tat, donc il y a le dan­ger de ne pas bien trai­ter les employés. » Pourtant, elle rap­pelle : « Quand on crée une entre­prise, on a un devoir d'exemplarité, et de mettre en place des cercles ver­tueux dans le cadre du tra­vail. »

En tant que fon­da­trice de Gaze – la revue des regards fémi­nins – ce devoir d’exemplarité, Clarence Edgard-​Rosa le res­sent. « En tant que jour­na­liste spé­cia­liste de ces ques­tions, j’ai une res­pon­sa­bi­li­té impor­tante. Je me suis inter­ro­gée sur com­ment mettre en place une boîte fémi­niste avec un mana­ge­ment qui cor­res­ponde à mes valeurs, mal­gré les contraintes impo­sées, notam­ment bud­gé­taires. » Pas de recette miracle selon elle, si ce n’est beau­coup d’humanisme. Mais elle constate éga­le­ment qu’il peut s’avérer com­pli­qué de mana­ger une équipe quand, tout au long de sa car­rière, « nous avons été confron­tées à des mau­vais boss ».

Queen Bee Syndrome 

Ce sté­réo­type de la girl­boss rejoint un autre mythe : celui de la femme qui pié­ti­ne­rait les autres femmes pour se faire sa propre place, autre­ment dit, le « Queen Bee syn­drome ». Selon deux études publiées dans les années 1970, ces femmes qui réus­sissent pro­fes­sion­nel­le­ment refu­se­raient d’aider les autres femmes à réus­sir elles aus­si. Cette idée est véhi­cu­lée et, dès lors, ce phé­no­mène se reflète sur nos petits écrans. Bien avant les modèles vivants, les girl­boss sévis­saient déjà dans la culture popu­laire, comme dans la série Melrose Place où Amanda Woodward en est le par­fait exemple. Dans son livre Les Gros Mots, publié en 2016, Clarence Edgard-​Rosa écrit que la pop culture « prend l’habitude de mon­trer les femmes de pou­voir comme des bitches mal­veillantes à l’égard de leurs sem­blables ». Cinq ans plus tard, elle constate l’apparition de nou­velles repré­sen­ta­tions, dans les­quelles « les femmes aident d'autres femmes à mon­ter les éche­lons dans une entre­prise », bien que ce sché­ma ne soit pas une géné­ra­li­té. La jour­na­liste regrette avoir pu consta­ter au cours de sa car­rière « énor­mé­ment de mau­vaises dyna­miques entre femmes en entre­prise », due à une riva­li­té fémi­nine – pro­duit notam­ment d’une miso­gy­nie inté­rio­ri­sée -, sujet de son pro­chain livre.

A com­por­te­ment égal, la girl­boss sera pour­tant plus sévè­re­ment sanc­tion­née socia­le­ment qu’un homme, d’autant plus si elle agit direc­te­ment au sein d’une entre­prise fémi­niste. Dans ce cas, il fau­dra qu’elle s’attende à devoir rendre des comptes, et pas uni­que­ment à ses employé·es, car les détracteur·trices du fémi­nisme sont prêt·es, et les attendent au tournant.

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