On ne naît pas homme, on le devient. Oui mais comment ? Dans son nouveau livre, Un garçon comme vous et moi, l’historien « alternatif » – proposant des objets et des formes originales qui font son succès auprès du public – Ivan Jablonka interroge la notion de « malaise dans le masculin » à travers un exemple banal, le sien. Il démontre ainsi que devenir homme, pour un individu, passe aussi par une forme de désobéissance aux injonctions stéréotypées – parfois toxiques – que le genre masculin impose aujourd’hui. Peut-on faire tenir, en un seul livre, les réjouissances d’un récit adolescent et les exigences d’un travail en sciences humaines ? Il semble que oui.
Causette : Pourquoi avoir choisi de vous pencher sur vos souvenirs d’adolescence pour étudier votre rapport au genre, laissant de côté les formes adultes de masculinité comme la paternité ?
Ivan Jablonka : Tous mes livres portent sur ce que j’appelle « mes disparu·es ». Je m’y intéresse en tant qu’historien. J’ai ainsi écrit sur mes grands-parents, sur Laëtitia [enquête littéraire inspirée d’un fait divers réel, l’assassinat de Laëtitia Perrais, ndlr]. Dans ce livre, il y a un disparu : le garçon que j’ai été. Ce que j’ai cherché, à travers ce garçon, c’est à établir une socio-histoire de la masculinité dans la génération qui est la mienne, dans l’époque qui m’a produit. J’ai eu un parcours assez rectiligne, mais ma masculinité s’est construite sur la désobéissance de genre.
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Considérez-vous échapper à une forme de masculinité dominante ?
I. J. : De façon évidente, j’appartiens à une forme de masculinité « hégémonique », selon l’expression de la sociologue Raewyn Connell. Dans le contexte occidental qui est le nôtre, j’en suis même l’incarnation : homme blanc, hétéro, 47 ans, aisé socialement, parisien, prof de fac. Dans ma vie personnelle, j’essaie d’en être conscient et de faire de mon mieux pour favoriser la justice de genre. Malheureusement, la domination masculine étant systémique, ce n’est pas un individu isolé qui pourra y changer quelque chose. En parallèle, je considère que j’appartiens aussi à une forme de masculinité dissidente, qui explique que j’aie toujours ressenti un malaise dans le masculin. Par exemple, je n’aime pas la culture virile, je suis loin d’être costaud, je suis même fragile, tant physiquement que psychologiquement, et je suis un dragueur nul. En ce sens, je corresponds à un modèle de masculinité ratée.
En quoi Cloé, votre amoureuse de CE2, a‑t-elle particulièrement compté dans la construction de votre « garçonnité » ?
I. J. : C’est le premier amour de ma vie. Nous n’avions que 8 ans, mais cette émotion est restée extrêmement forte. Elle a construit ma « garçonnité », dans mon rapport au désir hétérosexuel. J’ai voulu étudier cette relation enfantine comme une structure sociohistorique, composée des stéréotypes de l’époque. Par exemple, celui du garçon qui délivre la fille, très présent dans les films qui m’ont façonné. Mais inversement, quand on jouait à « déli-délo » dans la cour, j’avais aussi envie d’être délivré par Cloé, pour qu’elle soit en quelque sorte « mon chevalier ». Faut-il y voir une réversibilité des stéréotypes de genre ? Enfin, pour l’un des ultimes chapitres (qui comporte une révélation !), j’ai retrouvé Cloé et je lui ai demandé sa version des faits. Dans ce livre consacré aux garçons, il était fondamental d’entendre une voix de fille.
En tant qu’historien, vous œuvrez à contester l’écriture « patriarcale » de l’Histoire en ne vous intéressant pas aux « grands hommes », mais à des thèmes comme la maternité, les femmes anonymes et opprimées. À quel moment avez-vous décidé de développer une telle approche ?
I. J. : J’ai beaucoup travaillé sur les enfants abandonnés ou placés, les mères célibataires. Étudier le masculin, comme je le fais aujourd’hui, exige une configuration intellectuelle qui n’existe que depuis quelques années. Cependant, ma sensibilité à la question ne date pas d’hier. Dans mon enfance, mon père incarnait une masculinité traditionnelle, tout en étant une victime, un homme vulnérable, par son histoire familiale. C’est probablement cela qui m’a amené, en tant qu’historien, à m’intéresser aux femmes et aux anonymes. L’« Histoire » au sens traditionnel raconte les hauts faits de « grands hommes » comme Charlemagne, Louis XIV, Napoléon ou de Gaulle. Depuis ma thèse, je ressens une révolte contre cette forme périmée, ainsi qu’un désir d’écrire l’histoire autrement. Mais pour proposer une lecture de mon propre parcours de genre, il fallait le surgissement de #MeToo. C’est l’écho de ce mouvement qui m’a amené à appliquer un regard historique et autobiographique sur cette question fondamentale : qu’est-ce qu’être un homme ?
Si le mouvement #MeToo n’a pas encore influencé le regard des autres historiens, a‑t-il eu, selon vous, un impact sur les hommes en général ?
I. J. : À propos de #MeToo, les hommes, dans leur immense majorité, sont restés dans le silence le plus épais. Il y aurait une analyse à mener sur cette réaction masculine, qui a offert un mélange d’indifférence, de gêne, de peur, parfois d’hostilité. Certains se sont sentis mis en accusation, d’autres ont considéré qu’ils n’étaient pas concernés, estimant que le féminisme était un « truc de bonnes femmes ». Or, il me semble essentiel de profiter de cette période pour se demander quelles masculinités nous voulons aujourd’hui.
La masculinité est donc une question qui, selon vous, doit être discutée collectivement…
I. J. : La question « qu’est-ce qu’un mec bien ? » se pose bien sûr dans le cadre privé, mais dans mon avant-dernier livre [Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités, éd. Seuil, 2019, ndlr], je la pose sur le plan collectif. Oui, être un homme, cela se discute au grand jour, tous ensemble. Les injustices de genre restent titanesques. Elles comptent parmi les plus grands défis du siècle. C’est une réflexion politique qui commence par un examen de conscience et une attitude d’humilité. Il me semble que les jeunes générations (25−30 ans) acceptent davantage de se poser la question.
On sent que vos travaux sont inspirés par les conversations que vous pouvez avoir avec vos filles et les femmes qui vous entourent.…
I. J. : C’est le cas. Le fait de devenir père de trois filles a tout changé à ma vie. Les exigences de liberté et d’égalité portées par le féminisme, je ne les considère plus comme une simple discussion. C’est devenu très concret. Il s’agit de l’avenir ou de la sécurité de mes filles. Par ailleurs, je discute beaucoup de ces questions avec ma conjointe et avec des amies. Ce sont des conversations dont je sors rarement fier. Il s’agit de remises en cause très profondes, et je sens qu’il y a encore beaucoup de boulot.
Comment définissez-vous vos livres, à la croisée de l’Histoire, des sciences sociales et du récit littéraire à la première personne ? Et comment sont-ils perçus par le milieu universitaire ?
I. J. : Dans les années 2000, j’ai écrit des livres d’histoire au sens académique. Vers 2007, quand j’ai commencé à enquêter sur la vie de mes grands-parents [Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, éd. Seuil, 2012], j’ai compris qu’il fallait inventer une forme qui corresponde à mon objet. Depuis ce livre, mon écriture a entièrement changé et j’estime avoir ouvert des voies nouvelles dans le champ, trop souvent routinier, des sciences sociales. Je me définis d’abord comme un historien chercheur. Ce n’est que dans un deuxième temps que je suis écrivain. Ma méthode implique une dimension littéraire qui n’est pas habituelle dans le domaine des sciences sociales et de l’histoire. J’ai été critiqué pour cela, et c’est normal, car l’université est un espace de débat. C’est aussi un espace d’innovation. D’une part, l’institution ne m’a pas écarté à la suite de mon travail sur mes grands-parents, que j’ai soutenu comme habilitation à diriger les recherches (HDR). D’autre part, ma démarche inspire certains historiens qui n’osaient pas dire « je » ni retracer la vie d’anonymes.
Quels sont, selon vous, les prochains défis des hommes dans les champs de réflexions qui sont les vôtres ?
I. J. : D’abord, une urgence concrète : partager le pouvoir. Animer une revue avec uniquement de vieux mâles blancs issus du même milieu, ce n’est pas intéressant. Un autre défi concerne l’écriture des sciences sociales. Il faut démasculiniser cette écriture, en y introduisant plus de doutes, de failles, de réflexivité, à l’aide de ce que j’appelle le « je » de méthode. Accepter de dire qui parle, et d’où. Refuser une vision masculine qui consiste à croire qu’on incarne l’universel, au-dessus des points de vue singuliers. Pour conclure, je pense qu’un des principaux défis dans le domaine intellectuel consiste à inventer de nouveaux objets d’étude et de nouvelles formes d’expression. Des autrices comme Annie Ernaux et Michelle Perrot ont ouvert la voie. Ce n’est pas un hasard si ce sont des femmes qui révolutionnent leurs disciplines. J’admire la manière dont elles se servent de leur expérience particulière, de leur parcours de genre, pour repenser toute la société.
Un garçon comme vous et moi, d’Ivan Jablonka. Éd. Seuil. Sortie le 7 janvier 2021.