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Photo publiée le 21 août sur le compte Twitter officiel du Corps des Marines des États-Unis, prise à l’aéroport de Kaboul. @USMC

Kaboul 2021 /​Saigon 1975 : l’enjeu der­rière les images d'évacuations d'enfants

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Aujourd'hui, Yves Denéchère, pro­fes­seur d'histoire contem­po­raine à l'université d'Angers, revient sur les images sai­sis­santes prises à Kaboul ces der­niers jours, et toutes les ques­tions éthiques qu'elles soulèvent.

Yves Denéchère, Université d'Angers

Le retour en force des tali­bans depuis plu­sieurs mois et leur prise du pou­voir récente à Kaboul contraignent les puis­sances occi­den­tales à éva­cuer d’Afghanistan leurs res­sor­tis­sants, ain­si que les hommes et les femmes qui les ont accom­pa­gnés depuis 20 ans.

L’opération amé­ri­caine en cours est mar­quée par un manque d’anticipation cer­tain et rap­pelle l’évacuation en catas­trophe de Saigon à la toute fin de la guerre du Vietnam en 1975. Des scènes issues des deux évé­ne­ments ont été mises en paral­lèle : héli­co­ptères s’extirpant du chaos, désordre géné­ra­li­sé, gens en panique. Des images d’enfants afghans confiés par des adultes à des mili­taires amé­ri­cains ren­voient au Babylift qui, en avril 1975, éva­cua du Vietnam plus de 2 000 enfants.

Un regard rétros­pec­tif sur cette opé­ra­tion et ses moda­li­tés peut contri­buer à mieux cer­ner les enjeux de l’enfance dans ce type de crise et les risques qui pèsent sur les enfants de Kaboul aujourd’hui.

Comparaison n’est pas rai­son, mais quand même…

Les médias insistent sur l’inévi­table com­pa­rai­son entre ce qui se passe à Kaboul actuel­le­ment et le départ des der­niers Américains du Vietnam en 1975. Certes, des images choi­sies se res­semblent ; certes ce sont de mau­vaises passes pour les États-​Unis qui, dans un cas comme dans l’autre, aban­donnent une par­tie qu’ils ont été dans l’impossibilité de gagner mili­tai­re­ment ou poli­ti­que­ment ; mais les contextes, les lieux, la géo­po­li­tique sont bien différents.

En outre, l’environnement média­tique n’est plus le même, et Joe Biden n’est pas Gerald Ford, pré­sident pen­dant deux ans et demi sans jamais avoir été élu à cette fonc­tion, ni même à celle de vice-​président. L’historien ne peut donc que se méfier des rap­pro­che­ments hâtifs.

Néanmoins, il est vrai que les deux épi­sodes inter­rogent des élé­ments essen­tiels de la rela­tion des États-​Unis au monde : leur (im)puissance rela­tive, leur posi­tion­ne­ment vis-​à-​vis de pays dans les­quels ils ont com­bat­tu pen­dant 20 ans, leur res­pon­sa­bi­li­té envers les popu­la­tions autoch­tones, leur (in)capacité à sor­tir la tête haute de ce qui est appa­raît comme des échecs.

Dans les deux cas, la ques­tion de la mise à l’abri des per­sonnes qui ont tra­vaillé pour les Américains est lourde de consé­quences pour l’image de ceux-​ci et pour la vie de celles-​là et de leurs familles. À chaque fin de conflit (mon­dial, bila­té­ral, civil, colo­nial…) l’enfance consti­tue un enjeu cru­cial, car c’est sou­vent en son nom que l’on s’est bat­tu : pour assu­rer la paix aux géné­ra­tions futures, leur liber­té, leur ave­nir. Agir pour l’enfance, sau­ver les enfants, hier des griffes du régime com­mu­niste viet­na­mien, aujourd’hui de l’Émirat isla­mique des tali­bans, appa­raît comme la der­nière action pos­sible, dotée d’une forte dimen­sion cathartique.

Opération Babylift : la der­nière bataille de la guerre du Vietnam

Conscient de l’enjeu repré­sen­té par l’enfance, Gerald Ford prit la déci­sion de lan­cer l’Opération Babylift (4−26 avril 1975) dont l’objectif était de faire sor­tir le plus grand nombre pos­sible d’enfants du Vietnam.

Pour les Américains, dans le contexte de la guerre froide et avec un arrière-​plan idéo­lo­gique très pré­gnant, il ne pou­vait être ques­tion de lais­ser aux mains des vain­queurs com­mu­nistes les enfants métis nés de pères sol­dats amé­ri­cains et de mères viet­na­miennes. Les enfants viet­na­miens en cours d’adoption par des Occidentaux et plus glo­ba­le­ment les orphe­lins de guerre étaient éga­le­ment concer­nés par cette éva­cua­tion, qui prit la forme d’une opé­ra­tion militaro-​humanitaire, une des pre­mières du genre. Cette éva­cua­tion a été mar­quée par le tra­gique acci­dent du pre­mier avion décol­lant de Saigon dans lequel périrent envi­ron 150 enfants, mais se pour­sui­vit mal­gré tout. Au total, plus de 2 000 enfants arri­vèrent aux États-​Unis et 200 en France via l’Amérique.

En pleine déban­dade amé­ri­caine et mal­gré l’accident tra­gique, l’opération Babylift a per­mis de don­ner une image posi­tive des mili­taires, des pilotes, de l’armée amé­ri­caine en général.

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Un mili­taire amé­ri­cain nour­rit un bébé au bibe­ron sur la base aérienne de Clark (Philippines) pen­dant l’opération Babylift, en avril 1975.

Cette pho­to a été très uti­li­sée à l’époque, don­nant une image d’humanité, de com­pas­sion, d’attention à l’autre bien éloi­gnée des com­por­te­ments dénon­cés par la presse et les mou­ve­ments anti-​Vietnam. Mais pouvait-​elle faire oublier la pho­to de la petite Kim Phuc cou­rant nue sur une route après le bom­bar­de­ment au napalm de son vil­lage en 1972 ?

Babylift a été menée dans une grande confu­sion, le tra­çage des enfants étant impos­sible dans la panique géné­rale. Pour Le Monde (23÷05÷1975), « le sort de cen­taines d’enfants s’est trou­vé fixé en quelques heures par des bonnes volon­tés par­fois plus sou­cieuses des mau­vaises consciences occi­den­tales que du sort des enfants orphelins ».

Parmi les enfants, com­bien d’entre eux avaient encore leurs parents, de la famille ? Plusieurs mois après, cer­tains enfants déclarent ne pas être orphe­lins et vou­loir ren­trer dans leurs familles. Une petite Vietnamienne de douze ans confie un an après son arri­vée qu’elle n’est pas orphe­line mais la fille d’un res­pon­sable de la police de Saigon qui l’a fait par­tir pour la sau­ver, en lui inter­di­sant de révé­ler la vérité.

Risques et enjeux autour enfants afghans

La situa­tion des enfants à Kaboul aujourd’hui fait écho à celle de 1975. Plusieurs images d’enfants extir­pés de la foule par des mili­taires amé­ri­cains gar­dant l’aéroport de Kaboul ont cir­cu­lé sur les réseaux sociaux, accom­pa­gnées de com­men­taires sur le « sau­ve­tage » de ces enfants. Vecteur média­tique fort, l’enfant est un emblème, un sym­bole, une cause qui pro­voque émo­tion, com­pas­sion, réac­tion face à l’injustice de la situa­tion. Mais il faut aus­si ana­ly­ser ces images avec cir­cons­pec­tion pour évi­ter tout risque d’instrumentalisation et réflé­chir en pro­fon­deur à la situa­tion des enfants afghans.

Par exemple, la vidéo dont est extraite cette pho­to a don­né lieu à toutes sortes d’interprétations : la détresse et le sacri­fice des Afghans qui aban­donnent leurs enfants aux Américains ; la pire manière que les Américains ont de quit­ter le pays en s’emparant d’enfants mais en refu­sant que les parents les suivent ; ou, au contraire, le geste d’humanité face à la néces­si­té de sau­ver les enfants à tout prix du sort qui les attend sous les tali­bans. Les réac­tions étaient déjà les mêmes face à l’opération Babylift : cer­tains y voyaient une ultime mani­fes­ta­tion de l’impérialisme amé­ri­cain au mépris des vies humaines concer­nées quand d’autres cri­ti­quaient au contraire l’insuffisance de l’opération.

Deux jours plus tard (le 21 août), l’armée amé­ri­caine a pré­ci­sé que les mili­taires n’avaient pas pris en charge ce bébé pour l’envoyer aux États-​Unis, mais pour le soi­gner car il était malade, avant de le rendre à sa famille. Comme sou­vent, cette mise au point offi­cielle n’a pas été reprise avec le même engoue­ment sur les réseaux sociaux. Pour allu­mer un contre-​feu média­tique, les auto­ri­tés amé­ri­caines ont publié d’autres pho­tos – qui rap­pellent vrai­ment celle du Babylift pré­sen­tée plus haut – de sol­dats s’occupant de bébés en atten­dant que leurs parents satis­fassent aux for­ma­li­tés de départ sur l’aéroport.

De son côté, le Foreign Office a dû rap­pe­ler que les mili­taires bri­tan­niques ne peuvent pas prendre en charge des enfants non accom­pa­gnés. En effet, depuis 1975, l’intérêt et les droits des enfants ont été ins­crits dans de grands textes inter­na­tio­naux, notam­ment la Convention inter­na­tio­nale des droits de l’enfant de 1989 et la Convention de La Haye sur l’adoption inter­na­tio­nale en 1993. Il y est sti­pu­lé que la place des enfants est avec leurs parents, à défaut avec leur famille puis avec leur com­mu­nau­té, dans leur pays de nais­sance. Il n’en demeure pas moins que, selon l’UNICEF et l’Unesco, la situa­tion des enfants en Afghanistan (vic­times des com­bats, enfants-​soldats, orphe­lins, mal­nu­tri­tion, régres­sion de l’éducation des filles) néces­site des actions huma­ni­taires d’ampleur. Ce qui laisse entières les ques­tions si ardues et com­plexes du quoi faire et du comment.

Yves Denéchère, Professeur d'histoire contem­po­raine, Université d'Angers

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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