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© Jimmy Conover / Unsplash

Conséquence des avor­te­ments sélec­tifs en Albanie, 21 000 filles manquent à l’appel

En Albanie, des mil­liers de filles manquent à l’appel, consé­quences d’avortements sélec­tifs inter­dits mais encore pra­ti­qués, comme ailleurs dans les Balkans, où règnent les valeurs patriar­cales et où les filles sont par­fois “indé­si­rables”.

“Quand mon mari a appris que notre qua­trième enfant serait une fille, il m’a presque tuée.” Lina* n’a jamais don­né nais­sance à sa qua­trième fille. “J’étais prête à ris­quer ma vie pour ne pas que ce bébé vienne au monde.”

Le délai légal pour avor­ter était pas­sé, alors elle s’est ren­due dans une cli­nique pri­vée, qui lui a fait subir un avor­te­ment dans des condi­tions d’hygiène lamen­tables. “Depuis déjà trois ans, je souffre de lésions du sys­tème géni­tal qui entraînent des troubles psy­cho­lo­giques”, murmure-​t-​elle d’une voix bri­sée par les larmes. Comme des mil­liers de femmes en Albanie, sa vie aurait été plus simple si elle avait été enceinte d’un garçon.

“21 000 filles manquent en Albanie sur les dix der­nières années, explique à l’AFP Manuela Bello, repré­sen­tante du fond des Nations unies pour la popu­la­tion (UNFPA) dans ce pays. Lorsque les parents apprennent que le fœtus est une fille, ils choi­sissent, pour dif­fé­rentes rai­sons, d’avorter plu­tôt que de le garder.”

D’autant plus quand les familles ont déjà une fille : elles seraient alors un quart à choi­sir d’avorter plu­tôt que d’en avoir une deuxième, selon les esti­ma­tions des experts des Nations unies à Tirana. Entre 2000 et 2020, l’Albanie était le qua­trième pays au monde avec la plus grande dif­fé­rence entre les nais­sances de filles et de gar­çons : en moyenne, cent onze gar­çons y sont nés pour cent filles, selon les chiffres de l’ONU.

Grâce à des cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion, ces sta­tis­tiques ont bais­sé : en 2022, sur 24 688 nais­sances, le ratio était de cent sept gar­çons pour cent filles, à en croire le rap­port “Hommes et Femmes 2023” de l’Institut alba­nais des sta­tis­tiques. En Inde, pays que l’on asso­cie sou­vent aux avor­te­ments sélec­tifs, le ratio était de cent huit gar­çons en 2021. Des chiffres qui res­tent “supé­rieurs à la moyenne bio­lo­gique qui tourne autour de cent cinq nais­sances de gar­çons pour cent filles”, explique Arjan Gjonça, pro­fes­seur de démo­gra­phie à London School of Economics and Political Science.

L’avortement, léga­li­sé à la veille de la chute du com­mu­nisme, au tout début des années 1990, est auto­ri­sé jusqu’à la dou­zième semaine de gros­sesse. Ensuite, un rap­port signé par trois méde­cins est néces­saire s’il s’agit d’un avor­te­ment thé­ra­peu­tique, nor­ma­le­ment réser­vé aux cas d’anomalie du fœtus ou de dan­ger pour la mère. Depuis 2002, la légis­la­tion spé­ci­fie que la sélec­tion pré­na­tale est interdite.

Tests san­guins précoces

Mais, “avec les nou­velles tech­niques désor­mais très répan­dues, qui faci­litent la décou­verte du sexe du bébé, il est de plus en plus dif­fi­cile de prou­ver que la gros­sesse a été inter­rom­pue, car le fœtus était une fille”, explique Rubena Mosiu, gynécologue-​obstétricienne à Tirana. Une simple prise de sang à la sep­tième semaine de gros­sesse peut don­ner une idée du genre – avec une fia­bi­li­té de plus de 90 % –, même si les méde­cins réclament des contrôles sévères sur les labo­ra­toires pri­vés qui offrent ce test sans ordonnance.

Le bureau de l’UNFPA en Albanie a lan­cé, depuis plu­sieurs mois, une cam­pagne de sen­si­bi­li­sa­tion pour atti­rer l’attention de la popu­la­tion – mais aus­si des autorités.

Car les experts régio­naux sont una­nimes : dans cer­tains pays des Balkans, l’avortement en rai­son du sexe de l’enfant est un choix impo­sé par la socié­té. Première res­pon­sable, la men­ta­li­té tra­di­tion­nelle qui consi­dère l’homme comme “le pilier de la famille” et la fille comme “un far­deau ou un sexe faible face à une socié­té agres­sive”, explique Anila Hoxha, une jour­na­liste d’investigation et mili­tante pour les droits des femmes à Tirana.

“Quand mon beau-​frère et ma belle-​mère ont appris que mon troi­sième bébé serait éga­le­ment une fille, ils étaient très mécon­tents. Ma belle-​mère m’a même pro­po­sé de m’emmener avor­ter chez une par­ti­cu­lière”, raconte Maria*, ren­con­trée dans les bureaux de l’UNFPA à Tirana. Elle a fina­le­ment déci­dé de gar­der sa fille et s’en réjouit chaque jour.

#Indésirable

Au Monténégro voi­sin, le ratio, qui était de cent dix au début des années 2000, est redes­cen­du, mais reste supé­rieur à la moyenne. “Il existe une cor­ré­la­tion directe entre les normes sociales patriar­cales et la pré­fé­rence des fils aux filles”, explique Maja Raicevic, qui dirige le Centre des droits des femmes à Podgorica, la capi­tale du Monténégro. Ajoutant dans la balance des inéga­li­tés “le rôle subor­don­né des femmes dans la famille et leur dépen­dance éco­no­mique, car elles n’héritent pas des biens”. Le centre a lan­cé en 2017 une cam­pagne bap­ti­sée #Neželjena (“Indésirable”). Le but ? Pousser la socié­té “à se deman­der quelles valeurs sont ensei­gnées qui font qu’un sexe est dési­rable et qu’un autre n’a même pas le droit de naître”.

Les Balkans com­mencent à voir les résul­tats de cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion. “Mais si le phé­no­mène per­siste et s’il n’y a pas des mesures légales rapides, aver­tit le pro­fes­seur Gjonça, les consé­quences dans un ave­nir proche pour­raient ame­ner à un dés­équi­libre social”.

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