La sénatrice et ex-ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol a proposé une loi visant à supprimer la clause de conscience des médecins spécifique à l’IVG. Une suppression qui interpelle l’essayiste féministe Élisabeth Badinter.
En septembre, la sortie du président du Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France (Syngof), Bertrand de Rochambeau, sur l’IVG – qu’il qualifie d’« homicide » –, a scandalisé et allumé la mèche d’une nouvelle revendication féministe : supprimer, dans la loi Veil, cette clause de conscience spécifique qui permet aux médecins de ne pas pratiquer d’avortement. Mot d’ordre des manifestantes descendues dans la rue le 28 septembre pour la Journée internationale du droit à l’avortement, la suppression de cette clause fait l’objet d’une proposition de loi de la sénatrice ‑Laurence Rossignol, ministre des Droits des femmes sous François Hollande.
Causette a choisi de faire entendre sa voix, ainsi que celle, plus mitigée, de la philosophe Élisabeth Badinter, grande défenseure du droit à l’IVG.
POUR : Laurence Rossignol
Causette : Vous portez une proposition de loi pour supprimer la clause de conscience des médecins spécifique à l’IVG. Pourquoi ?
Laurence Rossignol : Il existe, dans le Code de déontologie médicale, une clause de conscience générale permettant à tout soignant de ne pas pratiquer un acte thérapeutique, quel qu’il soit [sauf urgence médicale, ndlr]. Nous pouvons donc aujourd’hui nous passer d’une clause supplémentaire, spécifique à l’IVG. Inscrite dans la loi Veil en 1975, elle résulte d’un compromis accordé aux personnes hostiles à l’IVG. Tout comme d’autres dispositions : l’exigence d’une situation de détresse, le double entretien préalable, l’interdiction de l’IVG pour les mineures, ou encore le délai de réflexion obligatoire. Tous ces compromis accordés à l’époque ont été abrogés ou réformés au fur et à mesure. Il est temps de faire de même pour le dernier vestige des concessions de la loi Veil : la clause de conscience. Quand la parole institutionnelle qui émane du président du syndicat des gynécos défend de manière aussi crue le point de vue des adversaires de l’IVG, alors que la loi est supposée garantir à toutes les femmes l’accès à l’IVG, la parole institutionnelle ne respecte pas la loi. D’autant qu’on sait bien que la clause de conscience est contagieuse dans un service hospitalier.
Vous entendez par là que des médecins feraient du prosélytisme anti-IVG auprès de leurs collègues ?
L. R. : Bien sûr. Chaque service hospitalier a sa propre ambiance. Quand un chef de service est anti-IVG, il est difficile pour ses subordonné·es de pratiquer une IVG.
En mai 2015, le Défenseur des droits s’est dit favorable à la suppression de cette clause spécifique. Pourquoi ne pas vous être emparée de la question lorsque, quelques mois après, vous avez été nommée ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes ?
L. R. : Les relations entre la ministre de la Santé [Marisol Touraine] et les médecins étaient extrêmement compliquées, comme chacun se le rappelle, en particulier sur la question du tiers payant. Mes collègues au gouvernement étaient peu allants pour ouvrir un nouveau front avec eux. Aujourd’hui, je suis très surprise par l’argument avancé par la secrétaire d’État à l’Égalité [Marlène Schiappa] et par la ministre de la Santé [Agnès Buzyn] pour ne rien bouger : l’idée que la clause de conscience protège les femmes parce que, sinon, les médecins les maltraiteraient. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça signifie qu’aujourd’hui les médecins sont en situation de menacer les femmes de maltraitance ?
Pas besoin de menaces, les maltraitances médicales existent bel et bien…
L. R. : Bien sûr, mais de là à ce qu’on admette l’idée que la clause de conscience spécifique vise à prévenir les maltraitances, je trouve que c’est un argument inacceptable. Quels sont ces médecins dont la conscience leur interdit de pratiquer un avortement, mais dont la conscience ne leur interdit pas, par contre, de menacer les femmes de maltraitance ? Cela me rappelle l’époque où les femmes arrivaient dans les services hospitaliers après des avortements clandestins et où on pratiquait des expulsions du fœtus sans anesthésie pour leur apprendre à ne pas recommencer.
À quoi bon supprimer dans la loi relative à l’IVG la clause de conscience si elle demeure pour tout acte médical par ailleurs ? N’est-on pas dans une démarche purement symbolique ?
L. R. : On pourrait prendre le problème autrement : pourquoi une clause de conscience spécifique, s’il y en a une générale ? C’est bien pour continuer à stigmatiser les avortements en tant qu’acte thérapeutique et pour culpabiliser les femmes.
CONTRE : Élisabeth Badinter
Causette : Que pensez-vous de ce débat sur la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG ?
Élisabeth Badinter : L’irruption de ce débat m’a beaucoup interrogée. Finalement, après réflexion, et même si je suis particulièrement attachée au droit à l’IVG, je peux dire que l’idée de supprimer la clause de conscience concernant l’IVG me semble dangereuse. Cette mesure a les mêmes ressorts philosophiques que l’État de droit, qui permet, par exemple, à des appelés de ne pas aller à la guerre. [Entre 1963 et 2001, un statut spécial protège les conscrits objecteurs de conscience, ndlr.] Historiquement, elle a été une concession nécessaire faite aux adversaires de l’avortement. Personne, parmi les militants pro-IVG, ne se serait amusé en 1975 à discuter ce point de la loi. Et c’est aussi l’enjeu actuel : il est probable que si vous ôtez cette concession aux conservateurs, alors ils se précipiteront pour relancer le débat sur l’avortement en lui-même.
Mais par la suite, d’autres compromis tels que l’exigence d’une situation de détresse ou le délai de réflexion ont disparu de la loi Veil. Pourquoi pas la double clause de conscience ?
É. B. : La clause de conscience ne peut pas être mise au même niveau que ces autres dispositions. Il y aurait une dimension liberticide à contraindre et faire fi des convictions de chacun sur un tel sujet. Et Dieu sait que je suis laïque ! Mais je serais tout de même un peu choquée par la disparition de cette clause. L’argument « c’est le sens de l’histoire » n’est pas recevable : le progrès, c’est de permettre aux femmes d’avorter sur l’ensemble du territoire français, pas d’obliger les médecins à pratiquer cet acte. J’ai l’impression que les femmes qui veulent avorter le paieraient. De la même manière qu’on faisait payer cher celles qui venaient dans des hôpitaux à la suite d’une hémorragie enclenchée par un avortement illégal.
Dans le même temps, je considère que l’on a raison de tirer la sonnette d’alarme sur les difficultés d’accès à l’avortement en France et que la ministre a raison de monter au créneau face à la montée en puissance réactionnaire. Je suis, par exemple, complètement angoissée par les proportions que prend cette clause en Italie.
Quelle serait alors la solution à vos yeux ?
É. B. : Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir dans chaque département des centres IVG militants, gérés par des femmes ? Le problème, c’est que ce serait alors encore aux femmes de se battre pour ce droit. Vous remarquerez que ce sont toujours les hommes qui en appellent à cette clause. Et que, par ailleurs, la parole des femmes sur l’IVG est régulièrement confisquée par celle des hommes. Je suis très en colère qu’après la scandaleuse comparaison du pape entre avortement et « tueur à gages », ce soit des hommes, et seulement des hommes, qu’Europe 1 a fait réagir dans sa matinale.
Une autre piste : revaloriser cet acte déconsidéré en le rémunérant mieux. Il faut renouer avec l’esprit militant du planning familial des années 1970. Après 1975, il y avait pour les médecins une certaine stature à pratiquer les IVG, car c’était être du côté des femmes. J’insiste aussi sur le fait que l’État n’est pas exclu du militantisme : c’est à lui de garantir et donc de financer le droit de toutes à avorter, n’importe où sur le territoire.