Fournies en majeure partie par l’univers de la science-fiction, les idéolangues ou langues artificielles permettent de peaufiner les mondes imaginaires. Dans le cas du láadan, extirpé de l’imagination de Suzette Haden Elgin, l’objectif est double : servir l’histoire de Native Tongue, sa trilogie SF, et ses réflexions de linguiste féministe sur le langage.
![Le remède au patriarcat ? L'autrice Suzette Elgin l'avait sur le bout de la langue 1 dictionnaire laadan](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/03/dictionnaire-laadan-678x1024.jpg)
La bataille acharnée menée ces dernières années par les féministes quant à l’écriture inclusive et la féminisation de certains mots a fait couler beaucoup d’encre, pardonnez l’euphémisme. Pourtant, dans la lutte pour la déconstruction de la langue, certain·es ont été bien au-delà de l’utilisation du point médian.
En 1984, après une carrière de professeure de linguistique à l’Université de San Diego, Suzette Haden Elgin publie Native Tongue, premier opus d’une trilogie dystopique du même nom. Entre les pages de cet ouvrage, nous sommes en 2205 après Jésus-Christ et la Terre a découvert il y a des années déjà qu’elle n’était pas la seule planète de l’univers à abriter la vie. Ici-bas, les linguistes, seuls capables d’assurer la communication, et ainsi le commerce, avec les extraterrestres, sont devenus l’élite de la nation. Déchu de ses droits depuis un siècle, le beau sexe n’a pas précisément le beau rôle : les femmes ne sont considérées que tant qu’elles peuvent enfanter et allaiter les enfants linguistes. Une fois leur rôle de génitrice passé, les voilà parquées dans la « Barren House », littéralement la maison des stériles. Dans le secret de cet antre, elles fomentent la révolution avec une arme originale, le láadan. Langue inventée par et pour elles qui permet d’exprimer un panel d’émotions bien plus vaste que l’anglais, elles veulent l’inculquer aux enfants afin d’élargir leur perception de l’existence et les rallier à la cause des femmes.
Pour les besoins de son œuvre, Elgin a donc élaboré une langue complexe, dotée d’une grammaire et d’un dictionnaire publiés dans la foulée du premier opus de Native Tongue et régulièrement mis à jour depuis. L’écrivaine appelait ses lectrices à apprendre et s’approprier ce gynolecte (idiome propre aux femmes), un acte militant qui leur permettrait de disposer d’un vocabulaire plus à même de dépeindre leurs expériences (et où le féminin l’emporte sur le masculin !). En láadan, le terme « radíidin » fait par exemple allusion à des « non-vacances, un moment prétendument férié mais en réalité si lourd à supporter à cause du travail et des préparatifs que c'est une occasion redoutée ; surtout quand il y a trop d'invités et qu'aucun d'entre eux n'aide ». Sont également différenciées toutes les variations du sentiment amoureux : on sépare l’amour pour quelqu’un désiré dans le passé (áazh), de l’amour pour quelqu’un qu’on apprécie mais qu’on ne respecte pas (ab) et à l’inverse, l’amour pour quelqu’un qu’on respecte sans apprécier (ad) ou encore de l’amour comme fardeau indésirable (aye). Véronique Perry, chercheuse en linguistique contactée par Causette, qui, si elle trouve l’initiative d’Elgin intéressante, rappelle que la communication « ne se limite pas au lexique utilisé mais fait passer beaucoup d’éléments via le trio "rythme-intonation-accent" ». Suzette Elgin, qui a également publié des ouvrages sur l’« autodéfense verbale », avait pris en compte cette dimension et construit sa grammaire de façon à ce que l’intention du locuteur soit clairement annoncée à chaque phrase. De quoi de rendre impraticables les retranchements derrière les fameux « c’était pour rire » qui parfois cachent mal de remarques cinglantes.
Native Tongue, oeuvre méconnue en francophonie bien qu’elle ait été sacrée « fascinante » par le New York Times, se place en écho à une préoccupation majeure de la seconde vague féministe : la maîtrise de la fécondité féminine (soit de son propre chef comme acte de libéralisation, soit comme vecteur d’oppression du système patriarcal). Ce n’est donc pas un hasard si La Servante Écarlate, œuvre de Margaret Atwood publiée un an après Native Tongue, met elle aussi en avant des questions autour de la fertilité. Mais c’est au niveau des théories linguistiques qu’elle présuppose que l'œuvre d’Elgin s’ancre le plus profondément dans l’époque.
Enfant du siècle
Si l’invention d’une langue pour une œuvre de fiction n’est pas un processus particulièrement novateur (Tolkien l’a fait avant pour Le Seigneur des Anneaux, d’autres le feront par après pour Avatar ou Games of Thrones), celle d’Elgin a deux particularités. D’abord d’avoir été inventé par une femme, cas presque unique, ensuite d’être particulièrement marquée d’un point de vue idéologique pour un langage de science-fiction. A l’instar de l'espéranto, langue internationale auxiliaire développée dans le courant de la première mondialisation, le láadan est infusé de l’air du temps.
Le postulat d’Elgin vient de la pensée constructiviste d’Edward Sapir. A l’inverse de l'universalisme développé par Chomsky, ce linguiste et anthropologue américain est persuadé que le langage est un cadre référentiel qui définit notre représentation de la vie. D’une langue à l’autre, les locuteurs ne percevraient pas le monde de la même façon. Cette théorie est souvent explicitée en faisant appel à la multitude de mots qu’utilisent les Inuits pour définir l’état de la neige, là où « neige » est le seul dont nous disposons. Mais cet exemple, aussi joli soit-il, pare la théorie de Sapir d’une teinte anecdotique alors qu’elle est loin de l’être.
Comme nous l’explique Véronique Perry, qui se revendique de Sapir, « si le langage participe à la perception du monde, il définit ce qui fait partie ou non de la norme. » Le linguiste fait allusion dans ses travaux au fait que certains langages amérindiens disposent de 28 termes représentant les multiples configurations de genre pour définir un être humain, allant d’un extrême à l’autre du spectre (à dire à celles et ceux qui voient en le concept de fluidité de genre une absurde lubie moderne).
Les langues bicatégorisantes figées sur l’opposition masculin/féminin sont profondément sexistes affirme Perry, « plus encore le français que l’anglais car ce dernier possède un tiers inclus – le "it" neutre et l’expression du mixte au pluriel comme au singulier avec "they" – et que son hypogrammaticalisation nécessite beaucoup moins d’accords de genre. » La langue française procède à une distinction systématique en étant asymétrique (masculin ≠ féminin) et excluante (car elle ne conçoit pas de genre autre que masculin ou féminin), ce qui contribue à « imposer une vision hétéronormative et stéréotypée ». « La langue est construite par les dominants », assène-t-elle. Pas qu’une question de neige plus ou moins fondante, donc. Vite, un dico de làadan !