Le remède au patriar­cat ? L'autrice Suzette Elgin l'avait sur le bout de la langue

Fournies en majeure par­tie par l’univers de la science-​fiction, les idéo­langues ou langues arti­fi­cielles per­mettent de peau­fi­ner les mondes ima­gi­naires. Dans le cas du láa­dan, extir­pé de l’imagination de Suzette Haden Elgin, l’objectif est double : ser­vir l’histoire de Native Tongue, sa tri­lo­gie SF, et ses réflexions de lin­guiste fémi­niste sur le langage. 

dictionnaire laadan
Dictionnaire láadan

La bataille achar­née menée ces der­nières années par les fémi­nistes quant à l’écriture inclu­sive et la fémi­ni­sa­tion de cer­tains mots a fait cou­ler beau­coup d’encre, par­don­nez l’euphémisme. Pourtant, dans la lutte pour la décons­truc­tion de la langue, certain·es ont été bien au-​delà de l’utilisation du point médian. 

En 1984, après une car­rière de pro­fes­seure de lin­guis­tique à l’Université de San Diego, Suzette Haden Elgin publie Native Tongue, pre­mier opus d’une tri­lo­gie dys­to­pique du même nom. Entre les pages de cet ouvrage, nous sommes en 2205 après Jésus-​Christ et la Terre a décou­vert il y a des années déjà qu’elle n’était pas la seule pla­nète de l’univers à abri­ter la vie. Ici-​bas, les lin­guistes, seuls capables d’assurer la com­mu­ni­ca­tion, et ain­si le com­merce, avec les extra­ter­restres, sont deve­nus l’élite de la nation. Déchu de ses droits depuis un siècle, le beau sexe n’a pas pré­ci­sé­ment le beau rôle : les femmes ne sont consi­dé­rées que tant qu’elles peuvent enfan­ter et allai­ter les enfants lin­guistes. Une fois leur rôle de géni­trice pas­sé, les voi­là par­quées dans la « Barren House », lit­té­ra­le­ment la mai­son des sté­riles. Dans le secret de cet antre, elles fomentent la révo­lu­tion avec une arme ori­gi­nale, le láa­dan. Langue inven­tée par et pour elles qui per­met d’exprimer un panel d’émotions bien plus vaste que l’anglais, elles veulent l’inculquer aux enfants afin d’élargir leur per­cep­tion de l’existence et les ral­lier à la cause des femmes. 

Pour les besoins de son œuvre, Elgin a donc éla­bo­ré une langue com­plexe, dotée d’une gram­maire et d’un dic­tion­naire publiés dans la fou­lée du pre­mier opus de Native Tongue et régu­liè­re­ment mis à jour depuis. L’écrivaine appe­lait ses lec­trices à apprendre et s’approprier ce gyno­lecte (idiome propre aux femmes), un acte mili­tant qui leur per­met­trait de dis­po­ser d’un voca­bu­laire plus à même de dépeindre leurs expé­riences (et où le fémi­nin l’emporte sur le mas­cu­lin !). En láa­dan, le terme « radíi­din » fait par exemple allu­sion à des « non-​vacances, un moment pré­ten­du­ment férié mais en réa­li­té si lourd à sup­por­ter à cause du tra­vail et des pré­pa­ra­tifs que c'est une occa­sion redou­tée ; sur­tout quand il y a trop d'invités et qu'aucun d'entre eux n'aide ». Sont éga­le­ment dif­fé­ren­ciées toutes les varia­tions du sen­ti­ment amou­reux : on sépare l’amour pour quelqu’un dési­ré dans le pas­sé (áazh), de l’amour pour quelqu’un qu’on appré­cie mais qu’on ne res­pecte pas (ab) et à l’inverse, l’amour pour quelqu’un qu’on res­pecte sans appré­cier (ad) ou encore de l’amour comme far­deau indé­si­rable (aye). Véronique Perry, cher­cheuse en lin­guis­tique contac­tée par Causette, qui, si elle trouve l’initiative d’Elgin inté­res­sante, rap­pelle que la com­mu­ni­ca­tion « ne se limite pas au lexique uti­li­sé mais fait pas­ser beau­coup d’éléments via le trio "rythme-​intonation-​accent" ». Suzette Elgin, qui a éga­le­ment publié des ouvrages sur l’« auto­dé­fense ver­bale », avait pris en compte cette dimen­sion et construit sa gram­maire de façon à ce que l’intention du locu­teur soit clai­re­ment annon­cée à chaque phrase. De quoi de rendre impra­ti­cables les retran­che­ments der­rière les fameux « c’était pour rire » qui par­fois cachent mal de remarques cinglantes. 

Native Tongue, oeuvre mécon­nue en fran­co­pho­nie bien qu’elle ait été sacrée « fas­ci­nante » par le New York Times, se place en écho à une pré­oc­cu­pa­tion majeure de la seconde vague fémi­niste : la maî­trise de la fécon­di­té fémi­nine (soit de son propre chef comme acte de libé­ra­li­sa­tion, soit comme vec­teur d’oppression du sys­tème patriar­cal). Ce n’est donc pas un hasard si La Servante Écarlate, œuvre de Margaret Atwood publiée un an après Native Tongue, met elle aus­si en avant des ques­tions autour de la fer­ti­li­té. Mais c’est au niveau des théo­ries lin­guis­tiques qu’elle pré­sup­pose que l'œuvre d’Elgin s’ancre le plus pro­fon­dé­ment dans l’époque. 

Enfant du siècle 

Si l’invention d’une langue pour une œuvre de fic­tion n’est pas un pro­ces­sus par­ti­cu­liè­re­ment nova­teur (Tolkien l’a fait avant pour Le Seigneur des Anneaux, d’autres le feront par après pour Avatar ou Games of Thrones), celle d’Elgin a deux par­ti­cu­la­ri­tés. D’abord d’avoir été inven­té par une femme, cas presque unique, ensuite d’être par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée d’un point de vue idéo­lo­gique pour un lan­gage de science-​fiction. A l’instar de l'espéranto, langue inter­na­tio­nale auxi­liaire déve­lop­pée dans le cou­rant de la pre­mière mon­dia­li­sa­tion, le láa­dan est infu­sé de l’air du temps. 

Le pos­tu­lat d’Elgin vient de la pen­sée construc­ti­viste d’Edward Sapir. A l’inverse de l'universalisme déve­lop­pé par Chomsky, ce lin­guiste et anthro­po­logue amé­ri­cain est per­sua­dé que le lan­gage est un cadre réfé­ren­tiel qui défi­nit notre repré­sen­ta­tion de la vie. D’une langue à l’autre, les locu­teurs ne per­ce­vraient pas le monde de la même façon. Cette théo­rie est sou­vent expli­ci­tée en fai­sant appel à la mul­ti­tude de mots qu’utilisent les Inuits pour défi­nir l’état de la neige, là où « neige » est le seul dont nous dis­po­sons. Mais cet exemple, aus­si joli soit-​il, pare la théo­rie de Sapir d’une teinte anec­do­tique alors qu’elle est loin de l’être. 

Comme nous l’explique Véronique Perry, qui se reven­dique de Sapir, « si le lan­gage par­ti­cipe à la per­cep­tion du monde, il défi­nit ce qui fait par­tie ou non de la norme. » Le lin­guiste fait allu­sion dans ses tra­vaux au fait que cer­tains lan­gages amé­rin­diens dis­posent de 28 termes repré­sen­tant les mul­tiples confi­gu­ra­tions de genre pour défi­nir un être humain, allant d’un extrême à l’autre du spectre (à dire à celles et ceux qui voient en le concept de flui­di­té de genre une absurde lubie moderne).

Les langues bica­té­go­ri­santes figées sur l’opposition masculin/​féminin sont pro­fon­dé­ment sexistes affirme Perry, « plus encore le fran­çais que l’anglais car ce der­nier pos­sède un tiers inclus – le "it" neutre et l’expression du mixte au plu­riel comme au sin­gu­lier avec "they" – et que son hypo­gram­ma­ti­ca­li­sa­tion néces­site beau­coup moins d’accords de genre. » La langue fran­çaise pro­cède à une dis­tinc­tion sys­té­ma­tique en étant asy­mé­trique (mas­cu­lin ≠ fémi­nin) et excluante (car elle ne conçoit pas de genre autre que mas­cu­lin ou fémi­nin), ce qui contri­bue à « impo­ser une vision hété­ro­nor­ma­tive et sté­réo­ty­pée »« La langue est construite par les domi­nants », assène-​t-​elle. Pas qu’une ques­tion de neige plus ou moins fon­dante, donc. Vite, un dico de làadan !

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