Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Son apparition dans le paysage radiophonique français en 1955 a apporté un vent de fraîcheur. Elle, c’est la radio de nuit. Marine Beccarelli, docteure en histoire contemporaine, l’a longuement écoutée pour découvrir un espace de liberté, reflétant une société jusque-là absente des ondes.
Causette : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet de noctambules ?
Marine Beccarelli : étudiante, dans mon studio, j’écoutais beaucoup la radio. J’aimais particulièrement Allô la planète, une libre antenne de 23 heures à 1 heure du matin où chacun, partout dans le monde, racontait son quotidien. C’était un endroit fascinant, où on pouvait s’exprimer et parler intimement.
Comment expliquer l’apparition de la radio nocturne en 1955, alors que, jusque-là, les programmes s’arrêtaient à minuit ?
M. B. : Tout a commencé avec le développement du trafic routier et cette idée de tenir compagnie aux gens qui conduisent de nuit. Au même moment, l’autoradio a permis d’écouter son poste au volant. Ces deux facteurs ont donné l’envie aux dirigeants de Paris Inter, l’ancêtre de France Inter, de lancer Route de nuit. Au départ, c’était de la musique, des informations, des jeux jusqu’à 2 heures du matin. Il y a eu tant de courriers d’auditeurs qui voulaient que l’émission se poursuive qu’elle a été prolongée en 1957, ce qui a fait de Paris Inter la première radio à diffuser en continu. En voyant ce succès, les stations privées ont suivi le pas.
Quelles différences entre radio nocturne et radio diurne ?
M. B. : Les animateurs et animatrices se savaient moins surveillés. Par rapport à la journée, c’était un espace de liberté incomparable, qui laissait plus de place à l’imprévu et à un moindre formatage. Cela s’est renforcé à la fin des années 1970, au moment où les radios pirates sont apparues et émettaient la nuit pour échapper au brouillage des ondes. Ces stations redoublaient d’inventivité dans leur forme. Sur Radio ivre, une large place était laissée à l’improvisation et aux longs dialogues avec les auditeurs. Sur Radio ici et maintenant, on faisait des parties d’échecs en direct en se brossant les dents. On innovait aussi sur les antennes traditionnelles, comme avec Les Choses de la nuit, diffusée sur France Inter des années 1970 à 1990, qui se voulait un remède contre le blues du dimanche soir et durait de 1 h 30 à 5 heures du matin !
En quoi l’évolution technologique a‑t-elle favorisé le développement de ces émissions ?
M. B. : Pendant longtemps, la radio s’écoutait en famille jusqu’au coucher. Au milieu des années 1950 est arrivé le transistor, que l’on pouvait déplacer n’importe où. Il a individualisé le geste. Puis il y a eu le casque, le Walkman, le téléphone… Cette radio à toute heure, et encore plus la nuit, est une pratique personnelle, qui a encouragé l’apparition d’émissions elles aussi très personnelles.
L’image de la radio sous l’oreiller n’est donc pas qu’un cliché…
M. B. : Non. La nuit, c’est l’endroit de l’invisible, même sur les ondes. Dans les années 1970, au moment des premières libres antennes du soir, comme La Ligne ouverte, de Gonzague Saint Bris sur Europe 1, ou Allô Macha, avec Macha Béranger sur France Inter, des ados téléphonaient secrètement. Puis, dans les années 1990, Fun Radio, NRJ, Skyrock ont créé des émissions nocturnes spécialement pour ce public, Lovin’Fun avec Doc et Difool par exemple. Elles parlaient surtout de sexualité, et, à la maison, les jeunes faisaient semblant d’aller au lit pour les écouter ou pour témoigner.
Qui était derrière son poste, une fois le soleil couché ?
M. B. : On assiste à un entre-deux temporel, entre ceux qui ne dorment pas encore et ceux qui se lèvent très tôt. Les auditeurs et les auditrices venaient de partout en France, de tous les milieux sociaux, de toutes les générations. De plus, la nuit, les ondes radio se diffusent plus loin dans l’espace, et des personnes en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est pouvaient capter des émissions nocturnes françaises et les apprécier.
Pourquoi l’intime s’est-il immiscé sur les ondes dans les années 1970 ?
M. B. : Les émissions donnaient voix à des choses que l’on n’entendait pas. Des anonymes parlaient de leur vie, de la solitude, dans le contexte du début de chômage de masse. Ces sujets ont pris de l’importance grâce aux libres antennes, comme si, à ce moment-là, on découvrait qu’il y avait plein de gens seuls en France. Macha Béranger, d’Allô Macha, elle-même, incarnait la confidente, une voix amie, dont certains allaient jusqu’à tomber amoureux !
Peut-on dire que la radio nocturne a permis l’émancipation des femmes ?
M. B. : Les voix des animatrices ont surtout été utilisées à des fins de séduction, comme celles de Madeleine Constant sur France Inter ou de Christine Carrière sur Europe 1. Certes, ces femmes ont pu travailler la nuit, alors que c’était interdit à cette époque *, mais peu étaient aux commandes de leur propre programme. Et certains genres, comme les émissions de musique, n’étaient animés presque uniquement par des hommes. Les auditrices, elles, participaient de manière équivalente aux auditeurs. En ça, elles ont pu s’exprimer dans un espace nocturne que l’on dit souvent dangereux pour elles.
Qu’est-ce qui a éteint ces voix dans les années 2010 ?
M. B. : La radio de nuit a commencé à décliner à la fin des années 1980, au moment où la télévision en continu a vu le jour en France. Puis, dans les années 2000, Internet et les podcasts lui ont fait perdre de l’importance. En plus, pour tout ce qui est diffusé de minuit à 5 heures du matin, les chiffres de Médiamétrie ne sont pas communiqués publiquement. Les radios ne peuvent pas comparer leurs audiences, dans un contexte très concurrentiel. Alors pour faire des économies, elles ont supprimé les programmes et repassent, à la place, des émissions de la journée. En 2012, l’arrêt des nuits en direct sur France Inter marque la quasi-extinction des heures sombres sur cette radio. Ne reste aujourd’hui qu’un seul de ses représentants : Georges Lang et Les Nocturnes sur RTL, diffusée de minuit à 1 heure du matin.
La radio nocturne reviendra-t-elle ?
M. B. : Je ne peux que le souhaiter, mais je doute qu’une direction de station fasse ce pari.
* La loi de 1892 est restée en vigueur jusqu’au… 9 mai 2001, date à laquelle les restrictions ont été levées au nom de l’égalité hommes-femmes.