Douce Dibondo : “La charge raciale nous tue à petit feu”

Dans un premier essai aussi brillant que foisonnant, l’écrivaine et podcasteuse afro-queer-féministe Douce Dibondo analyse en profondeur la charge raciale et le silence qui l’entoure. Mêlant philosophie, psychanalyse, arts et témoignages, elle montre le poids de ce fardeau qui pèse sur les personnes noires et racisées, autant qu’elle en dévoile ses ressorts psychopolitiques. À l’occasion de la sortie de son livre, en librairies depuis le 7 février, Causette lui consacre un grand entretien.

D IBONDOd NIECE231204a 05
© Céline NIESZAWER/Leextra/Éditions Fayard

Causette : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Douce Dibondo : C’est le silence autour de la charge raciale [en écho à la charge mentale, celle-ci désigne la pression psychologique qui pèse sur les personnes non blanches face au racisme quotidien, qu’il leur faut sans cesse expliquer et anticiper, ndlr]. Je connais ce concept depuis 2019 et je me suis vraiment interrogée sur le peu d’écho qu’il a eu, contrairement à la charge mentale. C’est ce qui m’a intriguée. C’était aussi tissé de mes propres expériences en tant que jeune femme noire, dans une société où le silence est très écrasant pour les personnes noires et racisées. Donc c’est vraiment cette question du silence, de l’absence, du peu d’écho, de l’effacement des thématiques raciales en France et en Occident. De manière plus personnelle, j’ai mis longtemps à mettre un mot sur la charge raciale. Et quand j’ai pu le faire, j’ai eu l’envie que toutes les personnes noires, racisées, prennent conscience de ce qu’elles vivaient grâce à ce concept.

À propos de la charge raciale, que vous décrivez à la fois comme un fardeau et une entaille psychique, vous dites qu’elle pèse de plusieurs manières. Quelles sont ses différentes dimensions et comment viennent-elles impacter les personnes racisées?
D. D. : Il y a une dimension matérielle, liée à toute la part historique, qui impacte de manière négative nos vies aujourd’hui. C’est-à-dire qu’à partir du moment où les personnes noires africaines ont été déportées vers les Amériques, la vision que l’on a eue d’elles a, depuis, été accolée à une image de l’esclave, de la négativité, de l’assujettissement. Cette histoire-là perdure dans l’inconscient collectif. C’est un fardeau, que l’on analyse évidemment en sociologie, mais qui n’est pas forcément nommé. Il y a un nuage autour de la question de la race qui, nous, personnes noires, nous détruit. Que ce soit au niveau de nos conditions d’existence (les logements, le travail, l’école), en termes de capitaux sociaux, économiques, culturels, en termes de reproduction sociale ou dans le rapport aux institutions.

Et à partir du moment où on se rapproche du monde blanc, qu’on est accepté dans des espaces majoritairement blancs, cette charge raciale devient plus lourde, en tout cas pour nous. On se rend compte du vertige que c’est, qu’il existe deux mondes. Même si ces deux mondes, on les connaît. On sait comment fonctionne la majorité, on sait quels sont les codes qu’il faut adopter. Donc il y a aussi cette dimension interpersonnelle.

Et puis il y a la dimension intrapersonnelle, où l’on rentre dans quelque chose d’encore plus indicible. C’est comme un masque, un voile entre la personne que nous sommes, au fond de nous, et celle qu’on doit montrer pour être accepté dans son couple, dans ses relations intimes, dans la vie de tous les jours. C’est le fait de naviguer au quotidien entre la survie, l’hypervigilance et ce silence indicible, parce qu’on nous ravit cette parole. Parler de charge raciale, parler de racisme, c’est plomber l’ambiance. C’est ouvrir une fenêtre sur des abysses que la société française ne veut pas voir. Donc on sait qu’il est important de se protéger. 

Et dans toutes ces dimensions-là, il y a évidemment la peur de mourir – face aux violences policières, face au racisme dans le monde médical. Tout ça, ce sont des choses qui sont dans un coin de notre psyché. Donc on essaie de trouver un équilibre entre cette peur viscérale et la nécessité de survivre dans ce monde-là. Ce qui crée une faille, une incomplétude. La charge raciale n’est pas que matérielle, c’est quelque chose qui nous ronge. Il va falloir qu’on en parle, notamment dans nos communautés. Mettre l’accent sur la santé mentale, retrouver notre intériorité, la chérir, ne pas avoir peur de la réclamer. En tant que personnes noires, nous sommes souvent considérées comme un bloc monolithique et pas comme des individus. C’est pour ça qu’il est essentiel d’arracher cette intériorité-là.

Vous expliquez que la charge raciale est en fait une névrose raciale. Est-ce précisément parce qu’elle ronge les personnes de l’intérieur ?
D. D. : Oui, il y a de ça. Et aussi parce que, factuellement, sur le plan psychique et psychologique, le racisme crée des maladies psychosomatiques. Je mets en lien la charge raciale, la névrose raciale et la blès [terme créole désignant une pathologie psychosomatique touchant les personnes afro-caribéennes, notamment les enfants, et qui peut se traduire par des douleurs physiques, une profonde mélancolie et des souffrances psychiques, ndlr], qui est finalement une autre forme de névrose raciale intergénérationnelle. En fait, en tant qu’enfant ou personne noire qui grandit dans une société majoritairement blanche, il y a un moment où il y a une fracture. Un moment où on prend conscience que notre couleur de peau est synonyme de quelque chose qui est rejeté par le corps social, par le corps majoritaire. Cette prise de conscience crée une fracture, elle instaure un dialogue intérieur du rejet et, surtout, la conscience de devoir exceller pour dépasser ce rejet.

Je parle dans mon ouvrage de la névrose de classe – une expression du sociologue Vincent de Gaulejac –, qui est un mouvement. C’est-à-dire qu’on part d’une condition sociale et on se rend compte qu’en arrivant dans une autre classe sociale, il va falloir s’adapter, porter un masque. Sauf que dans la névrose raciale, le mouvement est cyclique : on ne peut pas sortir de sa peau. On hérite de cette névrose à la fois par le fardeau historique et par cette prise de conscience qui est comme un fracas. [Frantz] Fanon en parle très bien, quand il dit qu’il est tiraillé entre le néant – c’est-à-dire le racisme, cette charge raciale – et l’infini, soit toutes les possibilités qu’on nous dénie en tant que personne noire. Cette névrose raciale-là, finalement, c’est comment tuer le colon en nous, comment sortir du regard blanc majoritaire. C’est la voix intérieure qu’on entend, c’est la manière de parler, de se tenir, c’est le rapport au rire, à nos cheveux, à nos vêtements. C’est tout notre être, en fait, qui est dans une sorte de transe à devoir trouver sa propre intériorité et à s’adapter, parce qu’on n’a pas le choix.

Dans votre livre, vous mobilisez notamment les concepts de “blanchité” et de “noirité” qui sont souvent méconnus et qui, dans le contexte français, restent quasiment inaudibles. Que recouvrent-ils?

D. D. : La blanchité, c’est un système de valeurs, de pensées et c’est aussi un statu quo, pour les personnes blanches, en termes de privilèges matériels, culturels, symboliques. C’est une manière de se considérer comme universel en tant que personne blanche – la blanchité étant vue partout dans le monde comme quelque chose de positif – et, à la fois, de ne pas daigner voir les couleurs, de ne pas prendre en compte la race. Parce qu’au final, quand on est considéré comme une personne ou un groupe universel, on ne fait pas l’expérience du singulier et du particulier. La blanchité fait partie de la suprématie blanche – pas forcément en termes idéologiques d’extrême droite, même si ça peut être le cas – puisque se considérant comme universelle, comme le curseur de la normalité, de la bonne marche à suivre, des bons codes, etc.

La noirité, c’est ma traduction du terme anglais blackness, qui est assez compliqué à traduire en français. Certains penseurs et penseuses parlent de “noirceur”, qui est un terme très connoté par certains intellectuels afro-pessimistes. Moi qui suis passionnée de mots, je prends le terme de noirité parce qu’il y a dans le suffixe “-ité” quelque chose de l’ordre de l’être. Ça met l’accent, justement sur cette intériorité de la noirité. Qui est donc une manière d’être au monde. C’est à la fois la condition noire – qu’est-ce que ça veut dire de subir la racisation, de vivre le racisme au quotidien – et c’est aussi une certaine fierté, une façon de se revendiquer de cette particularité-là, avec ses codes, sa métaphysique, sa culture, sa manière de faire solidarité, de douter…

Vous écrivez que “la banalité du racisme et l’illusion d’une suprématie blanche perçue comme de l’histoire ancienne engendrent plus de fractures chez les personnes racisées que les lois racistes systémiques visibles”. Qu’entendez-vous par là ?

D. D. : Je prends souvent l’exemple de la ségrégation aux États-Unis. À cette époque, il y avait des règles bien précises, avec des toilettes ségréguées, des magasins ségrégués, etc. Et dans les quartiers noirs, dès qu’il y avait la présence d’une personne blanche, les gens étaient en hypervigilance, parce qu’ils savaient que ce n’était pas normal. De nos jours, ce mur de couleur s’effrite et la société se mélange de plus en plus. Ce qui, en fait, augmente l’hypervigilance les personnes noires et racisées. Parce que la menace du stéréotype est partout : au travail, dans le couple… Ce sont des choses qui rongent. Quand la loi immigration arrive, on sait qu’on va se battre, on sait qui est notre ennemi, il est extérieur, visible : c’est ce gouvernement. Mais quand c’est diffus, pernicieux, quand le racisme a l’apparence d’un sourire qui cache un mépris, quand il a l’apparence de murmures, de bruits de couloirs, d’un plafond de verre ou, pire, d’un plancher collant… Qu’est-ce que ça fait ? On remet en question son être, ses capacités. Il y a de l’anxiété, des angoisses, de la tétanie, puis ça dérive vers la santé mentale et les maladies. Parce qu’on ne comprend pas pourquoi, contrairement aux autres, ça ne marche pas. Et qu’en plus, autour de nous, on est encerclé par de l’actualité violente et raciste. On se surcharge du racisme vicariant [soit le fait d’être impacté·e par des violences subies par d’autres]. On a peur pour ses amis, sa famille, son petit frère, son grand frère… De manière paradoxale, dans un bruit médiatique permanent, on nous dit que le racisme n’existe plus, que la société a avancé et, à la fois, on est tout le temps renvoyé à nos corps. Et en tant que personnes racisées, on a un triple corps : un corps historique, un corps physique et un corps collectif. Dans les médias, lorsqu’une personne est pointée du doigt et qu’elle est noire, on sait qu’il va nous falloir montrer patte blanche. Ce sont des choses qu’on intériorise, tout le temps. Et ça nous tue à petit feu.

Lire aussi I "Voyages : le racisme, un gros poids dans la valise"

Vous montrez que la construction psychique des personnes noires en tant qu’individus est entravée par le poids du racisme. Et que, dans leur cas, la grille de lecture “oedipienne”, souvent mobilisée dans la psychanalyse, est inopérante. Pourquoi ?

D. D. : Dans la conception oedipienne, l’enfant se construit dans une tension qui le pousserait à vouloir tuer le père, donc l’autorité et, en même temps, à vouloir fusionner avec la mère. Sauf que dans le cas des personnes noires, en Occident, nos parents sont infantilisés par la nation. Alors qu’on devrait les voir comme une puissance, parce que ce sont des adultes, ce sont nos parents. Mais on se rend bien compte que la société ne les considère pas. Donc on se construit dans le rejet, dans l’impuissance. Le modèle d’Œdipe est caduc, parce que pour le coup, il n’y a pas de fusion. Ce n’est pas le défi dont nous avons besoin pour nous construire. Pour nous, il y a l’étape d’après : c’est-à-dire défier le colon – qui est le père – mais aussi la civilisation occidentale – qui est la mère. Notre psyché ne se construit pas uniquement de manière familiale, elle n’est pas seulement assujettie aux relations père-mère. C’est plus large que ça. Et je pense que c’est l’un des rouages qui coince dans les relations des personnes noires à la thérapie analytique. 

Justement, dans un sous-chapitre intitulé La thérapie, un truc de Blanc·he·s?, vous écrivez que “dans les communautés noires, se reconnaître et verbaliser le statut de victime est tabou” et que “demander de l’aide l’est tout autant”. Vous expliquez que cette mise à distance de la thérapie est la conséquence de plusieurs facteurs. Outre cette grille d’analyse psychanalytique caduque, quels sont-ils?

D.D. : Comme dans tout mon ouvrage, je mets en évidence le fait que les conditions matérielles et individuelles sont intrinsèquement liées. En termes économiques et en termes de temps, déjà.  Qui a le droit et le temps de s’allouer une heure par semaine, voire plus, pour une thérapie ? Et à l’inverse, qui travaille avec des horaires complètement chamboulés, aliénants ? Qui a la charge de plusieurs personnes, dont parfois certaines restées au pays ? Tout ça empêche une prise en compte de son intériorité, de l’introspection, de sortir du mode de la survie. Et sur un plan un peu plus culturel, en général, la parole est présente au niveau des communautés, de la famille. On considère que, s’il y a un problème, on n’a pas besoin de sortir de cette communauté pour aller en parler à une personne qui, souvent, ne comprend pas. Parce qu’il y a très peu de psys racisés, et encore moins de psys noirs. Et vu que toute notre vie est régie par notre couleur de peau et notre noirité, il y a toujours des liens à faire avec notre mal-être. Qui ne vient pas d’une névrose abstraite, hors-sol, mais qui est souvent liée à cette névrose raciale. Et puis il y a une défiance quant au fait de s’épancher individuellement sur ses problèmes, alors qu’on voit qu’autour de nous tout le monde est à peu près dans le même bateau, qu’on peut parler à sa cousine, à sa tante, qu’on peut trouver des moyens au pays de se soigner avec telle ou telle personne en termes de rituels, par exemple. Tout le monde ne le fait pas. Mais il y a souvent une manière d’aborder son intériorité qui est assez pudique. 

Il y a des choses très bien dans cette manière de faire communauté, mais ça nous enferme aussi, d'une certaine manière. Les jeunes générations en ont conscience. On essaie d’en sortir et de créer des espaces de guérison qui mêlent cet aspect collectif et la prise en compte de notre intériorité. Moi, je milite pour qu'on crée nos manières de faire thérapie. Je pense que, plus on ira dans ce sens-là, plus il y aura de personnes noires et racisées qui se rapprocheront de la thérapie, de cette manière de guérir le soi. 

Au début de notre entretien, vous parliez du silence. Ce sujet traverse votre livre, qu’il s’agisse de la censure des personnes noires sur leur propre expérience ou de celui que la société blanche impose sur les dynamiques raciales. Pourtant, en conclusion, vous suggérez que le silence est peut-être, finalement, l’un des antidotes à la charge raciale…

D. D. : Je trouve qu’on a beaucoup parlé, qu’on continue à parler et, qu’en fait, on ne nous accorde pas le droit de dire. Cette différence-là me semble fondamentale. Parce que parler, témoigner, rendre compte de sa souffrance, nourrir une machine médiatique à base de témoignages, de demandes de validation, de demandes de représentation, pour attendre des miettes d’un système qui jamais n’a eu comme projet de nous inclure… eh bien, ça dénature nos combats et nos luttes. C’est comme si, au lieu d’être entendue et écoutée, notre parole ne faisait qu’être aspirée, déformée, broyée par un système – qui est aussi capitaliste –, pour ressortir sous forme de tendances et des hashtags. 

Pour moi, c’est fondamental de prendre le temps de faire communauté, de ne plus seulement militer “contre”, mais de dire “pour”, pour la noirité. Or pour arriver à ça, pour construire d’autres mondes, élaborer d’autres visions, il faut un silence politique. Se tenir loin du bruit médiatique, des polémiques, parce que ça nous empêche une quiétude d’esprit. Il faut aller dans l’ombre – et une ombre choisie. En fait, il faut faire marronnage [soit, à l’époque coloniale, la fuite d’esclaves qui se cachaient dans les bois ou les montagnes pour échapper à la servitude] : partir de la plantation, aller en hauteur, pour créer autre chose. 

9782213726724 001 X

La charge raciale. Vertige d'un silence écrasant, de Douce Dibondo. Fayard, 270 pages, 20 euros.

Lire aussi I "Qu’est-ce qu’être un·e bon·ne « allié·e » contre le racisme ?"

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.