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© Chiara Dattola pour Causette

Voyages : le racisme, un gros poids dans la valise

Xénophobie, fétichisme, absence de représentation... les femmes racisées doivent faire face à de nombreux obstacles dans leurs expériences de voyages. Pour Causette, quelques-unes se livrent sur leurs périples et sur les solutions mises en place pour dépasser leurs difficultés.

Été 2015. Farah*, 19 ans, est attablée à la terrasse de la célèbre Trattoria Da Nennella en plein cœur des quartiers espagnols de Naples. Alors que la jeune femme s’apprête à déguster un appétissant plat de spaghettis aux fruits de mer, une petite fille s’approche pour la pincer, puis vérifie la couleur de ses doigts : « Elle voulait savoir si ma couleur de peau déteignait sur elle », poursuit Farah, aujourd’hui âgée de 27 ans. Si elle garde un bon souvenir de son séjour napolitain, elle en retient tout de même les remarques déplacées à son égard : « J’ai gardé mon afro durant ce voyage, donc les gens commentaient mes cheveux, me montraient du doigt... c’était super agaçant ! » explique-t-elle. Ces douloureuses expériences, propres à la mécanique raciste de déshumanisation, sont malheureusement communes pour les femmes racisées en voyage.

Lors de son séjour d’études à Cuba, Maÿlis, apprentie juriste de 25 ans, se souvient avoir été mitraillée de photos par un groupe de touristes : « J’étais très surprise ! Au début, je pensais que c’était à cause de mes cheveux, mais je me suis aperçue très vite que c’était ma couleur de peau qui les étonnait », rapporte-t-elle. Ces voyageuses sont également confrontées aux remarques fétichistes des hommes sur leur chemin. En pleine balade entre copines sur la place Taskim d’Istanbul, Niamey *, infirmière de 28 ans, raconte avoir dû faire face aux commentaires sexualisants des passants dans la rue : « Ils me proposaient régulièrement de passer la nuit avec eux parce que je suis noire et donc, d’après eux, plus à même d’accepter. »

Micro-agressions

Ces expériences de racisme peuvent parfois prendre des formes de remarques plus subtiles. Leslinha Luberto, fondatrice de l’entreprise de voyages Lost in America latina, organise des séjours en Amérique du Sud pour les femmes. Alors qu’elle résidait un temps dans le riche quartier de Copacabana, dans le sud de Rio de Janeiro, elle se souvient des regards en coin et des questions déplacées de la part des locataires : « En sortant de l’immeuble, un habitant m’a demandé si j’étais employée par quelqu’un de la résidence. Pour certains, il est difficile d’intégrer qu’une personne noire puisse bénéficier de ce type de cadre ou de services. Ces micro-agressions me faisaient sentir que je n’étais pas à ma place. » Même une simple balade en amoureux dans la capitale de la mode est traversée par ces injonctions : « À Milan, les gens étaient très choqués de voir une femme noire en vacances. Ils étaient également horrifiés de voir nos mains entremêlées avec mon compagnon qui est blanc », rapporte encore Farah.

À la suite d’une mauvaise expérience, Farah* natte ses cheveux afro lorsqu’elle voyage pour décourager les mains intrusives

Alors, pour ne pas brader les plaisirs de l’exploration et faire face au racisme, ces voyageuses déploient des trésors d’inventivité. Farah, qui n’a pas la nationalité française, tente de se protéger administrativement : « J’évite de voyager seule, car je me dis qu’en cas de problème, je ne pourrais pas compter sur l’ambassade de mon pays, le Mali. Si aucune personne avec un passeport plus “fort” n’est présente, personne ne viendra m’aider ! » Depuis ses déconvenues à Naples, la jeune femme natte également ses cheveux pour décourager les mains intrusives et les regards en coin. D’autres voyageuses, à l’instar de Maÿlis, optent pour une meilleure connaissance : « Je fais un peu de recherches sur le pays avant de m’y rendre. Mon critère est de savoir s’il existe une communauté noire, arabe, musulmane ou métissée pour voir si leurs univers d’acceptation sont similaires à celui dans lequel j’ai grandi. »

Depuis 2017, le groupe Facebook We Are Blackpackeuses œuvre pour la mise en place de solutions plus collectives. À destination principalement des femmes noires, et composé de près de dix mille membres, il propose de rassembler ces voyageuses afin « de nous retrouver sur des thématiques qui nous sont communes, que ce soit des besoins de conseils, d’avis ou des questions plus spécifiques, mais toujours avec ce point commun, à savoir que nous sommes des femmes noires », décrit Tarah, l’une des administratrices du groupe. La création de We Are Blackpackeuses a suivi la prise de conscience de l’absence d’espace bienveillant pour discuter voyage entre femmes racisées : « Nous avons constaté un manque pour les voyageuses noires francophones. Lorsque nous avons voulu faire part de ce besoin dans d’autres groupes de voyages (pas forcément dédiés aux femmes racisées), nous n’étions pas écoutées sur des questions qui nous semblaient légitimes, nous étions souvent confrontées à un défaut d’empathie et de compréhension », poursuit Tarah.

Barrières mentales et manque de représentation

Pour ces voyageuses, la difficulté peut aussi résider dans leurs propres barrières mentales : « En tant que personne racisée, on peut parfois grandir en pensant que le voyage est trop difficile d’accès parce qu’il existe peu de représentations de voyageuses racisées. Et la question du coût financier du départ se pose également », analyse Mariam N’Diaye, cofondatrice de Broke and abroad, entreprise qui propose des expériences de voyage à prix réduit, et autrice du roman graphique Voyager solo ? Même pas peur ! (Hikari). Afin d’aider d’autres personnes à dépasser leurs a priori, la jeune femme a créé un compte Instagram autour de ses péripéties au Kirghizistan en passant par Malte ou le Cameroun.

« Les femmes noires qui voyagent solo ne sont pas nombreuses, surtout dans certaines parties du monde »


Tarah, coadministratrice du groupe Facebook We Are Blackpackeuses

C’est l’un des objectifs du groupe We Are Blackpackeuses : « Nous nous sommes rendu compte que les femmes noires qui voyagent solo ne sont pas nombreuses, surtout dans certaines parties du monde, explique Tarah. Un des buts du groupe est de les encourager à voyager partout, même dans les pays où on pourrait penser qu’elles ne sont pas les bienvenues, comme l’Iran, la Géorgie... » Leslinha Luberto raconte aussi, sur les réseaux sociaux, ses expériences en Amérique latine : « Certaines d’entre nous n’ont pas été poussées par leurs parents à voyager seule. Ce sont des barrières mentales. Quand on saute le pas, on se rend compte que c’est possible ! » Et la cheffe d’entreprise remarque désormais une majorité de femmes racisées lors des excursions qu’elle propose au Brésil ou en Colombie : « Ça doit les rassurer de voir que j’ai franchi le cap en tant que femme noire. Après tout, nous avons autant de droits que les autres ! » Pour les femmes racisées, plus que les autres, le voyage est une conquête.

* Les prénoms ont été modifiés.

Lire aussi l Sarah Marquis : je marche seule

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