Muriel Salmona, psy­chiatre : « Non seule­ment on ne fait rien pour les vic­times de vio­lences sexuelles, mais en plus on les maltraite »

Début mars, une femme vic­time d'un viol en 2016 a obte­nu le droit d'euthanasie par un méde­cin et deux psy­chiatres en Belgique. Une ques­tion qui relance le débat sur la prise en charge médi­cale des vic­times de vio­lences sexuelles. Muriel Salmona, psy­chiatre et pré­si­dente de l'association Mémoire trau­ma­tique et vic­ti­mo­lo­gie, explique à Causette le par­cours psy­cho­trau­ma­tique des victimes. 

MurielSalmona HD photo officielle

« Je ne pou­vais plus être avec ma famille. Je ne sup­por­tais plus que mon mari dorme avec moi, je ne sup­por­tais plus de man­ger à table avec eux. J'ai eu des crises de panique et d'anxiété, j'ai fini par avoir des pen­sées sui­ci­daires et j'ai effec­ti­ve­ment fait une ten­ta­tive de sui­cide » a racon­té Nathalie Huygens dans un entre­tien accor­dé au quo­ti­dien belge néer­lan­do­phone Het Laatste Nieuws, relayé et tra­duit par le site d'informations 7sur7. Cette femme, vio­lée en 2016, a obte­nu début mars le droit à l'euthanasie par un méde­cin et deux psy­chiatres. Muriel Salmona, psy­chiatre et pré­si­dente de l'association Mémoire trau­ma­tique et vic­ti­mo­lo­gie a accep­té d'expliquer à Causette le par­cours psy­cho­trau­ma­tique des vic­times de vio­lences, les dif­fi­cul­tés aux­quelles elles sont confron­tées. Elle aborde éga­le­ment la ques­tion de l'euthanasie pour les victimes. 

Causette : Quels sont les symp­tômes psy­cho­trau­ma­tiques créés par les vio­lences sexuelles chez les vic­times ? 
Muriel Salmona : Que ce soit à court ou à long terme, les vio­lences sexuelles créent un état de stress trau­ma­tique, avec des méca­nismes de sur­vie qui s’installent dans la durée pen­dant 10 ans, 20 ans, 40 ans, sui­vant les cas. Le symp­tôme immé­diat, c’est un état de sidé­ra­tion au moment des vio­lences. Puis les vic­times vont mettre en place des méca­nismes de sau­ve­garde, dans les­quels le cer­veau décon­necte les émo­tions, pour évi­ter un stress intense. Cette décon­nexion, entraîne une dis­so­cia­tion, un état d'anesthésie émo­tion­nelle. C'est-à-dire que les évè­ne­ments n'ont pas d'existence réelle. Lorsque les vic­times sont dans cet état de conscience modi­fiée, elles sont en inca­pa­ci­té de contrer des vio­lences, sachant que, la plu­part du temps, les vio­lences sexuelles sont com­mises par des proches. En même temps que cette dis­so­cia­tion, se met en place une mémoire trau­ma­tique, c'est-à-dire que le cir­cuit de la mémoire se décon­necte lui aus­si. Mais dès qu'un lien peut s'établir avec ces vio­lences, cette mémoire trau­ma­tique res­sur­git, ain­si que les cris, les paroles, la haine, la détresse, la peur, la sen­sa­tion de mou­rir, l'horreur … Non seule­ment vous avez dû sur­vivre à des vio­lences extrêmes, mais en plus, vous devrez sur­vivre aux consé­quences de ces vio­lences, qui font que vous les revi­vez continuellement.

Et quelles sont les consé­quences des symp­tômes psy­cho­trau­ma­tiques sur la vie sociale, pro­fes­sion­nelle, fami­liale, et amou­reuse ?
M. S. : Sur la san­té men­tale et phy­sique, les consé­quences sont très lourdes, avec un risque de sui­cide impor­tant. Les vic­times avancent sur un ter­rain miné et ne voient pas com­ment elles pour­ront en sor­tir, ce qui les plonge dans des dépres­sions graves. L'immense majo­ri­té des vic­times ont des troubles anxieux, des troubles du som­meil, et ali­men­taires, des troubles cog­ni­tifs impor­tants et des troubles de la sexua­li­té. Cela entraîne un stress per­pé­tuel et des mala­dies qui y sont liées, comme des dys­fonc­tion­ne­ments car­dio­vas­cu­laires, immu­ni­taires, endo­cri­niens, diges­tifs. C'est un pro­blème de san­té publique majeur, recon­nu par l'OMS. Et plus géné­ra­le­ment, ce sont toutes les sphères de la vie qui sont tou­chées. Il y a un impact sur la sco­la­ri­té, la pro­fes­sion, avec un risque de pré­ca­ri­té, un risque de chô­mage accen­tué, un risque d'invalidité, de han­di­caps. La vie amou­reuse, affec­tive et sexuelle sont aus­si par­ti­cu­liè­re­ment tou­chées à cause d'un manque de confiance en autrui.

À lire aus­si I Enquête : dans le cadre de vio­lences conju­gales, des femmes inter­nées abu­si­ve­ment par leur conjoint violent

Est-​ce qu’il y a une conduite chro­nique qu’on retrouve chez toutes les vic­times de vio­lences sexuelles ?
M. S. : Le choix des stra­té­gies est dif­fé­rent sui­vant les vic­times. Il y a deux grandes stra­té­gies. Toutes sont en situa­tion plus ou moins d'hyper-vigilance et de contrôle à un moment ou à un autre, mais elles peuvent aus­si pri­vi­lé­gier des conduites qu'on appelle « dis­so­ciantes ». Pour évi­ter les pho­bies, les angoisses, tous ces contrôles per­ma­nents épui­sants, les vic­times peuvent avoir recours à des anes­thé­siants ‑l'alcool, la drogue- ou à des conduites à risque. Par exemple, elles se brûlent, elles se sca­ri­fient, ou ont des rela­tions sexuelles dan­ge­reuses. Certaines vic­times de vio­lences sexuelles, notam­ment dans l'enfance, vont pos­si­ble­ment retour­ner ces vio­lences, soit contre elles-​mêmes, soit contre autrui. Les femmes, en géné­ral, seront plu­tôt vio­lentes envers elles-​mêmes et les hommes auront plu­tôt, en pos­ses­sion domi­nante, des conduites dis­so­ciantes qui s'exerceront contre autrui.

Combien de temps s’écoule entre le moment où les vic­times subissent des vio­lences et le moment où elles viennent consul­ter ? 
M. S. : Il n'y a que 10% des per­sonnes ayant subi un viol qui rece­vront les soins d'urgence néces­saires. Or, le viol est une urgence abso­lue. Les vio­lences créent des atteintes neu­ro­lo­giques et neuro-​endocrinologiques très impor­tantes. Ce sont des bles­sures qui sont d'ailleurs visible sur les IRM. Il faut éga­le­ment prendre en compte le risque de gros­sesse et de mala­dies sexuel­le­ment trans­mis­sibles. Donc 10%, c'est très faible. Pourtant, les vic­times disent que le pre­mier recours, lorsqu’elles ont subi une vio­lence sexuelle, ce sont le méde­cin et le psy­chiatre. On sait qu'en moyenne, les vic­times mettent entre 10 et 13 ans pour accé­der à des soins spé­cia­li­sés, d'après les der­nières enquêtes. Alors qu'il fau­drait que dès les pre­mières vio­lences, on agisse.

Est ce que le tra­vail thé­ra­peu­tique est le même lorsque la vic­time se pré­sente immé­dia­te­ment, ou après plu­sieurs années ? 
M. S. : Ce qu'il faut com­prendre, c'est qu'il y a un conti­nuum de vio­lence, chez les femmes par­ti­cu­liè­re­ment. Une femme qui a subi des vio­lences phy­siques et sexuelles dans l'enfance a un risque mul­ti­plié par 16 de subir des vio­lences conju­gales et des vio­lences sexuelles à l'âge adulte. Donc plus on donne des soins effi­caces tôt, plus on évite la repro­duc­tion de ces violences. 

Qu’est-ce qu’une prise en charge médico-​psychologique de qua­li­té ?
M. S. : Il faut qu'elle soit pré­coce. Pour ça, il faut être très atten­tif à tous les symp­tômes, tous les signes qui peuvent sur­gir de la souf­france. Mais il faut aus­si, même si on a l'impression qu'on ne voit rien, poser des ques­tions. Il faut qu'il y ait ce dépis­tage sys­té­ma­tique et uni­ver­sel, adap­té à toutes les vic­times, à leur âge, à leur han­di­cap, à leur langue. Et après le dépis­tage, les vic­times doivent rece­voir une pro­tec­tion, une psy­choé­du­ca­tion, qui est essen­tielle pour leur expli­quer le prin­cipe de la mémoire trau­ma­tique. Cette pro­tec­tion doit être com­bi­née à un trai­te­ment pour retrou­ver des liens, recher­cher ce qui s'est pas­sé et com­prendre. Il faut aus­si faire dimi­nuer le stress et résoudre les pro­blèmes de san­té. Une bonne prise en charge est donc pluridisciplinaire.

Dans votre article « Les vio­lences sexuelles : un psy­cho­trau­ma­tisme majeur », vous écri­vez que 79% des professionnel·les de san­té ne font pas le lien entre les vio­lences subies dans l’enfance de leurs patient·es et leur état de san­té, com­ment l'expliquez-vous ? 
M. S. : Il y a le manque de for­ma­tion, qui est effa­rant. Les for­ma­tions pour les vio­lences sexuelles n'existent pas du tout dans les facul­tés. Cela vient à la fois du déni au sujet des vio­lences, dont bien enten­du les femmes en sont les prin­ci­pales vic­times, et au-​delà du déni, l'existence d'une culture du viol qui met sys­té­ma­ti­que­ment en cause les vic­times et uti­lise les symp­tômes psy­cho­trau­ma­tiques pour les retour­ner contre elles. Comme dans la majo­ri­té des cas, aucun lien entre le com­por­te­ment de la vic­time et ce qu’elle a subi n'est fait, les pro­fes­sion­nels de san­té mettent sou­vent les vic­times sous des trai­te­ments inap­pro­priés, dis­so­ciants qui aggravent les risques d'être, de nou­veau, vic­time de vio­lences. Non seule­ment on ne fait rien pour les vic­times de vio­lences sexuelles, mais en plus on les mal­traite ! Aujourd'hui, on n'a aucune garan­tie que ces for­ma­tions exis­te­ront un jour. Le milieu médi­cal est hyper machiste et il s'agit d'un des milieux où il y a le plus de vio­lences sexuelles. 

À lire aus­si I Le contrôle coer­ci­tif, cette notion qui pour­rait révo­lu­tion­ner la lutte contre les vio­lences conjugales

Vous écri­vez aus­si que les com­por­te­ments des vic­times sont jugés para­doxaux par les professionnel·les qui les prennent en charge ?
M. S. : On entend des ques­tions inap­pro­priées : « Pourquoi elle est res­tée ? » « Pourquoi elle est reve­nue ? » … En fait, quand la vic­time part, elle est enfin pro­té­gée de l'agresseur, donc elle est moins dis­so­ciée et sa mémoire trau­ma­tique va l’envahir de façon très vio­lente. Si per­sonne n’est là pour lui expli­quer ce qu’il se passe, elle peut avoir le sen­ti­ment que sa situa­tion est pire qu'avant. Elle se per­suade que c'était une erreur de par­tir. Et les pro­fes­sion­nels de san­té uti­lisent ce com­por­te­ment para­doxal pour le retour­ner contre les vic­times. On a inven­té dans le pas­sé des symp­tômes comme les troubles de la per­son­na­li­té liés à leur sexe, la fameuse "hys­té­rie fémi­nine", qui n'était que la mani­fes­ta­tion de troubles psy­cho­trau­ma­tiques. Ces mau­vais diag­nos­tiques n'arrêteront pas tant qu'on n'aura pas décons­truit les inéga­li­tés, les sté­réo­types sexistes, les repré­sen­ta­tions, toute la pro­pa­gande anti-​victimaire de culture du viol. 

Que pensez-​vous du droit d'euthanasie qui a été accor­dé à cette femme vic­time de viol en Belgique ?
M. S. : C'est abso­lu­ment into­lé­rable. Quelle est la garan­tie qu'elle ait eu une prise en charge avec des soins effi­caces ? Aucune. Et tout ça, c'est déci­dé par des méde­cins qui ne sont pas for­més. C'est inhu­main. Derrière toute volon­té de mort, il y a eu une volon­té exté­rieure de des­truc­tion de la per­sonne. Et c'est ça qu'il faut soigner. 

Avez-​vous déjà eu l'occasion de tra­vailler avec des hommes auteurs de vio­lences sexuelles ?
M. S. : Oui, avec de très jeunes ados et les résul­tats ont été très bons. Ils ont eu des prises de conscience de leur addic­tion à la vio­lence, et éga­le­ment de leur capa­ci­té ensuite à ne plus exer­cer cette vio­lence. Je n'exerce pas auprès d'adulte car je ne peux pas me retrou­ver face à de grands cri­mi­nels. C'est un choix per­son­nel pour me pro­té­ger. Quand ils sont jeunes, ils peuvent encore aspi­rer à une autre vie et je pense qu'il est impor­tant d'intervenir à ce moment là. 

À lire aus­si I Selon le minis­tère des Solidarités, le nombre de vic­times de vio­lences sexuelles en Ehpad pour­rait être « monstrueux »

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