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In the car, détail, Roy Lichtenstein, 1963

Le contrôle coer­ci­tif, cette notion qui pour­rait révo­lu­tion­ner la lutte contre les vio­lences conjugales

Substituer la notion de « contrôle coer­ci­tif » à celle de « l'emprise » pour mieux lut­ter contre les vio­lences conju­gales, en poin­tant les com­por­te­ments de l'auteur et non plus seule­ment les consé­quences sur sa vic­time. C'est l'enjeu d'une nou­velle lutte qui se des­sine au sein du mou­ve­ment féministe.

Contrôle coer­ci­tif. La pre­mière fois que nous avons ren­con­tré le terme, c'est dans un entre­tien au Journal du dimanche don­né début sep­tembre par la ministre à l'égalité Isabelle Rome. L'ex-Haute-fonctionnaire à l'Égalité femmes-​hommes au minis­tère de la Justice, rom­pue au sujet des vio­lences conju­gales en tant qu'ancienne magis­trate et membre d'associations de pro­tec­tion des femmes vic­times annon­çait être favo­rable à la créa­tion d'une jus­tice spé­cia­li­sée et disait : « Il faut conti­nuer à for­mer tous les juges et pro­cu­reurs sus­cep­tibles de trai­ter ce type d'affaires. Notamment concer­nant la notion d'emprise, voire, de contrôle coer­ci­tif, ces pro­ces­sus dans lequel le conjoint violent place l'autre sous sa domi­na­tion, le ren­dant dépen­dant et le pla­çant dans une situa­tion de grave danger. » 

Ainsi de ces choses dont on découvre l'existence et qu'on ne cesse de recroi­ser par la suite, la notion revient plu­sieurs fois à nos oreilles dans la fou­lée. C'est l'association Women for Women France, qui lui consacre une page sur son site dédié à l'information multi-​langues sur les vio­lences de genre. C'est la jour­na­liste fémi­niste Marine Périn qui sug­gère dans un tweet que les récentes affaires met­tant en cause le YouTubeur Léo Grasset et le dépu­té Julien Bayou pour­raient rele­ver du contrôle coer­ci­tif. Enfin, c'est car­ré­ment l'intitulé de la 12ème jour­née de sen­si­bi­li­sa­tion aux vio­lences intra­fa­mi­liales orga­ni­sée par le CHI Robert Bellanger de Villepinte (Seine-​Saint-​Denis), répu­té en pointe sur les sujets de vio­lences à l'encontre des femmes : « Identifier le contrôle coer­ci­tif pour une meilleure prise en charge des vic­times et des auteurs ». Parmi les invité·es de ce col­loque orga­ni­sé le 24 novembre pro­chain, des intervenant·es reconnu·es pour leur exper­tise et leurs actions (la pion­nière de la lutte contre les fémi­ni­cides Ernestine Ronai, le juge Édouard Durand, la psychologue-​clinicienne Fatima Le Griguer-​Atig…) et la ministre elle-même. 

« C'est une appa­ri­tion séman­tique récente dans le pay­sage fran­çais, le terme nous vient des pays anglo­phones », pose Sarah McGrath, fon­da­trice de Women for Women France. Elle-​même Australienne, elle l'assure : « Pour rendre compte des vio­lences qui s'exercent au sein d'un couple, la notion de contrôle coer­ci­tif est désor­mais la meilleure défi­ni­tion du com­por­te­ment de l'agresseur qui soit. » Une sacrée pro­messe, à l'heure où si les effets sur les vic­times sont bien com­pris (dépré­cia­tion de soi, iso­le­ment, dépres­sions, psycho-​traumatismes, pen­sées sui­ci­daires), il reste par­fois dif­fi­cile de rendre signi­fiants des com­por­te­ments qui ne relèvent pas de la vio­lence physique.

"Il s'agit d'un acte déli­bé­ré ou un sché­ma com­por­te­men­tal de contrôle, de contrainte ou de menace uti­li­sé par un indi­vi­du contre une per­sonne dans le but de la rendre dépen­dante, subor­don­née et/​ou de la pri­ver de sa liber­té d’action"

Sarah McGrath

Comment le définit-​on ? Pour Sarah McGrath, il s'agit « d'un acte déli­bé­ré ou un sché­ma com­por­te­men­tal de contrôle, de contrainte ou de menace uti­li­sé par un indi­vi­du contre une per­sonne, un·e par­te­naire intime ou un·e ex-​partenaire, dans le but de la rendre dépen­dante, subor­don­née et/​ou de la pri­ver de sa liber­té d’action. » Et d'énumérer un fais­ceau de com­por­te­ments pou­vant rele­ver du contrôle coer­ci­tif : un droit de regard sur les com­mu­ni­ca­tions et les fré­quen­ta­tions de la vic­time, sa manière de vivre, ses dépla­ce­ments ; des vio­lences éco­no­miques (sur­veillance des dépenses, par exemple) ou admi­nis­tra­tives (confis­ca­tion d'un pas­se­port, par exemple). Mis bout à bout, ces agis­se­ments entraînent l'isolement puis la dépen­dance de la vic­time à l'auteur, qui peut alors assoir sa domi­na­tion, avant même que s'exercent les vio­lences psy­cho­lo­giques et physiques. 

L'intuition lit­té­raire de Louise Mey

Si le mot n'était pas cité dans le superbe roman La Deuxième femme de Louise Mey, paru en 2020, ses rouages y étaient par­ti­cu­liè­re­ment bien décrits. Une intui­tion lit­té­raire due à une com­pré­hen­sion docu­men­tée de ce qui se joue dans ce qu'en France on appelle tou­jours « les méca­nismes de l'emprise ». Mais notre pays a un train de retard. Le contrôle coer­ci­tif, ou coer­vice control en anglais, est né sous la plume de l'Américain Evan Stark, ancien tra­vailleur social et socio­logue, 80 ans aujourd'hui. En 2007, il publie Coercive Control : The Entrapment of Women in Personal Life, dans lequel il ren­verse la table des idées pré­con­çues autour des « vio­lences domes­tiques ». Il est rare, dit-​il, que la vio­lence phy­sique soit une impul­sion sor­tie de nulle part : ses obser­va­tions empi­riques montrent au contraire que la plu­part du temps, les coups ne sont que l'aboutissement d'un « motif récur­rent de com­por­te­ments contrô­lants, rele­vant du ter­ro­risme ou de la prise d'otage ». De quoi ouvrir de nou­velles pers­pec­tives, qui abou­ti­ront à l'intégration dans plu­sieurs codes pénaux (d'abord l'Angleterre en 2015, puis l'Écosse, plu­sieurs États aus­tra­liens, le Canada…) du contrôle coer­ci­tif et de sa répression.

« As-​tu peur de sa réac­tion lorsque tu es en retard ? » ; « Est-​ce qu’il te demande d’activer ton GPS quand tu es sans lui ? » ; « Est-​ce qu’il t’oblige à chan­ger de vête­ment parce qu’il les trouve trop provocants ? »

Extraits d'une grille d'évaluation

L'intérêt, reprend Sarah McGrath, « c'est qu'en mobi­li­sant ce concept, on met l'accent sur le com­por­te­ment pro­blé­ma­tique de l'auteur des vio­lences et pas sur la réac­tion des vic­times ». Même son de cloche chez la psy­cho­logue cli­ni­cienne Fatima Le Griguer-​Atig, fon­da­trice de l'Unité Spécialisée d'accompagnement du Psycho trau­ma­tisme (Usap) de l'hôpital Robert Ballanger : « Accompagner les vic­times en leur fai­sant évo­quer avec pré­ci­sion ces méca­nismes contrô­lants, c'est leur ôter beau­coup de culpa­bi­li­té. Elles se rendent compte que ce qui leur arrive cor­res­pond à un sché­ma de vio­lences et que ce ne sont pas elles qui sont folles. » Car c'est le risque, avec des com­por­te­ments qui peuvent d'apparence sem­bler ano­dins, ponc­tuels, ou sim­ple­ment rele­ver d'une per­son­na­li­té pos­ses­sive ou carac­té­rielle : condi­tion­nées par leur agres­seur avec force gas­ligh­ting1, cer­taines vic­times se per­suadent que ce sont elles qui ont un problème. 

Pour leur faire com­prendre qu'il n'en est rien, les pion­nières fran­çaises à mani­pu­ler le concept de contrôle coer­ci­tif s'appuient alors sur les tra­vaux des psy­cho­logues et militant·es des pays anglo­phones pour carac­té­ri­ser ce qu'elles vivent. Concrètement, Sarah McGrath, Fatima Le Griguer-​Atig ou encore l'avocate Anaïs Defosse uti­lisent des res­sources telles que des grilles de dépis­tage du phé­no­mène dis­po­nibles en ligne. Exemple des ques­tions : « As-​tu peur de sa réac­tion lorsque tu es en retard ? » ; « Est-​ce qu’il te demande d’activer ton GPS quand tu es sans lui ? » ; « Est-​ce qu’il t’oblige à chan­ger de vête­ment parce qu’il les trouve trop pro­vo­cants ? » « Montrer aux vic­times et aux sur­vi­vantes que ce qu'elles subissent ou ont subi relève d'un sys­tème oppres­sif cohé­rent et n'est pas une somme d'actes iso­lés, c'est très pré­cieux, car dès qu'on leur explique, leurs yeux s'illuminent, elles disent "mais oui, c'est exac­te­ment ce que j'ai vécu" et leur sou­la­ge­ment est énorme », s'enthousiasme Sarah McGrath. 

"J'ai chan­gé de para­digme. Je pré­fère ce terme parce qu'il est beau­coup moins flou puisqu'il cor­res­pond à toute une série de faits concrets et parce qu'il res­pon­sa­bi­lise les auteurs."

Fatima Le Griguer-Atig

La mili­tante comme la psy­cho­logue – qui pré­pare actuel­le­ment une thèse sur le sujet de la prise en charge des vic­times de contrôle coer­ci­tif – pré­fèrent même désor­mais rem­pla­cer dans leurs dis­cours la notion d'emprise par celle de contrôle coer­ci­tif. « Lors de ma contri­bu­tion aux groupes de tra­vail du Grenelle sur les vio­lences conju­gales il y a trois ans à peine, je par­lais d'emprise, sou­ligne Fatima Le Griguer-​Atig. Mais aujourd'hui, j'ai chan­gé de para­digme. Je pré­fère ce terme parce qu'il est beau­coup moins flou puisqu'il cor­res­pond à toute une série de faits concrets et parce qu'il res­pon­sa­bi­lise les auteurs. » « Dans les affaires de vio­lences conju­gales, devant les juges, on jus­ti­fie le non-​départ de la vic­time parce qu'elle est "sous emprise", qui est fina­le­ment tou­jours un peu de sa faute, ren­ché­rit Sarah McGrath. Si on uti­lise le contrôle coer­ci­tif comme grille de lec­ture, on montre de façon lim­pide de quoi cette emprise est le nom. »

Intervention pré­coce

Pour les défri­cheuses fran­çaises, au-​delà de ces ques­tions de ter­mi­no­lo­gies, c'est l'efficacité du concept, éprou­vé à l'étranger, qui les inté­resse. « Dans les pays où il a inté­gré le code pénal, le contrôle coer­ci­tif per­met une inter­ven­tion pré­coce dans la rela­tion de vio­lences qu'il ins­talle, assure Sarah McGrath. Identifié tôt par la jus­tice, il per­met de bri­ser un sché­ma de vio­lences qui va cres­cen­do. En fait, il per­met pro­ba­ble­ment d'empêcher des fémi­ni­cides. » La jeune femme, qui indique que de l'avis des mili­tantes inter­na­tio­nales, c'est la défi­ni­tion qu'en fait le code pénal écos­sais qui est la plus ambi­tieuse et pro­tec­trice, ajoute : « À terme, l'intégrer dans le code pénal fran­çais pour­rait faci­li­ter la vie des magis­trats et des avo­cats. »

Car à l'heure actuelle, les avo­cates pré­cur­seures et armées sur le sujet ne peuvent uti­li­ser le contrôle coer­ci­tif que comme un moyen d'étayer un contexte pour appuyer d'autres charges recon­nues par la loi. Me Anaïs Defosse, avo­cate spé­cia­liste des vio­lences intra­fa­mi­liales et membre de la force juri­dique de la Fondation des femmes, explique à Causette : « J'utilise les grilles d'évaluation dis­po­nibles en ligne pour don­ner une idée de ce que vit la vic­time au quo­ti­dien. Mais on doit ensuite com­po­ser avec le code pénal exis­tant, donc par exemple, si un homme sur­veille les mails de sa com­pagne, je plai­de­rai l'atteinte au secret des cor­res­pon­dances. Souvent en fait, j'utilise l'infraction de vio­la­tion de la vie pri­vée. Sans loi spé­ci­fique, il nous faut navi­guer dans de nom­breux aspects du droit pour par­ve­nir à qua­li­fier cer­tains des faits qui consti­tuent le contrôle coer­ci­tif. » Mais cer­tains com­por­te­ments oppres­sifs répé­tés et conscien­ti­sés par leur auteur ne consti­tuent aucune infrac­tion aux yeux de la loi fran­çaise, d'autant que les vio­lences psy­cho­lo­giques, qui sont ins­crites, elles, dans le code pénal, n'y sont pas défi­nies.

"Légiférer là, main­te­nant, ce serait fon­cer droit dans le mur car nous ne sommes pas du tout prêts"

Me Anaïs Defosse

Faut-​il, alors, faire avan­cer notre droit et l'aligner sur ces pays qui depuis quelques années péna­lisent le méca­nisme du contrôle coer­ci­tif ? Pour Me Anaïs Defosse, « légi­fé­rer là, main­te­nant, ce serait fon­cer droit dans le mur car nous ne sommes pas du tout prêts, la notion est incon­nue à la plu­part des per­sonnes ». Même avis chez Sarah McGrath : « Il va d'abord fal­loir se mettre d'accord sur une défi­ni­tion com­mune et faire œuvre de péda­go­gie pour mon­trer que le contrôle coer­ci­tif, ce n'est pas un "com­por­te­ment de connard". On parle de menaces, de mani­pu­la­tions, d'intimidations, de subor­di­na­tions… Les consé­quences, ce sont des vies trau­ma­ti­sées, et par­fois des sui­cides. » La prio­ri­té, de l'avis de toutes, reste donc de conti­nuer à for­mer magistrat·es et policier·ères, de manière à ce que les com­por­te­ments contrô­lants ne soient plus pris à la légère. « Il faut conti­nuer à faire évo­luer les men­ta­li­tés, souffle Me Anaïs Defosse. Car cer­taines des femmes que j'accompagne subissent plus de psy­cho­trau­ma en rai­son de la ter­reur que leur conjoint leur fait vivre que du coup de poing qu'elles ont reçu. »

Lire aus­si l Violences psy­cho­lo­giques : « Très peu de condam­na­tions, en rai­son de la dif­fi­cul­té d'en faire la preuve »

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