clementine baldon
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L'Affaire du siècle : « La jus­tice prend l’État au mot et va le contraindre à res­pec­ter ses enga­ge­ments climatiques »

« Un jugement historique. » C’est ainsi que l’Affaire du siècle (le collectif regroupant Notre affaire à tous, Oxfam, Greenpeace, la fondation Nicolas Hulot) qui avait porté plainte contre l’État français pour inaction climatique a salué la condamnation, mercredi 3 février, par le tribunal administratif de Paris, de l’État pour « carences fautives » dans la lutte contre le réchauffement climatique. Entretien avec Me Clémentine Baldon, qui a accompagné pendant deux ans la Fondation Nicolas Hulot dans cette lutte judiciaire.

Causette : Pour la première fois, l’État français a été condamné pour inaction climatique. Plus précisément, le tribunal administratif de Paris a reconnu le préjudice moral des ONG requérantes, lésées dans leur combat faute d’action suffisante de l’État français. En quoi est-ce une décision importante ?
Me Clémentine Baldon :
Faire reconnaître l’existence de ce préjudice moral, c’était une condition juridique préalable nous permettant de faire reconnaître par la justice le point suivant : l’État est responsable de manquements en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Le tribunal a reconnu l’existence d’un triptyque menant à cette conclusion, c’est-à-dire une faute (ne pas en faire assez pour respecter ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre), un préjudice (un préjudice écologique et un préjudice aux ONG requérantes, pénalisées dans leurs actions contre le réchauffement climatique) et un lien de causalité (entre la faute et le préjudice). Il a donc été condamné à verser un euro symbolique pour le préjudice moral et jugé responsable de l’aggravation du préjudice écologique lié au non respect de ses engagements de réduction d’émissions. C’est une étape historique parce que, pour la première fois en France, un tribunal reconnaît l’existence d’un préjudice écologique qu’il impute à l’État.

Lire aussi l « L’Affaire du siècle » : l’État sur le banc des accusés

C’est le premier volet de ce procès. Le deuxième se tiendra au printemps, car le tribunal se laisse un temps de « supplément d’instruction » pour étudier de nouveaux arguments de défense de la France. Quel est l’enjeu de cette deuxième étape ?
M.
C. B. : En effet, les représentants de l’État ont versé hier à la procédure un nouveau mémoire présentant les nouvelles mesures mises en place pour tenir la trajectoire de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), notamment le projet de loi transposant les propositions de la Convention citoyenne pour le climat. Or, nous savons déjà, grâce à de nombreuses évaluations indépendantes que nous soumettrons aux juges, que ces dispositions ne sont pas suffisantes. Nous allons produire ces études afin de nous appuyer sur des éléments objectifs.
Donc, lors de la prochaine audience, maintenant que le principe de préjudice écologique est acté, il s’agira de réfléchir à sa réparation. Le tribunal va-t-il ordonner des mesures pour contraindre l’État à atteindre ses objectifs ? Et quelles seront-elles ? Il ne s’agira pas forcément de pousser le législateur à voter de nouvelles lois, mais peut-être surtout à respecter celles déjà votées, comme la loi fixant les taux de rénovation thermique des bâtiments, sur lesquels la France est en retard.

L’Affaire du siècle accompagne aussi la mairie de Grande-Synthe dans son recours climatique contre l’État, dont une étape clé a été conclue le 19 novembre : le Conseil d’État a donné raison à la commune, en laissant au gouvernement trois mois pour « justifier que la trajectoire de réduction à horizon 2030 pourra être respectée ». Assiste-t-on à un « moment justice » dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
M. C. B. : Absolument, et pas qu’en France. Face aux États qui ne respectent pas leurs engagements, la justice devient un levier en Europe comme aux États-Unis. Je pense ainsi à Urgenda aux Pays-Bas, l’action dont l’Affaire du siècle s’inspire, même si eux ont axé leur lutte sur les objectifs quand nous le faisons nous sur les moyens pour atteindre ces objectifs. Urgenda – contraction entre « urgent » et « agenda » – a réussi l’exploit en 2015 (et confirmé en 2019) de faire condamner l’État hollandais pour qu’il relève ses objectifs de réduction de gaz à effets de serre de 17 à 25 % d’ici à 2020 par rapport à 1990. Des procès ont été initiés par la suite en Irlande, en Belgique, en Allemagne... De notre côté, nous inspirons par exemple depuis quelque temps une action judiciaire espagnole. Surtout, la presse internationale se fait écho de la décision d’hier.

Comment expliquez-vous ce « moment justice » ?
M. C. B. : Le réchauffement climatique, c’est la menace existentielle qui pèse sur nous tous. Travailler auprès de l’Affaire du siècle m’a permis de mesurer, en me plongeant dans les rapports du GIEC pour préparer nos mémoires juridiques, que tout va se jouer d’ici à 2030, point de bascule critique. Le levier politique a été joué à fond, via les COP, l’Accord de Paris... C’est super, sauf qu’aucun État ne respecte ses engagements. On est donc dans la com.
La justice intervient alors pour dire aux États : « Vous vous êtes engagés dans l’Accord de Paris, si vous le respectez pas, c’est une faute. » D’ailleurs, dans la défense de l’État, on voyait bien qu’ils étaient un peu coincés, un peu gênés aux entournures, car il était difficile de remettre en cause ces engagements. L’énorme apport du jugement d’hier, c’est que le tribunal a pris l’État au mot et qu’à terme tous ces engagements politiques vont enfin devenir contraignants.
Un autre point intéressant : les juges regardent ce que font les juges des pays voisins. Certaines personnes critiques de l’Affaire du siècle nous disaient : « Pourquoi attaquer la France, qui fait moins pire que son voisin ? » On peut désormais leur répondre que puisqu’en matière de lutte pour le climat, chaque État doit faire sa part, il est extrêmement important que chaque juge surveille le respect des engagements de son pays pour arriver à un résultat mondial, via une succession de condamnations.

Mais ce que vous mettez en avant aussi, c’est que ce jugement permettra des retombées en France, via la création d’une jurisprudence.
M. C. B. : Exactement. Ce jugement crée un précédent qui pourra être utilisé par des victimes directes, par exemple, des agriculteurs victimes de la sécheresse ou contre la création de grands projets de nouvelles zones commerciales ou industrielles.
Ce ne sera pas simple, car il faudra que la victime prouve le lien de causalité entre responsabilité de l’État et sa situation, mais nous ouvrons la voie.
Par ailleurs, on dit souvent que les juges ne sont pas assez spécialisés en matière d’environnement, mais là, on voit bien qu’ils ont compris tous les enjeux de notre plainte. C’est un exercice presque de familiarisation que nous avons mené auprès des juges pour leur faire comprendre les mécanismes du réchauffement climatique. Avec l’émergence de juges plus aguerris et plus sensibilisés, de nouvelles victoires peuvent être menées.

Reprenons l’exemple de l’agriculteur victime de la sécheresse. Ne sera-t-il pas facile à l’État de se dédouaner en expliquant que la responsabilité de cet effet climatique est diluée entre tous les pays du monde ?
M. C. B. : C’est exactement ce qui nous faisait peur il y a deux ans, quand nous avons intenté cette action contre l’État avec l’Affaire du siècle. C’était d’ailleurs un des arguments centraux de la défense de la représentante de l’État de dire que tous les pays sont responsables d’une part et que les industriels sont aussi responsables d’autre part. Mais c’est précisément notre victoire : la rapporteure publique a dit que le fait que le réchauffement climatique soit multifactoriel ne dilue pas la responsabilité de l’État et le juge l’a suivie. Donc les prochains recours individuels pourront s’appuyer dessus.

Il y a deux semaines, la justice française faisait annuler l’obligation de quitter le territoire français à l’encontre d’un Bangladais souffrant de troubles respiratoires liés à la pollution de son pays d’origine. Cela confirme-t-il le « moment justice » que nous évoquions plus haut ?
M. C. B. : Les fondements sont très différents, mais oui, on peut dire que cela s’inscrit dans un mouvement plus large de prise en considération par les juges des risques environnementaux, même difficiles à appréhender comme le changement climatique pour l’Affaire du siècle et la pollution de l’air pour l’affaire de ce réfugié bangladais.

Lire aussi : Le Bangladais Sheel est-il devenu le premier réfugié climatique de France ?

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