Pollution de l’air : les par­ti­cules fines au tribunal

Fruits des activités humaines, les émissions de gaz et de particules empoisonnent l’atmosphère, causant des dizaines de milliers de morts par an et d’innombrables cas de maladies chroniques. Des victimes commencent à s’organiser. Quinze d’entre elles ont intenté des actions en justice pour donner un visage à ce fléau.

Passy 01 A
© Felix Ledru pour Causette - Dans la vallée de l’Arve (Haute-Savoie),
l’air pollué stagne au pied des montagnes.
Trafic routier, chauffage au bois et industrie forment un trio redoutable.

Quand elle rentre à Paris, de retour des environs de Lyon et d’Évian où vit sa famille, Khadoudja Bouabdellah dit qu’elle « ne respire plus ». Ses inspirations se font sifflantes. Son asthme, apparu dans les années 1990, empire. Des crises mènent la sexagénaire à l’hôpital où les urgentistes lui administrent corticoïdes et bronchodilatateurs. « Affection respiratoire sévère et chronique fortement aggravée par la pollution », a diagnostiqué son médecin, en juin 2018. Un an plus tard, un confrère attestait d’un « asthme important lié à la pollution élevée », au point de conduire sa patiente « plusieurs fois aux urgences l’hiver pour des crises asthmatiques graves ».

Dans la capitale, la pollution chronique, exception faite de l’ozone, baisse depuis dix ans, selon Airparif. Mais les seuils recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) restent « largement dépassés », prévient l’association. Pour les particules fines, très toxiques, « les observations peuvent être dix fois supérieures à la recommandation la plus stricte ». « Tous les médecins me disent de partir définitivement, dit en soupirant Khadoudja Bouabdellah, mais je ne peux pas. » Ce matin de février, elle remonte le boulevard Raspail le souffle court. Longtemps, elle ne s’imaginait pas abandonner la ville où ses parents, rapatriés d’Algérie, se sont installés en 1976. Le voudrait-elle aujourd’hui qu’elle n’en aurait pas les moyens. « J’ai arrêté de travailler tôt, après un accident. J’ai des petits revenus, autour de 900 euros par mois. Je vis en HLM, je ne peux pas me loger ailleurs. » Il y a trois ans, Khadoudja Bouabdellah apprend par la presse qu’une Parisienne souffrant de problèmes respiratoires porte plainte contre l’État. Elle décide de l’imiter, « pour faire reconnaître que l’on bousille notre santé et que, pour la sauver, on est forcé d’abandonner sa ville ». Le 11 février, la cour administrative d’appel de Paris examinait leur dossier et celui d’un autre malade chronique. Asthme, bronchite, insuffisance respiratoire, inflammation de la membrane autour du cœur…

Khadoudja Bouabdellah 02 A
© Felix Ledru pour Causette - Khadoudja Bouabdellah
au parc Montsouris, à Paris.
Des crises d’asthme liées à la pollution
l’ont décidée à porter plainte contre l’état.
48 000 décès par an

« La pollution, notamment lors de pics, exacerbe leurs symptômes, à supposer qu’elle ne soit pas à l’origine même de leurs maladies », expose François Lafforgue, leur avocat. Sur le banc adverse, le ministère de la Transition écologique, accusé d’inertie face aux gaz et particules, fruits des activités humaines, qui empoisonnent l’atmosphère. François Lafforgue est associé au cabinet TTLA, connu pour ses combats pour l’indemnisation des ouvrier·ères malades de l’amiante ou des agriculteur·rices intoxiqué·es aux pesticides. En défendant quinze dossiers de victimes déclarées de la pollution, partout en France, il défriche un nouveau terrain.
Santé publique France évalue à 48 000 décès prématurés par an le « fardeau » des particules les plus fines. Soit 9 % de la mortalité, une perte d’espérance de vie de neuf à quinze mois à l’âge de 30 ans, tant ces polluants alimentent « maladies cardiovasculaires, respiratoires ou encore neurologiques, et cancers ». Les métropoles suffoquent, mais aussi des villes moyennes, des campagnes. L’OMS chiffre à 4,2 millions par an les morts imputables à l’air vicié dans le monde. En février, l’université de Harvard en dénombrait le double : 8,7 millions en 2018, près d’un décès sur cinq, dont 97 242 en France. Pour parvenir à ces simulations, les scientifiques identifient dans des études « une causalité entre l’exposition à un polluant et un effet sur la santé, principalement via son action pro-inflammatoire sur les organes, décrit Sylvia Medina, coordinatrice du programme de surveillance Air et santé à Santé publique France. On cherche ensuite à estimer l’effet d’un niveau de pollution sur une pathologie. Puis on applique cette relation aux données de pollution et de santé d’une zone géographique. »

En France, les autorités en font trop peu pour empêcher que respirer ne rende malade. La justice l’admet. « Les tribunaux administratifs reconnaissent la carence fautive de l’État, c’est-à-dire qu’il ne prend pas de mesures suffisantes pour atteindre dans les délais les plus courts les objectifs de qualité », relève François Lafforgue. Une directive européenne fixe des valeurs limites aux polluants. Le Code de l’environnement garantit un « droit de respirer un air pur qui ne nuise pas à [la] santé ».

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© Felix Ledru pour Causette - Muriel Auprince, porte-parole de Coll’air pur,
et Anne-Laure Malangé, institutrice, dans la vallée de l’Arve (Haute-Savoie).

À Montreuil et à Paris, en 2019, à Lyon et à Grenoble, fin 2020, plusieurs jugements de première instance constatent que les dépassements de seuils sont récurrents, les effets des plans de protection de l’atmosphère tardifs ou insuffisants. Mais ils considèrent aussi que « le lien entre cette carence de l’État et les symptômes des plaignants n’est pas suffisamment avéré », regrette Olivier Blond, directeur de Respire, l’une des associations à avoir mis en route ces actions, avec Écologie sans frontière. Sur ce point-là, « tous ont été déboutés ». Il manque un maillon pour relier les statistiques aux humains. Pour donner un visage aux victimes, comme l’a fait une juridiction britannique (voir l’encadré).

Mauvais air dans la vallée

Celles et ceux qui se disent malades de la pollution n’ont que leur vécu comme preuve. En 2010, Anne-Laure Malangé, 45 ans, a quitté la Bourgogne pour la vallée de l’Arve (Haute-Savoie) où était muté son conjoint. Elle situe en 2013 le début d’un engrenage. « J’ai commencé à avoir des sinusites et des rhinites chroniques, les muqueuses enflammées, les bronches et les sinus remplis de sécrétions. Ma toux était telle que je me suis fracturé deux côtes », décrit l’institutrice. La vallée aux atours « idylliques » s’avère au moins aussi polluée que les agglomérations. Le trafic routier, le chauffage au bois et l’industrie forment un trio redoutable. L’hiver, l’air stagne au pied des montagnes : les niveaux de particules fines et les oxydes d’azote s’envolent. L’ozone prend le relais l’été. « J’ai été traitée par corticoïdes et antibiotiques, avec un masque aérosol, pendant des semaines, reprend Anne-Laure Malangé. L’hiver 2016-2017, surtout, a été terrible. »

C’est à cette période-là, à la suite d’un pic, que des habitant·es de la vallée créent un collectif, Coll’air pur. Muriel Auprince, sa porte-parole, porte plainte contre l’État « pour essayer de se faire entendre », avec Anne-Laure Malangé et d’autres. « Je ne suis pas la plus à plaindre », prévient-elle, en décrivant « de l’asthme, tout un hiver de pneumopathies, des yeux qui piquent et une gorge sèche tout le temps ». Quand ses petites-filles vivaient près de chez elle, elles « toussaient comme d’anciens tuberculeux. Depuis qu’elles ont déménagé dans la Drôme, ça va beaucoup mieux ».

Mallory Guyon 05 A 1
© Felix Ledru pour Causette - Mallory Guyon,
médecin dans
la vallée de l’Arve, observe un grand nombre de problèmes
respiratoires et ORL parmi ses patient·es.

Des médecins font de leur mieux pour donner du crédit aux témoignages. C’est un ORL qui a mis Anne-Laure Malangé sur la piste de la pollution. Généraliste dans la vallée de l’Arve, Mallory Guyon observe aussi dans sa patientèle « énormément de problèmes respiratoires et ORL », qu’elle juge « corrélés au niveau de qualité de l’air médiocre ». « Laryngites, trachéites, une toux qui dure ou revient vite », chez les enfants. Du côté des adultes, « de l’asthme d’apparition nouvelle, des bronchites “asthmatiformes”, des pneumopathies longues ». « Ce n’est pas normal, soupire la médecin. Surtout à la montagne, où la moitié de la population est sportive, pas fumeuse. On ne devrait pas être dans le même état que les villes. »

Certificats médicaux, ordonnances, comptes rendus d’hospitalisation sont pourtant balayés en justice comme trop peu convaincants. La difficulté tient au caractère multifactoriel des pathologies, estime Jocelyne Just, cheffe du service d’allergologie pédiatrique de l’hôpital Armand-Trousseau, à Paris. Dans le cas d’une crise d’asthme grave, par exemple, « vous allez attraper une virose [une maladie due à un virus, ndlr] respiratoire, puis inhaler de l’air pollué, illustre la professeure, membre du conseil d’administration de l’association Asthme et allergies. Ou vous courez en pic de pollution et vous êtes allergique aux pollens, ce qui va se cumuler. Même si le lien est clair et établi entre pollution et pathologies, il reste difficile de prouver que la seule exposition explique une crise chez un individu. »

Olivier Blond, de l’association Respire, veut croire que « la situation va continuer d’évoluer » sur le front scientifique et judiciaire. Depuis 2017, des chercheur·euses belges travaillent par exemple à des techniques de visualisation des particules fines dans le corps humain. Le 11 mars, la cour administrative d’appel de Paris, saisie du dossier de Khadoudja Bouabdellah et des deux autres plaignant·es, a chargé un expert d’enquêter sur les liens entre leur état de santé et la pollution, avant de se prononcer sur le lien de causalité. Une « bonne nouvelle », selon leur avocat.

Plaintes contre X

Dans la vallée de l’Arve, les habitant·es se sentent ragaillardi·es par un nouveau combat à venir : leur plainte pour mise en danger de la vie d’autrui, déposée au pénal contre X, a été jugée recevable cet été, même si le parquet refuse de communiquer sur l’avancée de l’instruction. « On s’engage dans une procédure plus longue qui, j’espère, ira creuser plus loin », glisse Anne-Laure Malangé. En octobre, l’institutrice a vendu sa maison pour s’arracher à la pollution de la vallée et réside désormais dans la montagne, « quasiment dans la forêt ». Une « décision subie », mais qui semble payer : « Cet hiver, je n’ai pas encore été malade une seule fois… » 


Royaume-Uni : première victime officielle

« Si les seuils légaux avaient été respectés, ma fille serait encore en vie. » Depuis le 16 décembre 2020, Rosamund Kissi-Debrah, une enseignante londonienne, doit vivre avec cette idée. Un coroner britannique – officier chargé d’enquêter sur les morts suspectes – a attribué à la pollution de l’air la mort d’Ella, sa petite fille de 9 ans, tuée en 2013 par une crise d’asthme. La famille vivait le long d’une artère saturée par le trafic routier. « Entre 2010 et 2013, [la fillette] a été exposée à des niveaux de dioxyde d’azote et de particules fines excédant les recommandations de l’OMS, a conclu l’enquête. Il y a eu un échec à réduire les niveaux de NO2 [dioxyde d’azote, ndlr] aux limites de l’Union européenne et des lois nationales qui a probablement contribué à sa mort. »

Une décision inédite, fruit de sept ans de lutte, que Rosamund Kissi-Debrah retrace en visio depuis la cuisine de son appartement. Prouver le lien entre la mort d’Ella et la pollution s’est avéré « incroyablement difficile ». Après un premier échec, son succès tient au soutien d’un professeur de médecine, Stephen Holgate, qui a travaillé d’arrache-pied pour établir une relation de causalité. Rosamund Kissi-Debrah attend désormais que le coroner publie ses recommandations pour éviter d’autres décès. Elle a créé une fondation, s’engage en politique au sein des Verts et espère que le gouvernement va s’emparer de la question. Mais « au-delà des scientifiques, alerter sur un danger que les gens ne voient pas reste difficile, prévient-elle. Dire aux parents que l’air empoisonne leurs enfants n’est pas le message le plus facile à faire passer ». 

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