Qu’est-ce qu’être un·e bon·ne « allié·e » contre le racisme ?

Depuis la mort de George Floyd, le sujet anime le mouvement antiraciste et s’est carrément transformé en débat militant. Derrière ces réflexions, plusieurs visions du rôle de soutien à la cause, lorsqu’on est blancs·blanches. On a donc posé la question à quatre personnalités engagées dans la lutte, aux points de vue complémentaires.

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Le 13 juin à Paris, place de La République. Manifestation
en soutien au collectif Justice pour Adama. © AC

Depuis la mort de George Floyd, cet homme noir tué par un policier lors de son arrestation à Minneapolis (États-Unis), le mouvement antiraciste a pris un nouvel essor dans le monde. En France, outre les manifestations dénonçant le racisme, menées par Assa Traoré, se sont multipliés les signes de soutien sur les réseaux sociaux ou les conseils de lecture pour se déconstruire. Dans la foulée, Virginie Despentes a publié une lettre ouverte dans laquelle elle incitait les personnes non-racisées à réfléchir à la notion de privilège. « Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche », écrit-elle. Des réactions parfois controversées, qui posent la question du rôle dans la lutte lorsque l’on n’est pas du côté des victimes et que l’on souhaite agir. Une position souvent résumée par le terme « d’allié·e », lui-même source de débats.
Version longue, sous forme d’interview, de notre rubrique « Éclairage public » du numéro d’été. 

Causette : Quelle position doit adopter quelqu’un qui veut s’impliquer dans la lutte antiraciste, mais qui ne fait pas partie du groupe des victimes ? 

Jennifer Padjemi, journaliste indépendante, créatrice du podcast Miroir Miroir : La meilleure manière de s’engager, c’est de s’informer. Et il ne faut pas attendre des personnes concernées qu’elles fassent ce travail : il faut que l’impulsion vienne de soi. C’est hyper important de se poser soi-même les questions, se demander où sont nos lacunes, nos limites, est-ce qu’on a nous-mêmes nos propres biais ? Ça fait dix ans qu’on évoque le sujet dans le féminisme, la lutte antiraciste, le milieu LGBTQI+… Il y a énormément de choses à lire. On peut simplement se demander, quand on va à la librairie, si on se conforte dans nos choix habituels ou si on va s’intéresser à des autrices noires comme Maya Angelou. Regarder des films ou des séries d’auteurs ou d’autrices racisé·es, qui sont aujourd’hui plus visibilisé·es, pour les soutenir. Après, quand on a envie d’être allié·e ou de s’intéresser à la question, ça doit être quelque chose de régulier.

Eva Doumbia, metteuse en scène, autrice et militante antiraciste : Pour moi, cela implique de laisser les personnes qui vivent une situation de racisme en France s’exprimer en premier. Car il est difficile de se mettre à leur place. Je ne me vois pas, par exemple, militer en premier lieu contre les discriminations que subissent les Roms. Je peux accompagner la lutte, être d’accord avec eux, mais je ne me vois pas « parler à la place de ». Il s’agit de ressentir à quel moment il est opportun ou pas d’intervenir. Ce n’est pas contre elle ni contre son propos, mais je pense que Virginie Despentes aurait dû s’exprimer plus tard. Pour moi, le timing était très inopportun. On a un mouvement antiraciste initié par une femme noire, issue d’un quartier ouvrier – Assa Traoré, qui est par ailleurs très représentative de ce qu’est la mixité en France. On a un mouvement relayé par des personnalités comme Camélia Jordana, Aïssa Maïga ou Omar Sy. C’est dommage que les médias retiennent la parole d’une femme blanche d’un certain âge… Mais il n’y a pas de « bons » ou « mauvais » militants. J’accuse avant tout ce système qui retient la parole des personnes blanches. 

Tania de Montaigne, dramaturge et journaliste, autrice de L’assignation. Les Noirs n’existent pas : Toute personne qui veut prendre la parole la prend. Ça n’est pas parce que vous n’êtes pas victime que vous n’êtes pas concerné·e. Dire « si tu ne vis pas quelque chose, tu ne peux rien dire », ce serait comme dire « je ne peux pas être impliquée dans les réflexions sur le viol si je n’ai pas été violée. » Non : je suis concernée par la question du viol des femmes, des enfants, car ce sont des sujets qui relèvent de structures de la société. Se limiter à se prononcer uniquement lorsque l’on parle d’une expérience vécue, c’est limiter le champ d’action des citoyens. Parfois, c’est fait gentiment, mais ça aboutit au même résultat que ceux qui ne font rien : c’est laisser les victimes se débrouiller. Et aucune lutte n’avance en disant « débrouille-toi ». Quel que soit notre passé, il faut se sentir pleinement investi sur ces questions-là.

Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), universitaire et militant anti-homophobie : Les bons alliés n’en font ni trop peu ni trop. Les mauvais alliés sont ceux qui restent silencieux quand il faudrait prendre la parole ou ceux qui parlent à votre place en vous rendant invisibles. Il faut savoir trouver sa place. Par exemple, il doit y avoir des hommes dans le mouvement féministe, mais il serait baroque qu’un homme prétende diriger un mouvement féministe. Il doit apporter une aide – c’est indispensable – tout en restant à sa juste place. Soutenir n’est pas remplacer. Dans le mouvement antiraciste, on a beaucoup vu de personnes qui se disaient antiracistes et qui parlaient à la place des Noirs, des Arabes ou des Juifs… Ces gens se vivent sans doute comme des alliés, car ils parlent avec compassion, mais ils vous invisibilisent totalement.

Quels sont les premiers pas à faire lorsque l’on souhaite agir concrètement ?

Tania de Montaigne : Concrètement, si l’on assiste à des propos ou agressions racistes ou sexistes, il suffit déjà de parler à la victime, lui montrer qu’elle n’est pas seule. Ça n’est pas spectaculaire, mais ça change tout. Parfois, on ne se sent pas la force de parler à la personne à l’origine de l’agression, surtout si elle est menaçante. Mais dire ouvertement « c’est chelou là, ce qui vient de se passer », ça dégage la victime du sentiment d’être seule. 

Jennifer Padjemi : La notion importante à prendre en compte, c’est le quotidien : lors du fameux repas où l’oncle raciste s’exprime, est-ce qu’on laisse faire les choses ? C’est très important de dire non aux gens qui sont racistes autour de nous. S’informer, aussi, est un truc quotidien. On trouve énormément de choses sur Instagram et dans les podcasts. Ces médiums permettent de s’accrocher à ce qu’une personne a vécu, avec des mots simples. On peut s’y ouvrir au monde – découvrir ce qu’est le militantisme en Colombie, partout… – là où les médias traitent plutôt l’actualité chaude. 

Eva Doumbia : Il s’agit de comprendre les mécanismes racistes de la société. La lutte est à la fois intime, à l’intérieur de soi, et générale, sur le plan politique et social. C’est ce que sait faire la nouvelle génération. Il faut simplement agir avec sincérité, en suivant son cœur et faire ce que l’on peut à son échelle. Dans le cadre de son travail par exemple. Ou dans sa famille. On peut transformer le monde rien qu’en éduquant ses enfants… Le seul point crucial sur lequel j’insisterais, c’est que la jeunesse, cette jeune génération conscientisée, doit voter, pour que l’on soit représenté·es. 

Louis-Georges Tin : En France, nous avons une passion de l’Histoire qui est souvent une passion de l’oubli de l’Histoire… Les alliés peuvent jouer un rôle là-dedans, en faisant un travail de mémoire autour des crimes contre l’Humanité commis par notre pays, comme le génocide contre les autochtones en Haïti, Martinique, Guadeloupe, dont on ne parle jamais ! Il y a aussi les massacres coloniaux en Afrique, la déportation transatlantique, le rétablissement de l’esclavage par Napoléon, la guerre de colonisation de l’Algérie en 1830 – que l’on appelle « conquête » – la Saint-Barthélemy, la collaboration avec la Shoah, les massacres à Madagascar après la Seconde Guerre mondiale ou, plus récemment, la participation au génocide rwandais… Ça fait beaucoup. Or, il n’y a pas de jour, de commémoration, de bâtiment qui en parlent. Sinon, il y a aussi mille et une autres façons de faire auprès des associations, en donnant de l’argent ou du temps. Il n’y a personne qui ne puisse apporter une compétence utile. On a toujours besoin de quelqu’un pour faire le budget, coller des affiches, rédiger des textes… personne ne peut dire « je ne suis pas concerné ».

Quel doit être le rôle des réseaux sociaux dans tout ça ? 

Louis-Georges Tin : Il est certain qu’aujourd’hui les mobilisations sociales passent beaucoup par les réseaux sociaux, et c’est heureux. Ça permet de sortir de l’apparence d’unanimité d’autrefois, lorsqu’il n’y avait qu’une seule chaîne de télé ou de radio. On pouvait asséner des supposées évidences sans que les personnes qui n’étaient pas en position dominante ne puissent répondre, puisqu’ils n’avaient pas la parole. L’intérêt des réseaux sociaux est de démocratiser cet accès à la parole et de faire caisse de résonance. C’est la fin du monopole que détenaient autrefois les élites parisiennes masculines bourgeoises et blanches.

Jennifer Padjemi : Ce n’est pas parce qu’on poste un carré noir [référence au « Black Out Tuesday », mouvement de posts massifs d’images noires en guise de protestation contre les violences policières, au racisme, et à la mort de George Floyd, ndlr], qu’on a tout compris. Les hashtags, c’est une tendance, une récupération. Ça ne sert à rien et parfois, ça enlève même la résonance des messages réellement importants partagés par les activistes sur les réseaux sociaux. Je pense qu’il faut aller plus loin que ça. En suivant certains comptes Instagram, par exemple. Ça n’a pas du tout le même impact. Il suffit de s’abonner à une personne pour découvrir plein d’autres contenus en lien avec la question. C’est la meilleure des manières de s’ouvrir au monde. Ça offre une visibilité et déconstruit les idées reçues. 

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Place de la République à Paris, le 13 juin. Manifestation en soutien
au collectif Justice pour Adama. © AC

Eva Doumbia : La genèse des militants, de cette nouvelle génération est très intéressante. On voit que pour eux, Assa Traoré est une véritable figure. Dans les lycées à forte population afrodescendante, c’est une icône, tout le monde connaît son nom, et c’est notamment grâce aux réseaux sociaux. Mais cette génération, on la voit aussi dans la rue manifester. Ce sont les mêmes qui se battent contre le changement climatique et qui refusent l’héritage raciste, dans une mixité beaucoup plus importante qu’avant, ce qui exprime un vrai ras-le-bol collectif de cette génération. On ne nie pas la couleur, on accepte la couleur. On n’a pas non plus, comme dans les générations d’avant, le paternalisme de « Touche pas à mon pote ». Et tout ça, c’est surtout grâce aux militants des trente dernières années, qui ont changé les imaginaires. 

Tania de Montaigne : Si l’égalité doit passer par quelque chose, c’est plutôt par l’école. Nous avons un appareil antiraciste assez élaboré, mais nous ne sommes pas au courant ! Je serais donc favorable à ce que le droit arrive beaucoup plus tôt dans nos cursus scolaires, pour nous l’enseigner. C’est bien plus important que les réseaux sociaux, qui ne sont que l’expression de quelques-uns, toujours dans l’affect. Il faut rappeler que le racisme est avant tout soumis à une chose : la loi. 

Le combat pour l’égalité passe-t-il par notre choix de vocabulaire, comme pour le terme « allié·e », qui fait lui-même débat ? 

Eva Doumbia : J’ai du mal avec le terme d’« allié ». J’ai beaucoup de mal avec tout ce qui a trait avec la terminologie guerrière. Pour moi, la question est plus complexe que ça. La question c’est plutôt comment être un bon militant, point. 

Tania de Montaigne : Le terme d’allié ne me convient pas, car il renvoie l’idée que certaines personnes sont extérieures au sujet. Comme si on ne pouvait parler en tant que citoyens que de ce que l’on a vécu. Je préfère l’idée de « bon citoyen ». Ça me paraît par ailleurs compliqué de lutter contre l’idéologie du racisme si on emploie ses mots – parler de « race » ou se concentrer sur la couleur –, car cela entérine l’idée que chacun appartient à une catégorie non dépassable. Il faut au contraire que tout le monde se sente investi. Le terme de « privilège », enfin, me dérange. C’est un concept anglais, qui s’insère dans l’histoire américaine, qui a effectivement instauré un système d’exception jusqu’à récemment. En France, nous avons aboli les privilèges avec la Révolution, quand on a coupé la tête des nobles, dans l’esprit des Lumières, dont les valeurs s’appliquent à tous. Il faut donc renverser la pensée : se rendre compte que toute personne qui naît a des droits humains – et non des « privilèges », qui donnent l’impression que certaines personnes vivent des trucs de fou dans leur vie. Notre sujet, c’est que certaines personnes ne bénéficient PAS de ces droits, et non que d’autres y ont accès. 

Louis-Georges Tin : Les alliés doivent en effet entendre le choix du vocabulaire. Si vous me dites « moi j’adore les Blacks », déjà, sachez qu’ils vous demandent de les appeler « les Noirs », au lieu d’un terme anglais, comme s’ils étaient étrangers… C’est simple, et c’est la moindre des politesses. Comme lorsque l’on me demande de dire « trans » au lieu de « transexuel », ou quand une jeune fille dit « je ne suis pas une beurette » [terme sexualisant et péjoratif, ndlr].

Jennifer Padjemi : Il faut aller plus loin que se dire « allié·e ». C’est une question compliquée, car je pense que le terme a été galvaudé. Quand on parle du mot « d’allié·e » , on est dans le débat d’idées, alors que finalement, il faudrait plus l’être dans l’action. Personnellement, je me suis interrogée sur ce rôle par rapport aux luttes LGBT+, lorsque j’ai reçu le OUT d’or 2019 [prix journalistique pour la visibilité des personnes LGBTQI+, ndlr]. J’avais fait un discours en réfléchissant à ce terme et à ma place dans la lutte. Est-ce qu’il suffit de dire que j’ai des amis gays et lesbiennes ? Bref, il faut déjà déconstruire le terme pour avoir une idée plus juste de ce que l’on veut être et faire. Et se rappeler que la lutte s’effectue plutôt au quotidien, dans notre propre éducation, notre éclairage, nos actions de tous les jours.

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