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Dans une usine de confection à Gazipur, dans les environs de Dacca, au Bangladesh, en mai 2021. © Zabed Hasnain Chowdhury/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

Bangladesh : les nippes de la honte

Avec ses milliers d’usines sous-traitantes des multinationales du textile, le Bangladesh est l’un des principaux ateliers de la fast fashion. Ses ouvrier·ères fabriquent nos vêtements pour une misère. Mais boycotter les marques qui les exploitent reviendrait à leur couper les vivres…

Depuis le 24 avril 2013, plus encore qu’avant, trois mots sur une étiquette suffisent à évoquer les pires dérives de la mode à bas prix : made in Bangladesh. Ce jour-là, le Rana Plaza et ses huit étages s’écroulent dans la banlieue de Dacca, la capitale du pays. L’immeuble hébergeait cinq usines où des sociétés internationales de prêt-à-porter sous-traitaient leur production. Plus de 1 130 ouvrier·ères perdent la vie sous les décombres, plus de 2 000 autres sont blessé·es. Au milieu des ruines, des logos de marques occidentales, comme autant d’alertes glaçantes à l’attention de ces entreprises et de leurs client·es : la tragédie du Rana Plaza est celle d’une industrie de la mode coupable de faire passer la compétitivité à tous crins avant la sécurité de ses fournisseurs.

Le Bangladesh est l’un des principaux producteurs de la fast fashion mondiale. Ses travailleur·euses paient au prix fort les tarifs cassés sur les tickets de caisse : salaires indignes, usines vétustes, mais aussi persistance du travail des enfants, non-respect du droit au repos, entraves à la syndicalisation parmi d’autres abus. Le Rana Plaza aurait pu faire office d’électrochoc. Peu après, les principales multinationales de la mode ont signé avec des syndicats locaux et internationaux un accord sur la sécurité des bâtiments et la prévention des ­incendies1. « C’est l’une des améliorations les plus importantes, opposable devant les tribunaux », souligne Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, qui lutte pour les droits humains dans l’industrie textile. 

Le texte couvre à ce jour 1 692 usines2. La plupart ont été inspectées pour garantir leur mise aux normes et limiter le risque que la mode occidentale se rende complice d’autres catastrophes. Hélas, « le “business as usual” a vite repris le dessus, regrette Nayla Ajaltouni. Une instance étatique devait prendre le relais pour assurer la vérification des usines, mais les autorités bangladaises, main dans la main avec le puissant patronat du textile, n’ont pas la volonté politique de péren­niser l’accord. » Mi-juillet, le texte étant arrivé à expiration, les marques ­s’efforçaient d’amoindrir les contraintes dans le suivant.

Mouvements sociaux férocement réprimés

Côté rémunération, les ouvrier·ères ont obtenu de haute lutte une revalorisation du salaire minimal garanti, qui reste toutefois dérisoire. « Il est fixé par le gouvernement à 90 dollars par mois, alors qu’on estime le salaire vital à au moins 140-150 dollars, indique A. K. M. Nasim, avocat en droit du travail et chargé du Bangladesh pour l’organisation non gouvernementale (ONG) Solidarity Center. Cela ne permet pas de couvrir les besoins élémentaires des travailleurs, dont les demandes ne sont toujours pas ­entendues. » Les mouvements sociaux restent férocement réprimés. Au point que la Confédération syndicale internationale (Ituc) classe le Bangladesh parmi les dix pires pays du monde en matière de conditions de travail3. L’été 2020, la police a accueilli avec des matraques, gaz lacrymos et même armes à feu une manifestation d’employé·es du textile. Leur crime ? Dénoncer le non-paiement de leur salaire.

Lire aussi l Covid-19 : au Bangladesh, les oubliées de la “fast fashion”

« Le problème de fond, c’est que le Bangladesh reste pour les grandes enseignes un eldorado de la production à petit prix, déplore Nayla Ajaltouni. La minimisation des coûts de production est le seul modèle économique dans l’habillement et il n’a fait l’objet d’aucune refonte. L’État bangladais est certes défaillant, mais parce qu’il a été livré à ces multinationales par des accords commerciaux. » Faut-il dans ce cas bannir de nos placards le made in Bangladesh pour ne plus financer des violations des droits humains ? Après le Rana Plaza, des consommateur·trices se sont mis·es spontanément à éplucher les provenances. Quelques appels au boycott ont fleuri çà et là. Pas de la part des associations spécialistes du sujet. « Ce n’est absolument pas une option », tranche Me A. K. M. Nasim. D’après Nayla Ajaltouni, « cela reviendrait à jeter l’opprobre sur un pays dont on a profité pendant des années ».

Une économie sous perfusion du prêt-à-porter

Avec ses 165 millions d’habitant·es, le petit État du golfe du Bengale, l’un des plus pauvres au monde, vit sous perfusion du prêt-à-porter dont il est le deuxième exportateur mondial derrière la Chine. La confection représente 80 % de sa production à destination de l’étranger, soit 25 milliards d’euros par an. La mode procure du travail, bien que payé une misère, à 4,5 millions de personnes, dont une très grande ­majorité de femmes.

La crise sanitaire a donné un aperçu de ce à quoi ressemblerait un Bangladesh sevré du textile low cost. Le chiffre d’affaires de nombreuses marques de mode s’est écroulé quand les boutiques ont baissé le rideau sous le coup des confinements en Europe ou aux États-Unis. Plusieurs ont suspendu ou annulé des commandes auprès de leurs fabricants, quitte à les ­condamner à la faillite. Dès fin avril 2020, le pa­tronat bangladais de l’habillement recensait 2,3 millions d’ouvrier·ères menacé·es par l’évaporation de 2,7 milliards d’euros de commandes4. Faute d’assurance chômage, le personnel des usines s’est vu couper les vivres. Et quand le nombre d’emplois se réduit, le risque d’abus augmente chez celles et ceux qui conservent leur poste.

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Des manifestants victimes de l’incendie de l’usine de Tazreen (111 morts en 2012) s’opposent à la police pour obtenir réparation, à Dacca, le 24 novembre 2020. © Munir UZ ZAMAN / AFP

Que faire, alors ? Le problème semble insoluble, même s’il reste possible d’encourager, au Bangladesh comme ailleurs, des pratiques plus vertueuses. Nayla Ajaltouni juge qu’une réelle transparence des marques sur leur chaîne de sous-traitance et sur les conditions de travail serait un « vrai outil pour améliorer les droits fondamentaux ». Attention, toutefois, à ne pas prendre pour argent comptant les fausses promesses d’entreprises plus promptes à verser dans le fairwashing (le « blanchiment éthique ») qu’à changer en profondeur leur modèle. « De plus en plus d’entre elles s’engagent dans une communication de façade, en publiant par exemple des photos de leurs usines, le nombre de salariés… prévient-elle. Cela occulte les vraies questions : combien sont-ils payés ? Cela représente quoi par rapport au salaire vital ? Ont-ils le droit de s’organiser en syndicat ? »

Des initiatives ou des labels distinguent par des audits indépendants les marques qui respectent un certain nombre de règles : respect du salaire vital pour permettre de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, liberté d’association, interdiction des discriminations, etc. C’est le cas de la World Fair Trade Organization (WFTO) ou de la Fair Wear Foundation. Cette dernière recense 23 entreprises qui produisent dans 229 usines bangladaises. Sans surprise, les noms les plus connus de la mode à bas coût en sont absents. Les entreprises « éthiques » ne sont encore qu’une poignée à produire au Bangladesh, ou alors selon des modèles d’artisanat à mille lieues des ateliers les plus décriés.

Réguler le commerce du textile au niveau mondial

C’est le cas de Bhallot, fabricant ­français de sacs et d’espadrilles, titulaire du label WFTO. Après avoir vécu au Bangladesh, ses fondateurs ont voulu faire fabriquer sur place des produits en jute. « On ­voulait faire en sorte que la valeur ajoutée profite au maximum au pays », explique l’un d’eux, Jean-Baptiste Astau. Un projet pas toujours bien compris. « Depuis que l’on a développé aussi une filière made in France, on ne communique plus sur le made in Bangladesh, glisse-t-il. C’est difficile à vendre, car les médias ou les influenceurs ont du mal à croire que ce soit compatible avec le commerce équitable. Il faut faire énormément d’éducation pour prouver que notre démarche est sincère, que l’on ne produit pas là-bas pour se faire de l’argent. »

Face aux plus gros producteurs de textile, seule une régulation contraignante au niveau mondial pourrait changer durablement la donne, juge Nayla Ajaltouni, d’Éthique sur l’étiquette : « Il faut que produire dans ces conditions devienne coûteux pour ces acteurs économiques. » D’ici là, un moyen de pression reste le rôle de vigie des citoyen·nes. Régulièrement, Éthique sur l’étiquette ou le réseau européen Clean Clothes Campaign lancent ou relaient des campagnes pour une mode plus responsable. Au plus fort de la crise sanitaire, des marques comme Levi’s ont fini par s’engager à honorer leurs commandes auprès de leurs fournisseurs bangladais après une mobilisation sur les réseaux sociaux sous le hashtag #PayUp (« Payez votre dû »). Un mot d’ordre qui reste, pour l’heure, un vœu pieux.

  1. Il est possible de consulter la liste des entreprises signataires par pays à cette adresse[]
  2. Accord on Fire and Building Safety in Bangladesh, May 2021 Quaterly Aggregate Report. En ligne.[]
  3. 2020 Ituc Global Rights Index – The World’s Worst Countries for Workers. En ligne.[]
  4. « IFC holds dialogue on textile sector recovery in post-pandemic Bangladesh », IFC, 23 avril 2020. En ligne.[]
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