Sommes-​nous en train d’assister à un #MeToo de l’industrie porno ?

Alors comme ça, le porno, aux États-Unis comme en France, serait en train de faire un grand ménage. Suppression à la pelle de millions de vidéos sur Pornhub suite à un retentissant article du New York Times révélant l'existence de pédopornographie, de revenge porn et de viols sur adultes dans les contenus, désolidarisation tonitruante de Visa et Mastercard, sites français dans la tourmente judiciaire et contraints de plancher sur une charte déontologique… Il fait mauvais être un réalisateur porno abusif en ce moment. À moins que ce ne soient les actrices, encore plus précarisées, qui trinquent pour eux.

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© Charles Deluvio

C’est une prise de parole qui a fait l’effet d’une déflagration dans le monde discret du porno en ligne. Le 4 décembre, le journaliste Nick Kristof publiait dans le New York Times un article dénonçant, avec force témoignages, la publication sur Pornhub de milliers de vidéos pédopornographiques, de revenge porn ou de viols de femmes adultes. Quelques jours plus tard, le géant de la pornographie en ligne supprimait des millions de vidéos de sa plateforme, passant de 13 millions à moins de cinq millions de contenus disponibles. Le Canada, où est né Pornhub, lançait dans la foulée une commission d’enquête parlementaire sur les abus et les crimes hébergés par la plateforme pour faire le jour sur ses responsabilités. Les solutions de paiement Visa et Mastercard, interpellées par Kristof dans son article, bloquaient quant à elles dès le 10 décembre les possibilités de paiement vers l’ensemble des dizaines de sites porno de Mindgeek, le groupe détenant Pornhub. Une décision radicale de se désolidariser des crimes sexuels dénoncés par le New York Times, pour le visionnage desquels des millions d’internautes étaient prêt·es à payer, dans un plaisir scopique coupable.

De mémoire d’observateur·trice du milieu, on n’avait jamais vu ça. « Cela faisait des années que nous demandions à Pornhub de supprimer les vidéos relevant de crimes, comme celles chargées sans le consentement des personnes filmées, raconte à Causette Carmina, actrice et à la tête de sa boîte de production Carré rose, ainsi que rédactrice en chef du pure player spécialisé dans le X, Le Tag Parfait. Nous avons toujours dénoncé le vol de nos propres productions, téléchargées depuis Pornhub et rechargées sur une chaîne avec laquelle les voleurs se font de l'argent sur notre travail. Pornhub n'avait jamais écouté et là, il suffit d'un article du New York Times pour qu'il supprime en quelques jours plus de 8 millions de contenus, c'est dingue. » Alors quand on additionne l’affaire Pornhub aux deux cas français en cours - une enquête judiciaire pour viol et proxénétisme aggravé visant des vidéos publiées sur le site Jacquie et Michel, et une mise en examen pour proxénétisme et traite humaine aggravée à l’encontre de quatre producteurs de films porno, dont certains vendaient leurs contenus au site Dorcel -, il n’en faut pas plus pour qu’Osez le féminisme (OLF) espère « être en train de vivre le début du #MeToo de l’industrie porno ».

Saisissant le moment, l’association abolitionniste1 vient de demander, le 16 décembre, à ce que « le Haut Conseil à l’Egalité réalise un rapport sur le système pornocriminel et à ouvrir une commission d’enquête » visant Jacquie et Michel et Dorcel, sur le modèle canadien, et appelle le CSA à « retirer le droit de diffuser aux chaînes » de ces entreprises. Surtout, OLF exige que Visa et Mastercard bloquent leurs services de paiement auprès de ces deux sites, comme elles l’ont fait pour Pornhub. « En toute logique, ces plateformes étant citées en justice, on peut faire la demande pour arrêter de cautionner le paiement de contenus qui sont encore en ligne mais seront des pièces à conviction dans les procès à venir », justifie Céline Piques, porte-parole d’OLF interviewée par Causette. 

L’association a saisi le procureur de Paris quand, en février 2020, le média en ligne Konbini a publié des témoignages racontant des viols : des jeunes femmes disent avoir été forcées durant un tournage pour Jacquie et Michel à des pratiques qu’elles avaient indiqué refuser (double pénétration, sodomie). Le sujet révèle aussi un enregistrement de l'un des employés du site porno, expliquant à un rabatteur à qui il demande de lui « trouver deux-trois filles » comment ils allaient s’arranger au niveau de sa fiche de paie pour que la notion de « consulting » soit mentionnée puisque le proxénétisme, en France, est interdit.

Des chartes déontologiques bien tardives

OLF et deux autres associations solidaires de leur démarche, Les Effronté-e-s et le Mouvement du Nid, ont été auditionnées dans le cadre de cette affaire. Lors de ces auditions, elles ont présenté des preuves : des vidéos, toujours en ligne, mettant en scène les abus et le non-consentement des victimes. « Nous accompagnons ces femmes violées durant les tournages, que ce soit dans leurs démarches judiciaires si elles le souhaitent ou en leur offrant un soutien moral, explique Céline Piques. À chaque fois que nous en parlons dans les médias, de nouvelles femmes viennent à nous pour témoigner ou nous demander de l’aide. Aujourd’hui, ce sont plusieurs dizaines et ce n’est pas étonnant : les protagonistes de ces affaires ne sont pas des producteurs moutons noirs, il s’agit d’un problème systémique à l’industrie du porno. »

Jacquie et Michel, dont le pseudo amateurisme a été démystifié par plusieurs enquêtes journalistiques, n’est en effet pas le seul dans la tourmente. Le 19 octobre, on apprenait que quatre hommes - acteurs, producteurs ou réalisateurs - étaient mis en examen pour viol, proxénétisme aggravé et traite d’êtres humains. Pascal OP gérait le site French-bukkake (indisponible désormais), du nom de ces orgies où s’ébattent plusieurs hommes et une seule femme, Mat Hadix vendait ses productions à plusieurs sites, dont le pilier Dorcel. 

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Pour tenter de se refaire une virginité, Jacquie et Michel et Dorcel ont annoncé l’un après l’autre mettre sur pied des chartes déontologiques censées prévenir de nouveaux abus dans la fabrication de leurs films X. Celle de Jacquie et Michel a été publiée sur le site du journaliste Jean-Marc Morandini. Au programme : vérification de la majorité de l'ensemble des participant·es auxquel·les il est demandé de fournir un test négatif aux IST ; vérification que les participant·es ne sont pas sous protection juridique type tutelle autant qu'ils et elles n'ont jamais été mis·es en examen ; interdiction de l'usage de stupéfiants ou d'alcool ; droit à demander des pauses durant le tournage, refuser des pratiques, renoncer à tourner la vidéo ou être pris·e en photo ; assurance que le tournage sera réalisé « dans de bonnes conditions d'hygiène et de respect mutuel »... « Cette démarche, annonce la charte dans son préambule, doit permettre aux producteurs français de garantir
formellement au groupe ARES
[Jacquie et Michel, J&M Elite, Hot vidéo, Colmax, ndlr] qu’ils ont pris avec rigueur toutes les mesures nécessaires afin de s’assurer de l’entier consentement et de la protection de chaque protagoniste, surtout et notamment féminin, lors de toute réalisation d’œuvre destinée à ses plateformes. »

Celle de Dorcel est en cours de rédaction grâce aux travaux conjugués de Liza del Sierra, ex-actrice et aujourd’hui réalisatrice et productrice, Alexandre Duclos, sociologue et Matthieu Cordelier, avocat qui défend notamment des actrices porno. Pas de quoi convaindre Céline Piques : « Dans une interview donnée au Monde sur le sujet, Liza del Sierra explique que l’objet de cette charte sera de lutter autant contre le “viol des actrices” que le fait que, sur les plateaux, des techniciens soient “à bout de nerf”. Je trouve ça assez indécent et de toute façon, ce n’est pas avec une charte qu’on va lutter contre les viols. » Sur ce point, la travailleuse du sexe Carmina, opposée aux discours abolitionnistes, tombe pourtant d’accord avec OLF : « Ces chartes arrivent bien trop tard, en 2020, au moment où ces sites sont inquiétés dans des affaires de violences sexuelles. Cela ressemble à un sauve-qui-peut et je me demande concrètement comment cela va être mis en place. »

Carmina porte un regard mitigé sur le coup de filet chez Pornhub. « D’un côté, nous ne pouvons que nous satisfaire de la suppression des vidéos pédocriminelles, celles mettant en scène des viols, ou celles chargées sur le site sans le consentement des personnes, explique-t-elle. De l’autre, la suppression des vidéos semble s’être faite de façon aveugle, un nettoyage à la serpe qui dessert de nombreux créateurs de contenus qui n’avaient rien à se reprocher mais qui n’étaient tout bonnement pas certifiés, ou pas de la bonne façon, par la plateforme. »

Chez Pornhub, taillage à la serpe

La jeune femme n’a même pas eu le temps de se réjouir du fait que, par la même occasion, Pornhub a décidé d’empêcher le téléchargement des vidéos par les consommateurs - un point capital pour les travailleur·euses du sexe indépendant·es, qui voient trop souvent leurs productions volées et republiées sur d’autres comptes ou d’autres plateformes pour être monétisées. Ses vidéos en ligne sur Pornhub ont été retirées du jour au lendemain. « J’avais deux vidéos publiées en libre accès, car c’est une manière de faire de la publicité en tant que performeuse, détaille Carmina. Elles ont été supprimées alors qu’elles ne contenaient évidemment pas de contenu criminel, ni même BDSM en l’occurrence, mais simplement parce que, semble-t-il, elles étaient gratuites. » Comme Carmina, d’autres actrices ont vu leurs contenus retirés et ont protesté de leur bonne foi sur Twitter. 

Être mise dans le même panier que les violeurs, voilà d’ailleurs ce qui inquiète le plus Carmina. « Il est fondamentalement très inquiétant que ce soient des institutions financières qui décident de ce que l’on peut regarder ou pas. Le fait n’est pas nouveau : Visa et Mastercard interdisent théoriquement des paiements pour contenus relevant du non-consentement, du BDSM… Mais aussi du contenu présentant du sang menstruel. Vous imaginez, ils mettent au même plan le non-consentement et nos règles, et c’est à cette morale qu’on doit se plier. » La jeune femme dénonce donc une décision prise à la va-vite, de nature à jeter l’opprobe sur l’ensemble des professionnels du X. « J’ai lu l’article de Nick Kristof et je n’y ai vu aucune considération pour les victimes dont il relaie les histoires, dénonce-t-elle. Son but n’est pas de faire en sorte que justice leur soit rendue mais de faire progresser son agenda abolitionniste. D’ailleurs, il a été peu regardant dans ses sources, citant Traffickinghub, une campagne anti-porno lancée par un groupe religieux américain anti-LGBT et anti-IVG du nom d’Exodus Cry. Pour moi, il ne s’agit que de morale, pas de soutien aux victimes. Dans ce papier, il enjoint Visa et Mastercard à cesser les paiements vers Pornhub et eux s’y sont pliés, sans se soucier des difficultés dans lesquelles cela pouvait mettre les gens du secteur qui n’ont rien à se reprocher. »

Les décisions brutales de Visa et Mastercard sont en effet de nature à renforcer la précarité des actrices et acteurs porno. « Nous trouvons terrible de devoir payer pour ces crimes, car le retrait de Visa et Mastercard de Pornhub nous éloigne de 80% des clients, qui utilisent ces services. Le problème c’est que si ces solutions de paiement l’ont fait pour Pornhub, qui a pignon sur rue, qui peut dire si demain ils ne refuseront pas de fonctionner sur mon propre site, et sur tous les petits sites de porno indépendants qui ne contiennent pas d’abus ? »

Le porno féministe, porte de salut confidentielle

Si OLF a demandé à Visa et Mastercard qu’ils interdisent l’utilisation de leurs services sur Jacquie et Michel et Dorcel, l’association n’envisage pas pour l’heure de s’attaquer aux petites entreprises porno indépendantes. « Ce n'est pas notre sujet, glisse Céline Piques, de toute façon, elles ne représentent qu’une infime partie de la proposition pornographique actuelle. Le gros problème, c’est que les chiffres parlent. Une réalisatrice se revendiquant du porno féministe comme Erika Lust reste confidentielle par rapport à du porno mainstream, qui, lui, pèse des milliards. Et ce porno mainstream vend de plus en plus de violence car c’est ce que son public attend. Des études démontrent que l’érotisation de ces pratiques violentes dans lesquelles les femmes sont soumises et malmenées excitent le spectateur qui finit par s’y habituer… Et va chercher l’excitation dans des contenus de plus en plus violents. »

Lire aussi : Olympe de G., l'oeil et l'oreille du porno féministe

Parmi les horreurs et les éléments désespérants soulevés par l’article de Nick Kristof, il y a cette réalité  : « Quand vous tapez “girls under18” ou “14yo” dans la barre de recherche de Pornhub, vous tombez à chaque fois sur plus de 100 000 vidéos. La plupart ne montrent pas d’enfants abusés, mais certaines oui, et c’est déjà trop. » Ce que cela veut dire, c’est que des vidéos porno montrant des adultes consentants sont taguées avec ces mots clefs pédocriminels afin de mieux être référencées et vues. Comme si l’attrait pour une pornographie transgressive, abusive et criminelle avait déjà pris le dessus.

S’il est certain que filmer un viol est condamnable, et par la justice, et par la morale, que penser du porno mettant en scène un viol fictionnel ? Pour OLF, sans surprise, cela participe à la culture du viol. Carmina n’est pas d’accord. « Quand on regarde un viol fictif dans un porno, on s’en sert d’exutoire. On est conscient de ce qu’on est en train de regarder, on peut avoir un recul entre son fantasme et ce qu’on ne fera jamais dans la vraie vie. Pour moi, la culture du viol, c’est au contraire toutes ces petites choses qui passent pour normales dans la vraie vie ou se font insidieusement une place dans les séries ou dans les films. Alors que le porno est censé être performé par des adultes consentants, qui ont signé pour et y trouvent souvent du plaisir. »

Entre liberté du fantasme d'un côté et rejet total d'un porno empreint de male gaze de l'autre, la pornographie continuera longtemps de diviser les féministes abolitionnistes et « pro-sexe », alors même qu'elles sont d'accord pour en dénoncer les abus et les crimes. Mais OLF fait remarquer que le Syndicat du travail sexuel (Strass) a été bien silencieux sur les affaires Pornhub, Jacquie et Michel et Dorcel. Il faut dire qu'en ces temps de pandémie où les travailleur·euses du sexe ont vu le confinement leur couper les vivres, faire entendre aux autorités l'immense précarité qu'ils et elles subissent et les violences qui en découlent reste la priorité. Inaudible pour OLF. Aussi longtemps que les positions féministes des unes et des autres seront radicalement opposées, il sera difficile de faire naître un #MeToo du porno où les femmes lutteront à l’unisson contre les violences patriarcales du milieu.

Lire aussi : Clitoris, l'inconnu du X

  1. Qui lutte pour une abolition de la prostitution et des actes sexuels rémunérés, ce qui inclut la pornographie[]
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