115 halte au jeunisme sacha goldberger
© Sacha Goldberger

Jeunisme : rien ne sert de cou­rir, il faut vieillir à point

Elle a 6 ans, elle veut être vieille. Comme son idole, Tartine, une supermamie, héroïne de bande dessinée, que lui a fait découvrir sa grand-mère, grande adepte de comics. Tartine soulève des éléphants avec son petit doigt, elle est championne de boxe, aventurière acharnée, compte 103 ans au compteur, deux dents, une en haut, l’autre en bas, un menton en galoche et un unique point faible : son cor au pied. 

Sa puissance et, surtout, sa grande liberté font rêver la gamine, elle qui n’a pas le droit de grand-chose. 
Vieille, c’est libre. Elle y croit. Jusqu’à ses 10 ans, où en pleine année de CM1, elle tombe éperdument amoureuse d’Olivier, un garçon de CP. Une copine lui explique qu’elle est trop vieille pour lui. En rentrant de l’école, elle dit à sa mère qu’elle est enfin vieille, qu’elle ira se coucher quand ça lui plaira. La mère punit, elle part au lit.

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Elle décide de ne plus être vieille. Mais elle l’est tout le temps trop : à 12 ans pour sucer son pouce, à 14 ans pour faire de la balançoire en montrant sa culotte, à 16 ans pour se baigner torse nu dans la rivière avec ses cousins, à 18 ans pour faire des caprices. Et puis sa Mamie meurt. De vieillesse. Elle prend un coup de vieux. Elle pleure tellement qu’elle a sa première ride. Pile entre les deux yeux. Elle a 25 ans. Alors elle se maquille. Beaucoup. Son père l’appelle Tartine. Ça ne la fait pas rire.

Elle se demande si c’est vraiment grâce à toutes ces crèmes miraculeuses anti-âge et aux bons conseils des journaux féminins qu’à 35 ans elle en paraît toujours 25. Elle est jeune et lisse comme un cul de bébé. Justement, la gynécologue, ses collègues, sa famille, ses potes lui demandent si elle en veut, des bébés. On lui parle d’horloge biologique, du temps qui passe. Dans sa tête, elle n’entend qu’un gros tic-tac à chaque pas. Ça lui fiche la trouille. Elle a deux rides. 

Elle fait vite des enfants et elle n’a plus le loisir d’écouter le moindre tic-tac. Un lendemain de fiesta, la tête en vrac à la boulangerie, la jeune fille lui demande en la regardant s’« il lui faut autre chose, à la petite dame ? ». Elle change de boulangerie.

De ride en ride, elle passe les 45 et le gynécologue (un autre) lui dit qu’elle est en péri.
« En péril ? 
– En périménopause, Madame. »

Elle croit qu’il se moque d’elle. Elle lui dit qu’elle est aussi en « périmort », mais qu’elle espère que c’est pas pour tout de suite. Il n’a pas d’humour. Il la sermonne, dit qu’elle ne doit pas avoir peur de vieillir, qu’il y a des traitements à base d’urine de jument qui l’aideront quand elle aura le vagin aussi sec qu’un vieux pruneau.

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Elle lui demande des nouvelles de sa prostate. 
Elle change encore de gynécologue.

Elle sait parfaitement que depuis le jour de sa naissance elle vieillit, que c’est normal. Et que vieillir ça veut dire vivre. Pas comme Jeanne Moreau dans Les Valseuses, qui se tire au pistolet entre les jambes pour faire revenir ses règles parce qu’on lui a fait croire que sans sang, elle ne vaut plus rien. 

En fêtant son demi-siècle, elle rejoint, aux yeux de la société, la célèbre troupe des ménagères de plus de 50 ans. Ses règles, ses enfants, son chéri se font plus ou moins tranquillement la malle, ce qui allège considérablement sa charge mentale. Elle en profite pour lire, voyager, aimer et faire beaucoup moins de ménage.

Un jour, à un feu rouge, elle entend : « Tu la pousses ta charrette, la vieille ! » Alors elle sort et s’approche de la jeune en trottinette avec son acné et sa jolie bouille. Elle lui agite son vieil index de senior manucuré sous le nez, en chuchotant dans son oreille de bébé : « Fais gaffe, petite sœur, on est toujours la vieille de quelqu’un. » « Eh, Madame ! Chuis pas votre sœur ! » Et la fille se carapate. Elle ne lui court pas après, elle vient de se faire des injections de collagène dans les genoux, parce qu’à bientôt 65 ans ça grince dans les articulations. Elle ne s’en plaint pas tant que le coude peut se lever joyeusement lors des apéros avec les copines. 

Pour son anniversaire, en soufflant ses 75 bougies, son neveu lui glisse à l’oreille que le jean rouge et les Doc Martens, ça fait bizarre à son âge, alors elle lui conseille poliment d’écouter la chanson de Brigitte Fontaine Prohibition. Elle n’entend pas bien sa réponse parce que son sonotone se met à siffler juste à ce moment-là.

C’est à 85 ans qu’elle repense à Tartine. Elle est bien incapable de soulever un éléphant avec son petit doigt. Par contre, elle a encore plein de dents et deux cors au pied qui ne l’empêchent pas de faire de longues balades en forêt avec sa nouvelle amoureuse. 

Et puis elle a un superpouvoir : la cape d’invisibilité comme dans Harry Potter. Dès qu’elle sort, dans la rue, dans le métro, au supermarché, personne ne la voit. Elle dit que les gens ont peur des vieilles parce qu’ils croient que ce sont des sorcières, des « Babayagas », comme disait son amie Thérèse. 

Demain, elle fête ses 103 ans, son neveu ne vient plus la voir, il dit qu’elle est retombée en enfance. C’est vrai qu’elle n’a plus aucune dent et qu’elle remet des couches, mais elle a survécu au Covid, elle n’a plus du tout peur de ses rides et elle est présidente d’honneur de sa maison de retraite autogérée, qu’elle a conçue avec ses copines. 

Elle dit en rigolant que c’est un poil long 103 ans, surtout quand il faut jouer au Scrabble avec toutes ces vieilles.

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