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Émilie Deleuze, réa­li­sa­trice de "5 hec­tares" : "L’absurde, c’est ma manière de voir le monde"

Dépaysement garanti avec 5 hectares ! Le nouveau film d’Émilie Deleuze dresse le portrait amusé, et très amusant, d’un citadin se découvrant une passion soudaine pour un bout de terre limousine… Voyage en tracteur à la clé ! Explications avec cette autrice-réalisatrice on ne peut plus nature.

Causette : D’où vient 5 hectares, qui raconte l’histoire de Franck, un homme établi, accompli, qui met en péril sa carrière, son couple, son confort, afin d’assouvir sa passion soudaine pour 5 hectares de terre limousine ?

Emilie Deleuze capture ecran mubi.com

© capture écran mubi.com

Émilie Deleuze : D’un ami commun que nous avons, Marie Desplechin (la coscénariste du film) et moi, et qui a eu ce rapport passionnel à la terre après avoir acheté une maison de campagne. Pourtant, 5 hectares, ça n’est pas beaucoup. Pas tant que ça, disons ! Il faut savoir qu’aujourd’hui, en moyenne, un paysan éleveur d’animaux ne peut pas vivre décemment en dessous de 200 hectares. Mais tout à coup, s’occuper de ses 5 hectares est devenu une nécessité pour lui. Il devait le faire, c’était comme une évidence, un appel, une mission, même s’il était incapable d’expliquer pourquoi ! En gros, dans son rapport à la terre, complètement abstrait, il fallait qu’il existe en tant que responsable. Une espèce de gardien, si vous voulez. Il a eu une deuxième phase, ensuite : il lui fallait acheter à tout prix un tracteur, pour devenir légitime aux yeux du voisinage paysan. Et c’est là qu’on s’est dit : il y a une folie en lui… Parce qu’on sait bien qu’un tracteur ne va pas suffire à le rendre crédible, surtout qu’il ne s’occupe pas de la terre et ne s’en occupera pas. Bref, c’est à ce moment-là que Marie et moi avons senti que cette histoire avait une ampleur qui dépassait la simple anecdote personnelle. Oui, c’est là qu’on y a perçu la force d’une fiction et qu’on s’est lancées…

Une fiction pleine d’humour, puisque votre film oscille tout le long entre le bizarrement drôle et le totalement jubilatoire. Expliquez-nous ce ton et cette ambiance, souvent teintée d’absurde…
É.D : L’absurde, c’est ma manière de voir le monde. J’ai beaucoup de mal, dans la vie, à affronter un drame en tant que tel. Je ne peux pas m’empêcher de chercher la drôlerie de cette situation dramatique. Peut-être aussi parce qu’à travers la comédie j’ai l’impression de pouvoir taper plus fort sans tomber pour autant dans le côté donneuse de leçon…

Mais 5 hectares n’est pas seulement une comédie, c’est aussi un western, avec ses paysages en plans larges, sublimes de couleur, et un road-movie en tracteur, donc au ralenti ! On pense un peu au film de David Lynch, Une histoire vraie, et l’on se dit qu’à la base, il devait y avait une grosse envie de cinéma de votre part, non ?
É.D : David Lynch, oui, bien sûr que j’y ai pensé ! Mais pour être tout à fait honnête, l’histoire de Franck me permettait surtout de renouer avec un cinéma que j’aime beaucoup, le cinéma américain des années 1970 : celui de Michael Cimino à ses débuts, celui de Sam Peckinpah, de Monte Hellman. Un cinéma où l’on se retrouve avec des personnages qui font des choses incompréhensibles, absurdes, et qui vont jusqu’au bout. En général, dans ce genre de films, l’histoire est ténue, et n’est qu’un prétexte pour observer ces figures d'anti-héros se déplacer à travers les États-Unis, et ainsi rendre compte à la fois d’une poésie extrême et d’une actualité plus âpre, plus désespérée.

D’ailleurs, vous aussi, vous rendez compte d’une actualité, puisqu’à travers le périple en tracteur de Franck, 5 hectares parle à la fois du désarroi du monde paysan et de l’exode urbain vers les campagnes, un effet post-Covid frappant depuis 2020. Ce côté fable politique faisait-il partie de votre projet dès le départ ?
É.D : Comme je vis pas mal à la campagne – mon mec est paysan et éleveur de chevaux dans le Limousin -, je suis forcément témoin des aberrations et des souffrances sur cette terre, qui est certes préservée mais où les agriculteurs subissent quand même une violence extrême. Le fait est qu’aujourd’hui, avec la réglementation européenne et l’accord sur les prix, le paysan ne vit plus de son travail mais des aides. Ça déclenche le pire comme le meilleur. De là à parler de fable politique… Je ne sais pas. Déjà, concernant la thématique de l’exode urbain, Marie et moi avons écrit notre scénario avant le Covid. Et puis la première règle, au cinéma, c’est que l’actualité ne doit jamais être devant, car un film s’inscrit dans la durée. Donc oui, d’accord, 5 hectares parle d’aujourd’hui, mais en creux, en dessous…

Parlez-nous du "gang de filles", justement, que vous avez constitué, pour l’écriture du scénario, avec la romancière Marie Desplechin et la cinéaste Patricia Mazuy. Vous êtes copines dans la vie : comment avez-vous travaillé en ensemble ? Est-ce que ce lien, cette complicité, ont joué sur l’humeur tendrement amusée du film ?
É.D : C’est vrai qu’avec Marie on est proches, mais on s’est d’abord connues par le travail. On avait déjà écrit un film ensemble (Jamais contente, en 2016), donc on savait comment interagir. Et puis, ce qui nous sauve, c’est notre bonne éducation ! On ne cherche jamais à avoir raison, mais à comprendre ce que l’autre voit. D’ailleurs, au final, je garde même les choses qu’elle me propose avec lesquelles je ne suis pas d’accord, car cela m’ouvre des portes. Il faut savoir utiliser toutes les forces de l’autre ! De fait, Marie sait trouver la force d’une scène, et j’adore sa manière de dessiner les personnages et son talent de dialoguiste. Quant à Patricia, elle a plus un rôle de consultante, mais elle m’aide beaucoup car elle est celle qui nous ramène tout le temps au cinéma. Ainsi, quand une scène ne tenait pas, elle nous disait : ouais, ça fait plouf… Je savais alors que la scène était plate, qu’elle déroulait une action sans point de vue cinématographique.

Forte de ce bel élan féminin, pourquoi avoir choisi de dresser le portrait d’un homme… et d’un homme en pleine mutation ?
É.D : D’abord parce que l’idée de mutation me fascine. Ici, Franck ramène un tracteur, et c’est précisément cette machine qui le transforme. Avec elle, grâce à elle, il fait une sorte de voyage intérieur. À la fin, il devient même ultra-pote avec son voisin paysan, alors qu’au départ, il était odieux avec lui. Quand on travaillait sur le personnage avec Lambert Wilson, on se disait tout le temps : Franck cherche un ami. D’une certaine façon, il veut jouer au tracteur avec un copain, comme un enfant… Cela étant, il y a aussi des femmes dans mon film ! D’ailleurs, ce regard féminin que Marie, Patricia et moi portons sur les hommes, un regard à la fois bienveillant et atterré, c’est précisément l’épouse de Franck, incarnée par Marina Hands, qui le prend en charge. Si je tiens à la citer, comme j’aime à citer Lambert dans le rôle de Franck, ou Laurent Poitrenaux dans celui du voisin, c’est parce que tous les acteurs de ce film ont eu une intelligence du jeu incroyable. Franchement, ils sont déments de légèreté et de rythme !

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5 hectares, d’Emilie Deleuze. Sortie le 27 décembre.

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