Henriette ­d’Angeville, la fian­cée du mont Blanc

À une époque où l’alpinisme est une activité exclusivement masculine, Henriette ­d’Angeville détonne. Habituée, depuis son plus jeune âge, à dévaler les chemins du Haut-Bugey, cette Française aime explorer les versants hostiles. En 1838, elle découvre le mont Blanc et lance une expédition pour vaincre le « toit de l’Europe ».

hs9 henriette d angeville la fiancee du mont blanc wikipedia
© Wikipedia

On l’avait traitée de folle et d’incons­ciente, on avait voulu l’en dissuader, mais Henriette d’Angeville n’était pas de ces gens qui s’en laissent conter. Elle voulait aller loin et haut, elle voulait se gaver de montagnes. Elle partirait pour le mont Blanc, un point c’est tout !

En 1838, le 3 septembre à 6 heures du matin, Henriette d’Angeville s’élance de Chamonix, accompagnée de six guides. Au-dessus d’elle, son objectif culmine à 4 800 mètres et des poussières. Elle est d’humeur radieuse. La veille, elle s’est débarrassée de ses pensées funestes en rédigeant son testament. Des badauds accompagnent le cortège du regard. « Temps magnifique – Mines peu rassurées des étrangers – Souhaits de bon voyage des restants, décrira l’alpiniste dans son journal de bord. J’éprouvais une joie intérieure que j’avais peine à contenir ; je sentais mon corps léger ; il n’y avait ni faim ni soif ni chaud ni froid, mais seulement une attraction si forte pour le mont Blanc… »

Son entreprise, c’est l’histoire d’une formidable transgression. Au début du xixe siècle, l’aventure et les montagnes sont réservées aux hommes. Pour les aristocrates comme elle, la montagne s’apprécie en chaise à porteurs ou à dos de mulet. La société commande à Henriette de se contenter d’avaler du thé, des biscuits et des discussions futiles… Sauf qu’elle goûte peu cette vie de salon. Enfant, elle dévale avec ses trois frères les chemins de sa région, le Haut-Bugey, dans l’Ain. À 10 ans, elle est envoyée en pension. Elle se soumet un temps à Dieu et aux bonnes manières. À 20 ans, elle s’enivre de bals. Mais le plaisir ne dure pas. L’ennui la guette, elle a soif d’absolu, soif de sommets. Depuis le domaine familial, elle lance des explorations dans les Alpes. Jusqu’à ce qu’elle tombe nez à nez avec le mont Blanc. Le coup de foudre.

Une préparation minutieuse 

Elle est célibataire, c’est donc seule qu’elle organise son ascension. Elle se documente, prend conseil auprès de son médecin, se fait faire un costume sur mesure – le premier jour de l’ascension, elle porte une robe longue, elle ne revêtira la culotte qu’aux Grands Mulets… la décence prime. Elle réserve calèche et hébergement, recrute ses guides, ignore ceux qui lui prédisent la plus grande des catastrophes – la mort. Dans son journal, Henriette peste vertement : « Cette humiliante nullité des femmes est une des choses qui m’ont toujours fait désirer que le ciel m’eût favorisée d’une paire de moustaches ! »

À 44 ans, Henriette met ses pas dans ceux des Chamoniards Balmat et ­Paccard, qui, en 1786, réussirent les premiers à gravir le « toit de l’Europe ». Entre eux et elle, une petite vingtaine d’ascensions réussies, mais aussi une ribambelle d’avalanches et de disparitions… L’alpiniste arrive au pied du glacier des Bossons et s’y aventure, déjouant ses dangers – les crevasses et les ponts de neige. Vers 14 heures, elle atteint le refuge des Grands Mulets, où l’équipe passera la nuit. Le bivouac à 3 000 mètres d’altitude s’organise. On se restaure, on s’enivre de bon vin… Henriette, elle, est sans grand appétit, elle préfère dévorer le paysage des yeux.

La nuit est courte et agitée : « J’ai reposé, mais point dormi ; pendant la nuit, j’ai entendu trois avalanches... » À deux heures du matin, la cordée s’arrache de son campement sommaire. Petit Plateau, Grand Plateau, Mur de la Côte. Elle gravit les marches que ses guides ont taillées dans la neige. « Là, commence une atroce souffrance, une horrible lutte contre le sommeil accompagnée de palpitations et de suffocations. » Elle persiste et touche au but : « Après des labeurs inouïs, j’atteins la cime à une heure vingt-cinq. » La suite est un moment d’extase, un morceau d’éternité. Elle est face à « un océan dont les cimes forment les vagues ». Elle embrasse le mont Rose, le mont Cervin, les vallées d’Aoste et de Courmayeur, les Grandes Jorasses, le mont Buet, le lac de Genève, la chaîne des Aravis… « Enfin, il a fallu partir, et bien malgré moi, car j’étais en béatitude physique et morale sur cette éminence en dépit d’un froid vif et piquant accompagné d’air qui, de temps en temps, ramassait à la cime pour vous les jeter au nez des petites bouffées de neige gelée ! » Quarante-cinq minutes d’éternité et voilà déjà la troupe repartie vers la vallée.

Acclamations et tirs de canon

Le retour se fait par le même itinéraire, avec une nouvelle halte en bivouac. Après trois jours en haute montagne, Henriette revient à Chamonix victorieuse, sous les acclamations et les tirs de canon. La ville est aux fenêtres, on fête son retour : « Gloire à l’héroïne du mont Blanc ! » « Vive la reine des Alpes ! »

Ce qu’elle vient d’accomplir est inédit. Enfin, inédit… il faut s’entendre sur les mots. Henriette n’est pas la première femme à avoir foulé le glorieux sommet. Trente ans auparavant, Marie Paradis, une paysanne de la vallée, l’avait devancée. Mais elle avait été, de son propre aveu, « traînée, tirée, portée ». Des guides avaient voulu lui assurer fortune et renommée, mais son expédition eut peu d’écho en dehors de la vallée. Henriette, elle, planifia son équipée et ne compta que sur ses propres jambes pour venir à bout de la montagne. C’est pour cette raison qu’elle est considérée comme la première femme alpiniste à avoir gravi le mont Blanc.

Mais pourquoi diable se confronter à la haute montagne ? Ces détracteurs voient dans son entreprise l’hystérie d’une vieille fille – jamais elle ne se maria. Mais Henriette semble simplement habitée par le désir d’« admirer l’un des plus beaux spectacles que Dieu ait créés ». Ailleurs, elle explique : « Remontrances, sermons, prédictions funestes, rien ne m’a été épargné et je le conçois parfaitement de la part de personnes qui ne voient dans une ascension au mont Blanc qu’une petite vanité féminine à satisfaire, et une grande fatigue à éprouver, sans autre satisfaction que le plaisir d’admirer en grelottant un panorama beau dans son étendue… » 
Henriette se pose donc en conquérante de l’inutile, une race d’alpinistes qui proliférera après elle. 


Mon excursion au Mont-Blanc, d’Henriette d’Angeville. Éd. Arthaud, 1987.

Henriette d’Angeville, la dame du Mont-Blanc, de Colette Cosnier. Éd. Guérin, 2006.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.