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© Julien DANIEL / MYOP

Fanny Capel & Gaëlle Leroux : des profs de pre­mière classe

Deux enseignantes ont décidé de donner une seconde vie à un ancien wagon-restaurant qui dépérissait dans une rue de Saint-Denis pour en faire un lieu de culture, de restauration et de débats. Un bon moyen, pour ces irréductibles Dionysiennes, de retisser un lien parfois rompu entre les un·es et les autres.

Sur un trottoir de Saint-Denis, deux femmes, casquettes SNCF sur la tête, entraînent toute une petite bande dans une joyeuse chenille, au rythme de « le p’tit train s’en va dans la campagne » des Rita Mitsouko, vers l’intérieur d’un wagon posté sur un large trottoir. À son bord, une expo photo et un tapis rouge bordé de mannequins arborant des tenues sophistiquées. En fond sonore, des voix récitent des textes de Baudelaire, Verlaine ou Victor Hugo évoquant le monde ferroviaire. Le tout devant des centaines de visiteur·euses surpris·es. Nous sommes en juin 2022 : Fanny Capel et Gaëlle Leroux, deux professeures de Français habitant Saint-Denis, inaugurent ce véhicule qui rouillait depuis plus de vingt ans au pied du lycée Paul-Éluard, le plus important de la ville avec ses deux mille élèves, celui où enseigne Fanny. Leur idée : en faire un lieu de rencontres et de partage.

Installé en face des nouveaux locaux de la police scientifique et du commissariat de la ville, ce wagon-restaurant est un héritage du Capitole, le train rapide qui relia Paris à Toulouse jusqu’au début des années 1990 – en 1967, il atteignait 200 km/h, un record à l’époque.

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© Julien DANIEL / MYOP

Acheminé de Périgueux en 1991 à bord d’un porte-char, il est installé à l’aide de deux grues sur l’avenue Jean-Moulin, à la suite de la demande du ministère de la Justice et de la Protection judiciaire de la jeunesse. Pendant quatorze ans, l’habitacle fait office de restaurant dans le cadre d’un programme de réinsertion. Après le départ à la retraite de son directeur, l’initiative est interrompue et le véhicule laissé à l’abandon. Jusqu’à ce que le choc de l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, fasse bouger les choses. « Le soir du drame, on s’est rappelé le club lecture et ciné que Fanny voulait mettre en place depuis des années, dans ce wagon qu’elle voyait devant Paul-Éluard, où elle travaille depuis douze ans », raconte Gaëlle, qui de son côté enseigne à Deuil-la-Barre (Val-d’Oise). Pourquoi ne pas en faire un nouvel espace de culture et de restauration à Saint-Denis, qui proposerait également des débats et des discussions sur des sujets

de société avec élèves, professeur·es, habitant·es de la ville, acteur·trices du monde politique, économique, artistique ? « On s’est dit “chiche”. Samuel Paty, ça aurait pu être nous, se rappelle Gaëlle, le regard sombre à l’évocation de la tragédie. Jamais nous n’avions envisagé notre métier avec ces risques-là. » Et Fanny d’enchaîner : « Comment transmettre dans un tel climat de violence, quand les liens entre profs et parents d’élèves sont à ce point rompus ? » Aux yeux des deux enseignantes, ce wagon peut être une réponse. Elles se lancent et fondent une association, les Dionysiaques.

Un chantier pharaonique

Juillet 2023. Un an après l’inauguration, au lendemain du bac et à quelques jours des grandes vacances, les deux comparses, comme elles aiment se présenter, nous reçoivent chez elles, dans un ancien couvent. Un mini-passage pavé sépare leurs habitations et jardins mitoyens. À droite, Gaëlle, originaire du Val-d’Oise, fille d’un ouvrier et d’une institutrice, reconnaissable à ses cheveux bouclés poivre et sel et à ses pétillants yeux verts ; à gauche, Fanny, lunettes violettes et coupe courte blond platine lui donnant un petit air d’Annie Lennox, même si avec ses grands-parents paysans et ouvriers, elle se revendique plutôt de la lignée d’une autre Annie, Ernaux. Les deux quadragénaires, voisines depuis quatorze ans, se sont découvertes au fil du temps. « Au-delà de notre métier, ce sont les enfants et le conseil syndical qui nous ont rapprochées. Le confinement a fait le reste. » Trois ans après s’être lancées dans l’aventure du wagon, les deux enseignantes admettent ne s’être pas du tout rendu compte au départ de la dimension chronophage de l’entreprise : « Un truc de dingue », résume Gaëlle. « Seul Howard Hughes a fait plus fou que nous », plaisante Fanny, en référence au milliardaire américain du début du XXe siècle qui s’illustra dans des défis supposés insurmontables.


"Comment transmettre dans un tel climat de violence, quand les liens entre profs et élèves sont à ce point rompus ?"

Si le wagon-restaurant leur a été cédé – notamment par la SNCF –, pour un euro symbolique, le chantier se révèle pharaonique. L’engin baigne dans les années Formica, avec porte-chapeaux, stores vénitiens à manivelle et portes à soufflets. Mais derrière ce décor pittoresque se cachent un plancher et un plafond pourris, des vitres brisées, un système électrique HS, des portes à sécuriser et, cerise sur le gâteau, un sol qui s’affaisse sous l’engin. Coût évalué de la rénovation, 800 000 euros. Le coup de massue. S’ajoutent les méandres complexes pour atteindre les bons interlocuteurs au sein des administrations ad hoc afin d’obtenir le moindre feu vert, le moindre euro. Sans compter les réunions de chantier ou les rendez-vous dans les établissements scolaires afin d’enrôler élèves et enseignant·es dans le projet.

« Au départ, nos deux conjoints ont tenté de nous freiner », raconte Gaëlle, avant de faire remarquer qu’ils sont aujourd’hui leurs plus chaleureux soutiens dans l’opération Sauvons notre wagon – comme Sébastien, le compagnon de Fanny, qui est chargé du son pour chaque événement. À l’inverse, leurs enfants respectifs, âgé·es de 8, 9 et 11 ans, ont au début encouragé leurs mères à se lancer dans l’aventure. Le wagon n’était-il pas un fantastique terrain de jeux pour Maë, Thais (les filles de Gaëlle) et Zola (le fils de Fanny) ? Mais trois ans plus tard, ce charmant enthousiasme a laissé la place à un franc ras-le-bol : « Le wagon, le wagon, le wagon... y en a que pour le wagon », se lamente Zola (appelé ainsi en hommage à l’auteur de Germinal). « On avait décidé dès le départ de ne pas mettre un kopeck. Mais on ne s’est, en effet, pas du tout restreintes sur le temps à y consacrer », admettent les deux mères dans un sourire compatissant.

Expo et ciné-club

Les travaux et la chasse au financement auprès d’acteurs privés et d’organismes publics comme la Région, la Ville ou le Département sont loin d’être finalisés, mais l’ouverture officielle du wagon est prévue pour 2024.

Labellisé Patrimoine de l’Île-de-France, il a malgré tout accueilli depuis un an une dizaine d’événements, dont une soirée ciné-club et une exposition de sculptures à laquelle les étudiants en BTS du lycée Paul-Éluard ont participé. « Ça m’amuse d’être dans l’aventure. J’ai toujours vu ce train, car j’habite juste en face », se réjouit Fatiha, 17 ans, élève de première, qui, avec une vingtaine d’élèves, a enregistré les textes de Baudelaire, Verlaine ou Hugo retransmis dans l’habitacle au cours de son inauguration. Pour finir l’année scolaire 2023 en beauté, en juin dernier, les étudiant·es du lycée hôtelier François-Rabelais de Dugny (Seine-Saint-Denis) ont préparé et servi les premiers repas à bord, renouant ainsi avec la fonc-tion originelle du wagon-restaurant. « À chaque événement, il y a de la joie. Ça vaut la peine », reconnaît Fanny.

Des armes intellectuelles

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© Julien DANIEL / MYOP

À la suite des révoltes de juillet, les deux professeures sont renforcées dans l’idée de faire du wagon un lieu où les « jeunes seraient invités à des discussions au long cours, où ils exprimeraient ce qu’ils ont à dire et ce qu’ils vivent. Cela pourrait être des rencontres informelles ou des débats organisés, notamment avec les fonctionnaires du commissariat positionné en face ». Et d’ajouter sur un ton ferme : « Et pas seulement quand ça crame ! » Impossible pour les deux enseignantes de savoir si, parmi les auteur·rices de ces violences urbaines, se tenaient quelques-uns·es de leurs élèves, car les cours étaient terminés quand les événements ont commencé, le 27 juin. Néanmoins, la présence de certain·es d’entre eux·elles ne les étonnerait pas : « Une majorité des collégiens sont des jeunes désœuvrés. On ne leur donne pas la parole et une fois que ça explose, on parle d’eux. » Plutôt que de mettre le feu, Fanny et Gaëlle aimeraient les voir « faire la révolution avec des armes intellectuelles ». Mais qui pour les approvisionner ? « Le cœur de notre métier, notre mission, c’est d’enseigner la rigueur, le sens, l’habitude et les nuances de la réflexion. Pour y parvenir, il faut un prof bien formé et des heures de cours, détaille Fanny. Mais aujourd’hui, on ne nous en donne plus les moyens : notre boulot consiste à remplir les dossiers pour réclamer heures et argent supplémentaires plutôt que prendre le temps d’enseigner l’art de la rédaction à Yasmina ou la syntaxe à Kevin. » Gaëlle, pour sa part, se désespère : « Ce n’est plus “vendeur” d’enseigner, et nullement ludique contrairement à tous ces outils de com que met en place l’Éducation nationale. » Tandis que se déroule, dixit Fanny, « la réalité des plans sociaux appliqués à la fonction publique ». Sans compter, se désolent-elles, « la violence du monde qui a désormais pénétré les établissements scolaires, jadis lieux sanctuarisés ». Mais parfois, devant un lycée de Saint-Denis, quelques rêveur·euses réussissent à mettre des projets sur les rails.

Lire aussi l Sensibilisation : la green team des quartiers

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