Mécanique des fluides

119 les choses de la vie thibault leveque
©Thibault Leveque

« Jeanne et moi on est amies d’enfance « à la vie, à la mort » depuis notre pre­mier amour par­ta­gé, Léo, le beau gosse du CP. Mis à part Léo, on a aus­si par­ta­gé les jeux, ­l’adolescence, les rêves, les pre­mières fois. 

On aimait beau­coup la liber­té, les moby­lettes, les olives aux anchois, la vie qui va vite, qui donne des fris­sons, se mettre la tête à l’envers, en musique, en joints, en alcool. On a connu beau­coup de fins de soi­rées épiques, titu­bantes, on se fichait des matins dou­lou­reux, le crâne lourd et la pau­pière gon­flée. On était jeunes, ivres, invincibles. 

Et puis je suis par­tie ailleurs faire les études, une vie, des enfants. Elle est res­tée au vil­lage. À chaque retour au bled, je voyais Jeanne. Inchangée, tou­jours libre, sans famille.

À chaque fois, nous avions de nou­veau 15 ans, on met­tait la musique à fond, on pogo­tait dans un nuage de fumée en éclu­sant des litres de bière tout en hur­lant les refrains en mau­vais anglais. 

Mon foie met­tait de plus en plus de temps à s’en remettre, mais Jeanne pou­vait recom­men­cer dès le len­de­main midi à décap­su­ler les bou­teilles avec son bri­quet, parce qu’« il faut vite ral­lu­mer la chau­dière si tu veux conti­nuer à te réchauf­fer », disait-​elle l’œil brillant. À deux reprises j’avais quand même dû la lais­ser car­pette sur son cana­pé. Ça l’avait fait rire : « On vieillit, on tient moins bien. La pro­chaine fois, on fera gaffe ! Bisous. »

Et puis, un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un ami com­mun qui me racon­tait que Jeanne filait un mau­vais coton. Qu’elle ne finis­sait plus aucune fies­ta digne­ment, qu’elle trem­blait le matin et diva­guait l’après-midi, qu’elle se fâchait vio­lem­ment et s’endormait au volant. Alors, je l’ai appe­lée. Elle bafouillait, je lui ai deman­dé si elle avait bu, elle m’a deman­dé de quoi je me mêlais, je lui ai dit que j’étais inquiète pour sa san­té, elle m’a dit d’aller me faire voir avec mes airs de madame qui-​fait-​tout-​bien et que je pou­vais retour­ner tran­quille­ment à ma petite vie de bobonne pri­son­nière au foyer. J’ai oublié de tour­ner sept fois la langue dans ma bouche veni­meuse et j’ai répon­du que c’était pas une alcoo­lique qui allait me don­ner des leçons de liberté. 

Elle a rac­cro­ché. Je venais de bri­ser notre ami­tié. Pendant trois ans, Jeanne a fait la morte. J’ai essayé de l’oublier. Mais la nuit, sou­vent, je l’entendais rire et chanter…

Et puis hier, quelqu’un a son­né à ma porte. Jeanne. Un gros cœur en peluche dans les mains. Elle m’a dit qu’elle avait beau­coup tar­dé parce que le com­bat avait été long, que main­te­nant elle était sobre et qu’elle venait me ­remer­cier pour avoir osé la trai­ter d’alcoolique, que j’avais été son déclic.

On s’est ser­rées long­temps dans les bras. Après, j’ai envoyé les enfants se cou­cher et on a mis la musique à fond dans le salon. On a dan­sé, chan­té fort et faux, tout en se gavant de jus de fruit et d’olives far­cies aux anchois. Et puis on s’est endor­mies l’une contre l’autre sur le cana­pé, la tête sur le cœur en peluche, en se racon­tant nos vies qui recommençaient.

Jeanne et moi on est amies d’enfance « à la vie, à la mort » depuis notre pre­mier amour par­ta­gé, Léo, le beau gosse du CP. Mis à part Léo, on a aus­si par­ta­gé les jeux, ­l’adolescence, les rêves, les pre­mières fois. 

On aimait beau­coup la liber­té, les moby­lettes, les olives aux anchois, la vie qui va vite, qui donne des fris­sons, se mettre la tête à l’envers, en musique, en joints, en alcool. On a connu beau­coup de fins de soi­rées épiques, titu­bantes, on se fichait des matins dou­lou­reux, le crâne lourd et la pau­pière gon­flée. On était jeunes, ivres, invincibles. 

Et puis je suis par­tie ailleurs faire les études, une vie, des enfants. Elle est res­tée au vil­lage. À chaque retour au bled, je voyais Jeanne. Inchangée, tou­jours libre, sans famille.

À chaque fois, nous avions de nou­veau 15 ans, on met­tait la musique à fond, on pogo­tait dans un nuage de fumée en éclu­sant des litres de bière tout en hur­lant les refrains en mau­vais anglais. 

Mon foie met­tait de plus en plus de temps à s’en remettre, mais Jeanne pou­vait recom­men­cer dès le len­de­main midi à décap­su­ler les bou­teilles avec son bri­quet, parce qu’« il faut vite ral­lu­mer la chau­dière si tu veux conti­nuer à te réchauf­fer », disait-​elle l’œil brillant. À deux reprises j’avais quand même dû la lais­ser car­pette sur son cana­pé. Ça l’avait fait rire : « On vieillit, on tient moins bien. La pro­chaine fois, on fera gaffe ! Bisous. »

Et puis, un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un ami com­mun qui me racon­tait que Jeanne filait un mau­vais coton. Qu’elle ne finis­sait plus aucune fies­ta digne­ment, qu’elle trem­blait le matin et diva­guait l’après-midi, qu’elle se fâchait vio­lem­ment et s’endormait au volant. Alors, je l’ai appe­lée. Elle bafouillait, je lui ai deman­dé si elle avait bu, elle m’a deman­dé de quoi je me mêlais, je lui ai dit que j’étais inquiète pour sa san­té, elle m’a dit d’aller me faire voir avec mes airs de madame qui-​fait-​tout-​bien et que je pou­vais retour­ner tran­quille­ment à ma petite vie de bobonne pri­son­nière au foyer. J’ai oublié de tour­ner sept fois la langue dans ma bouche veni­meuse et j’ai répon­du que c’était pas une alcoo­lique qui allait me don­ner des leçons de liberté. 

Elle a rac­cro­ché. Je venais de bri­ser notre ami­tié. Pendant trois ans, Jeanne a fait la morte. J’ai essayé de l’oublier. Mais la nuit, sou­vent, je l’entendais rire et chanter…

Et puis hier, quelqu’un a son­né à ma porte. Jeanne. Un gros cœur en peluche dans les mains. Elle m’a dit qu’elle avait beau­coup tar­dé parce que le com­bat avait été long, que main­te­nant elle était sobre et qu’elle venait me ­remer­cier pour avoir osé la trai­ter d’alcoolique, que j’avais été son déclic.

On s’est ser­rées long­temps dans les bras. Après, j’ai envoyé les enfants se cou­cher et on a mis la musique à fond dans le salon. On a dan­sé, chan­té fort et faux, tout en se gavant de jus de fruit et d’olives far­cies aux anchois. Et puis on s’est endor­mies l’une contre l’autre sur le cana­pé, la tête sur le cœur en peluche, en se racon­tant nos vies qui recommençaient.

C’est la colique qui m’a réveillée. Aujourd’hui pro­mis, j’arrête le jus de fruit.

C’est la colique qui m’a réveillée. Aujourd’hui pro­mis, j’arrête le jus de fruit. »

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