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©Camille Besse

Violences sexuelles chez L214 : les femmes moins écou­tées que les animaux ?

Plusieurs militantes témoignent auprès de Causette des violences sexistes et sexuelles dont elles disent avoir été victimes au sein de leur organisation : l’association de protection des animaux L214. Des écrits que nous nous sommes procurés révèlent un climat interne peu propice à la prise de parole. En filigrane, elles dénoncent une omerta qui a duré trop longtemps.

Elle n’oubliera jamais la couleur de la moquette. Le sentiment de « tétanie ». La « détresse ». Puis, « l’envie de mourir ». Ce soir de mars 2017, Maria* l’a gardé gravé dans sa mémoire. Quatre ans plus tard, la voix saccadée, la trentenaire brise le silence. Cette ancienne militante de l’association de protection des animaux L214 dit avoir été violée par P., un bénévole de passage dans sa ville. La soirée commence de manière banale. Ils boivent quelques verres, discutent végétarisme et fermeture des abattoirs. Le temps passe. Mais, selon ses dires, Maria, d’un coup, vacille. La tête lui tourne. Elle peine à marcher. La militante demande à P. de lui appeler un taxi pour rentrer chez elle. La destination ne sera pas celle qu’elle croit.

La suite, selon le récit de la jeune femme, se déroule dans un hôtel. « Il m’a allongée sur le lit et a forcé son sexe dans ma bouche alors que je le suppliais d’arrêter. » Encore très marquée aujourd’hui, elle estime que certains cadres de l’association sont responsables de l’aggravation de son mal-être : « J’ai été harcelée, violée, et on m’a fait passer pour une folle. J’ai été moins bien traitée qu’un poulet. » En 2019, dans un échange avec une autre bénévole que nous avons pu consulter, P. contestait les violences qui lui étaient reprochées, et parlait, lui, de « caresses sexuelles réciproques ». Il admettait toutefois avoir un suivi psychologique pour « [ses] écarts de comportements pulsionnels avec certaines femmes ».

Bénévole récidiviste

Maria n’est pas la seule à déclarer avoir connu des agressions violentes de la part de P., militant de L214 Île-de-France depuis 2012, et, à l’époque, proche du coordinateur du réseau bénévole, Olivier Gramain. Josée est québécoise. Elle découvre le travail de l’association au printemps 2016, via les réseaux sociaux. De fil en aiguille, elle intègre les groupes Facebook, entre en contact avec des militant·es et fait la rencontre de P. Les échanges se font de plus en plus fréquents et prennent vite une tournure intime. Il finit par l’inviter à venir passer une dizaine de jours à Paris en octobre 2016 et lui permet de réaliser son « rêve » : « militer auprès de L214 ». Une fois sur place, il et elle nouent une relation et entament une liaison. Les premiers jours se passent bien, puis la situation serait vite devenue insoutenable. Josée décrit des viols répétés – « mon nonn’était pas respecté » – ainsi que des « violences sexuelles », qui l’obligeront à « prendre de la codéine » (un analgésique) pour soulager les douleurs. « Il m’a fait sentir coupable en m’expliquant que tout ça était de ma faute, que j’étais trop attirante et qu’il ne pouvait pas se retenir. » À son retour au Canada, elle mettra plusieurs mois avant d’arriver à couper définitivement les liens avec lui et à mettre des mots sur ce dont elle a été victime.

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©Camille Besse

« Encore très confuse émotionnellement », Josée confie en septembre 2019 à la cofondatrice et coprésidente de L214, Brigitte Gothière, ce qu’elle et d’autres militantes auraient subi de la part de cet homme. Devant l’absence de réaction, elle insiste : « Votre silence est une blessure supplémentaire, doublé d’un appui à ceux qui ne cessent d’agresser, puis de détruire les femmes qui osent ne pas se laisser abuser », écrit-elle. Cette fois, la réponse arrive, mais elle est succincte. Sans établir de lien direct avec P., la coprésidente botte en touche. Elle explique que des personnes ont déjà été exclues « des actions de L214 pour des comportements, des actes avérés ou des accusations répétées et concordantes » et précise : « Nous ne sommes pour autant pas un tribunal, mal placés pour juger, et encore moins pour condamner ou demander réparation. » Enfin, elle encourage Josée à déposer plainte, ce qu’elle ne fera pas.

Selon ses propres dires, P. a été exclu, dès 2018. Étrangement, Brigitte Gothière, elle, n’a jamais mentionné d’exclusion du bénévole lors de ses échanges en septembre 2019 avec Josée. C’est Causette qui a appris cette mise à l’écart à Josée et à une des militantes concernées. Contacté par Causette, P. réfute totalement ces accusations. « C’est ma parole contre celle des autres », dit-il avant de pointer du doigt un « contexte actuel » dans lequel les hommes peuvent « être accusés très vite ». Selon nos informations, le 29 juin 2019, une main courante a été déposée à l’encontre de P. par une autre militante encore, pour harcèlement. Sur les réseaux sociaux, enfin, deux autres femmes l’accusent d’agressions sexuelles.

Fondée en 2008, L214 s’est peu à peu imposée comme LA voix de la protection animale en France grâce à ses vidéos chocs, tournées clandestinement, révélant la réalité des conditions d’élevage et des abattoirs. Avec, aujourd’hui, 75 salarié·es et 7 millions d’euros de budget en 2020, l’association vise avant tout à « susciter le débat public » sur la place accordée aux animaux dans notre société. Pour ce faire, elle s’appuie sur un généreux réseau d’environ 2 000 bénévoles.

« Votre silence est une blessure supplémentaire, doublé d’un appui à ceux qui ne cessent [...] de détruire les femmes qui osent ne pas se laisser abuser »

Josée, ancienne sympathisante de L214

Composée en majorité de femmes (57 %), l’organisation ne serait pas épargnée par les violences sexistes et sexuelles. Problème : dans un milieu qui se prétend égalitaire, ébruiter ces affaires risque de porter préjudice à la défense animale et, donc, de s’exposer à la marginalisation. À l’instar de ce que l’on a pu découvrir il y a quelques années au sein des assos humanitaires, la cause aurait longtemps eu la priorité sur les violences et agressions signalées en interne. De peur d’éclabousser la belle image de l’association.

Loi du silence

Valérie 1 a commencé à militer au tout début de L214, à « cette époque, elle comp- tait moins d’une dizaine de salariés » et il y « régnait un esprit de “grande famille” » qui, selon ses mots, « favorise la loi du silence sur ces questions ». Elle dit avoir été victime en juin 2016 d’agression sexuelle de la part d’un autre bénévole. « Faute de preuve », et comme l’homme « a vite disparu », elle n’a pas alerté la direction ni porté plainte. Un an plus tard, elle tente néanmoins d’aborder le sujet des violences sexuelles qui auraient cours au sein de l’organisation avec l’une des porte-parole. « S’il n’y a pas au moins une plainte ou une main courante déposée, L214 ne peut rien faire », lui rétorque-t-on. Alors, en mars 2019, elle se tourne vers En parler, associa- tion d’accompagnement des victimes de violences sexuelles. Contactée par Causette, sa fondatrice et présidente, l’écologiste Sandrine Rousseau, nous confirme avoir rencontré à cette époque plusieurs militantes de L214 venues chercher de l’aide. Elle leur donnera le conseil suivant : « Écrivez aux personnes qui font autorité dans le mouvement. »

Valérie s’exécute. Dans un échange de mails, elle interpelle donc le coordinateur de L214 Éducation, ainsi qu’une membre du conseil d’administration sur le « sexisme et la responsabilité collec- tive ». En exemple, elle cite les propos aux relents masculinistes tenus par plusieurs militants de l’association, du style : « La violence conjugale est commise autant par les deux sexes » – sauf que les hommes, eux, ne s’en plaignent pas – ; alerte sur « l’existence de nombreuses violences sexuelles dont témoignent plusieurs militantes » et insiste : « Réagir au sexisme est une obligation légale. » Du côté de L214, la réponse est lapidaire : on dénonce une « vindicte » et une « diabolisation ». « J’ai vite compris que nous [les bénévoles femmes, ndlr] n’avions pas trop le choix dans l’équipe de Paris : soit on se retirait de nous-même des activités si on ne voulait pas continuer à travailler avec un agresseur, soit on insistait pour réclamer son exclusion, mais il fallait subir la suspicion de mensonges, voire une plainte en diffamation, et surtout une culpabilisation énorme », regrette aujourd’hui Valérie, qui a cessé de militer.

Exclusion temporaire

Ce manque de considération, Lucie estime l’avoir aussi vécu. Coréférente à Nancy (Meurthe-et-Moselle), de mai 2018 à janvier 2021, elle a participé à l’organisation des actions dans sa ville. Mais dès août 2019, comme des messages que nous avons consultés en attestent, Lucie a été victime de harcèlement sexuel de la part d’un autre militant. SMS, mails, réseaux sociaux... Il lui écrit sur tous les canaux possibles, la jeune femme passe son temps à le bloquer. « J’en ai fait des cauchemars, je le voyais s’introduire chez moi... », se remémore-t-elle. À l’époque, elle demande à son homologue, l’autre référent de Nancy, d’intervenir. Devant son insistance, celui-ci finira par exclure le bénévole... avant de le réintégrer un an plus tard, au motif qu’il ne faut pas « mélanger convictions personnelles et militantisme » et qu’il faut, avant toute chose, « penser aux animaux ».

« Le fait que [ce harcèlement sexuel] ait été complètement nié, méprisé, m’a vraiment fait mal au cœur »

Lucie, ancienne militante de L214

Lucie se fend donc dans la foulée d’une série de tweets pour aborder publiquement le problème. Découvrant cela, Léo Le Ster, responsable des campagnes agroalimentaires de L214, la contacte en privé. S’il condamne fermement les faits, il la met en garde : « Pour le tweet, j’ai peur que ce soit récu- péré et que ça fasse du mal à l’asso. » Et ajoute, « mais c’est ta décision ». Contacté par Causette, cet ancien coréférent de Lucie reconnaît avoir commis une « erreur » et avoir été « partagé entre ses relations amicales » avec l’homme accusé « et son devoir en tant que réfé-rent ». Léo Le Ster a présenté ses excuses. L’homme mis en cause sera finalement, de nouveau, exclu. Pour Lucie, le procédé laisse encore un goût amer. Si elle n’avait pas rendu publique cette affaire, l’homme qu’elle accuse de harcèlement ferait sans doute encore partie du mouvement. « Le fait que tout ça ait été complètement nié, méprisé, m’a vraiment fait mal au cœur, d’autant que L214 est une association pour laquelle j’ai donné énormément de temps et d’énergie. »

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©Camille Besse

En interne, un autre récit va déclencher une onde de choc. En décembre 2019, une jeune militante mexicaine accuse, dans un long texte posté sur Facebook, le Français William Burkhardt, d’avoir « abusé sexuellement » d’elle pendant une semaine d’actions, au Danemark, quelques mois plus tôt. L’événement n’est pas organisé sous la houlette de L214, mais William Burkhardt y a été salarié environ quatre mois entre mars et novembre 2018, en tant qu’enquêteur vidéo. Lui aussi qua- lifie ces accusations de « mensongères » et regrette qu’il suffise de « balancer une histoire de la sorte pour que tout le monde la prenne pour acquise ».

Prise de position « tardive »

Sauf qu’avant ce témoignage, une salariée et deux bénévoles avaient déjà fait part, via des mails, à l’association d’un profond « malaise » concernant cet homme. En cause, des photographies pornographiques au style BDSM que William Burkhardt publie régulièrement sur ses réseaux sociaux. On y aperçoit des images érotiques de femmes en lingerie et d’autres, où il insère ses doigts dans leur bouche, ou simule une strangulation. Les militant·es alertent la direction sur ces « agissements inacceptables » qui font « la promotion de la domination masculine » et donnent une « image négative de L214 ». Dans un échange, le coprésident de L214, Sébastien Arsac, explique à son équipe ne pas souhaiter répondre de peur d’« alimenter une polémique stérile ».

Après décembre 2019, et le post de la jeune femme mexicaine, l’association change de ton, se désolidarisant finalement officiellement de son ex-salarié avec qui elle était jusqu’ici restée en bons termes. Un modèle de texte va même être rédigé pour répondre aux interpellations sur le sujet, indiquant que L214 « n’avait aucun soupçon quant à un tel comportement le concernant », et condamnait « fermement » les faits présumés. Une prise de position consi- dérée par certains comme « tardive », mais « salutaire ».

L’ambiguïté de l’association concernant ces problématiques ne date déci- dément pas d’hier. En juin 2016, L214 publie des images révélant des cas de maltraitance dans deux abattoirs. Petite innovation, la vidéo est alors incarnée par Rémi Gaillard. Seulement, à l’époque, l’humoriste est déjà plus connu pour ses « blagues » problématiques envers les femmes que pour son engagement envers la protection ani- male. Un an plus tôt, plusieurs articles de presse dénonçaient ses caméras cachées « perpétuant la culture du viol », voire des faits pouvant être qualifiés d’agressions sexuelles. Dans ses vidéos, il prenait des femmes dans la rue par surprise, donc sans leur consentement, et mimait un rapport sexuel avec elles ou bien les embrassait de force.

« Nous n’avons peut-être pas toujours pris la mesure du besoin de poser des procédures et des protocoles »

Brigitte Gothière, cofondatrice et coprésidente de L214

Anticipant le retour de bâton, une salariée avait tenté de mettre en garde l’association. « Y avait eu polémique, on était au courant », réagit dans un courriel la direction, qui balaie le sujet d’un revers de main : cela ne « posait pas tellement problème ». L’affiliation avec ce comique ne fut, en effet, pas du goût de tout le monde en interne...

À la suite de la diffusion de la vidéo, des bénévoles ont écrit à l’organisation pour dénoncer ce déplorable partenariat et dire qu’elles se sentaient « humiliées » par le choix de cet humoriste pour qui les femmes « vaudraient moins qu’une batterie de poules ». Cela n’empêchera pas L214 d’inviter de nouveau Rémi Gaillard, en 2017, le temps d’un festival destiné à sensibiliser sur la cause ani- male et de le mettre à l’honneur dans le numéro d’octobre de son magazine.

Devant l’ampleur de la tâche, les militant·es engagé·es sur le sujet des violences sexuelles ont souvent le sen- timent de prêcher dans le désert. « Le seul but, c’est la cause animale, toutes les autres telles que l’égalité femmes- hommes, les droits LGBT ou la lutte contre le racisme sont ignorées », souffle un ancien militant. Toutes les femmes qui témoignent dans notre enquête ont cessé de militer pour L214. « Les situations que vous décrivez ont été, depuis, réglées », répond à Causette la direction de l’organisation. « Nous condamnons fermement toutes formes de violences et de discriminations », ajoute Brigitte Gothière, coprésidente de L214. « Nous n’avons jamais ignoré les alertes, insiste- t-elle. Mais nous n’avons peut-être pas toujours pris la mesure du besoin de poser des procédures et des protocoles... »

Depuis le mois de janvier 2021, un pro- tocole de signalement et de traitement des violences sexistes et sexuelles a été mis en place pour les salarié·es. Un autre, spécialement consacré aux bénévoles, au printemps. Deux signa- lements ont déjà été faits. Preuve de sa nouvelle bienveillance affichée envers la parole des femmes, L214 a récem- ment exclu une référente de l’est de la France qui faisait part dans un texte, écrit au vitriol, de son « écœurement » pour le « déballage médiatique » autour de l’affaire Hulot 2.

Porter aux yeux du monde une cause, si indispensable soit-elle, est certes noble. Encore faut-il que ces organi- sations aux valeurs plus que louables commencent par faire cesser les agres- sions dont les femmes disent être victimes en leur sein. Et fassent taire l’adage selon lequel les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés.

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