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(©Arte)

Ségolène Vandevelde, voyage dans le temps

Archéologue de la préhistoire, Ségolène Vandevelde explore le temps en étudiant la suie figée sur les parois des grottes. Chercheuse et enseignante, la trentenaire s’affirme comme la relève féminine et féministe d’une discipline longtemps restée un bastion masculin.

Causette : Comment est née votre passion pour l’archéologie ?
Ségolène Vandevelde : Quand j’étais en troisième, j’ai participé à des fouilles à l’ancien palais royal de Berlin, en Allemagne. J’ai vite été intéressée par le côté complet d’un métier où l’on met les mains dans la terre tout en gardant des dimensions intellectuelles et artistiques. Plus tard, j’ai suivi une licence d’anthropologie au Québec. En Amérique du Nord, la discipline touche aussi bien à l’archéologie qu’à l’ethnologie ou à l’anthropologie biologique – l’étude du squelette humain, de l’évolution, etc. Elle n’oblige pas à choisir entre sciences humaines et naturelles. L’archéologie me permet aujourd’hui de conserver cette vision d’ensemble. On recueille des traces que l’on interprète grâce à toutes ces matières connexes pour comprendre l’humanité.

Et votre intérêt pour la préhistoire ?
S. V. : Il est venu par hasard. Je me suis retrouvée à fouiller avec une amie dans la grotte Mandrin1, dans la vallée du Rhône. Le responsable des opérations m’a montré un caillou qui sentait le brûlé quand on le frottait. Je me suis demandé si l’on pourrait en tirer des informations et j’y ai consacré ma thèse.

C’est ainsi que vous avez inventé la fuliginochronologie, du latin fuligo, suie…
S. V. : Il y avait déjà eu des travaux pionniers. Dans les grottes, les concrétions calcaires telles les stalactites et stalagmites sont constituées de « lamines », ou couches successives de cristaux calcites apportés par le ruissellement de l’eau. Ces encroûtements sont plus petits à la saison sèche, plus gros pendant la saison humide, un peu comme les cernes dans les arbres. Cela donne à lire des tranches de temps sur plusieurs siècles, comme une archive de haute résolution. Les feux allumés dans une grotte par les humains pour s’éclairer, cuire le repas, se chauffer, repousser des prédateurs, ont déposé de la suie sur les concrétions calcaires, qui en conservent la trace. Je me sers de ces dépôts comme un calendrier de l’occupation humaine dans ce lieu.

Quelles informations en tirez-vous ?
S. V. : Ce qui m’intéresse, c’est la mobilité des humains. Elle est au cœur de l’organisation des sociétés : celles fondées sur la chasse et la collecte, mais aussi les nôtres, sédentaires. Il n’y a pas que la culture matérielle pour comprendre les sociétés du passé. La façon dont on occupe un territoire ou le rythme auquel on se déplace permet de percevoir le temps tel qu’il était vécu dans le passé. Par exemple, les films de suie dans les grottes servent à se représenter les rythmes sociaux des humains du néolithique : le rythme pluriannuel du nomadisme ou celui des rassemblements réguliers entre groupes d’une même région.

Que ressentez-vous pendant vos explorations ?
S. V. : La grotte Mandrin est un petit abri qui domine un bras mort du Rhône où passent une autoroute, une nationale, un chemin de fer… La vue est superbe. En regardant les plaines et les collines, on imagine ce paysage avant l’anthropisation [modification par l’activité humaine d’un milieu naturel, ndlr]. On a sous les yeux notre société, tout en foulant le même sol que des gens d’il y a 50000 ans ! C’est différent des autres grottes, où il n’y a en général rien autour. On passe la journée sous terre, hormis pour la pause de midi. On est coupé du monde. Le quotidien n’est plus palpable, on oublie la notion du temps. Sauf quand l’estomac se réveille pour nous faire sortir, on peut se perdre dans l’étude des parois, focalisé sur une activité ou sur la contemplation des lieux.

À quoi ressemble votre quotidien au travail ?
S. V. : J’ai au moins trois lieux de travail principaux. Le terrain permet de collecter des échantillons et des données. C’est là que l’on est au contact direct des traces du passé, que l’on perçoit le plus directement l’espace tel qu’il a été habité. Ensuite on travaille en laboratoire, où on prépare des échantillons, on réalise des analyses chimiques. Cela implique parfois des voyages entre les labos, car tous les équipements sont rarement présents au même endroit. Puis il y a la réflexion et la rédaction des articles, derrière l’ordinateur. Et l’enseignement, pour transmettre les connaissances aux étudiants.

Avec votre consœur belge Laura Mary, vous avez lancé en 2019 Archéo-Sexisme2. C’est un milieu difficile pour les femmes ?
S. V. : L’archéologie n’est pas plus sexiste que le reste de la société, mais elle n’y échappe pas. À chaque rentrée, au retour des chantiers bénévoles, le nombre d’histoires de sexisme ou de harcèlement est hallucinant. Il y a pourtant chez certains archéologues un déni, parfois couplé à du mépris de classe. Quand on pointe le problème, on nous rétorque que le sexisme existe peut-être dans les chan- tiers en général, mais pas en archéologie : « On a fait des études, on ne peut pas se comporter comme ça »… On serait immunisé par nos diplômes, ce qui est évidemment faux.

Les témoignages montrent notamment que le harcèlement sexuel est une réalité pour beaucoup de femmes archéologues…
S. V. : Surtout sur le terrain, où il est facilité par la promiscuité, les positions imposées par le travail de fouille, une certaine culture de chantier, mais aussi à cause des liens hiérarchiques brouillés, bien que présents. Bien sûr, certains chantiers se passent bien. Mais il faut prendre conscience que ce n’est pas toujours le cas, afin que cha- cun et chacune puisse y participer sans appréhension. On reçoit encore des témoignages d’étudiantes qui ont vécu des problèmes lors de leurs premières fouilles, au point de se réorienter. Au-delà du sexisme « malveillant », on observe aussi une organisation genrée du travail sur certains chantiers : les filles sont chargées de la logistique, des fouilles de précision, du marquage ; les hommes du dessouchage, du creusement des tranchées, et peu importe leur force physique réelle. C’est préjudiciable, car on forme alors des demi-archéologues que l’on prive d’une vision complète du métier.

L’archéologie en tant que science est-elle, comme pour l’Histoire, traversée de biais et d’angles morts sexistes ?
S. V. : Oui, mais la prise de conscience en France date seu- lement des années 2010 avec les thèses de Chloé Belard et Caroline Trémeaud sur l’archéologie du genre. L’archéologie de la préhistoire est née aux XVIIIe et XIXe siècles. Elle reste marquée par les stéréotypes de cette époque et qui n’ont jamais vraiment été remis en question jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, on a longtemps considéré que les peintures des grottes ornées avaient été faites par des hommes, car à l’époque des premiers archéologues, les femmes et les enfants restaient à la maison, sans rôle social hors de la famille. Quand on réexamine aujourd’hui certaines données, on peut se demander si l’on dispose vraiment d’informations fiables sur le genre des personnes. Et, si on n’en dispose pas, comment élaborer des représentations qui véhiculent le moins de stéréotypes possible. Dans mes recherches, je ne peux pas savoir qui a allumé un feu. En revanche, dans ma manière d’enseigner, je suis vigilante. Je ne parle pas d’« hommes » préhistoriques, mais d’humains. J’explique aux étudiants sur quels préjugés l’archéologie s’est construite et tous ceux qu’il reste à déconstruire.

  1. La grotte Mandrin est située en Auvergne-Rhône-Alpes. Elle a été occupée de 120 000 ans à 42 000 ait l’objet de nombreuses fouilles archéologiques[]
  2. Ségolène Vandevele, une exposition à partir de témoignages sur le sexisme dans l’archéologie[]
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