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“On n’a pas vou­lu la croire” : le long et dif­fi­cile com­bat des familles de vic­times de fémi­ni­cides qui assignent l’État en justice 

Ces dernières années, plusieurs familles de victimes de féminicides conjugaux ont assigné l’État en justice pour faute lourde. Des procédures rares, longues et éprouvantes mais aussi symboliques pour ces familles qui estiment que la mort de leur proche aurait pu être évitée. 

Faire reconnaître la responsabilité et les défaillances de l’État dans le féminicide de leur fille, de leur sœur, de leur cousine, de leur proche. C’est l’âpre combat judiciaire que mènent les familles qui décident d’assigner l’État en justice pour faute lourde. Une action en responsabilité de plus en plus fréquente ces dernières années dans les dossiers de féminicides conjugaux. Au micro de France inter mardi 12 mars, la famille de Sandra Pla a ainsi indiqué poursuivre l’État. Elle lui reproche son inaction et d’avoir failli à son devoir de protection dans le féminicide de la jeune femme de 31 ans. Le 2 juillet 2021, Sandra Pla était mortellement poignardée par son ex-conjoint à Bordeaux. Elle était le 58e féminicide de l’année 2021 et comme de nombreuses victimes, elle avait, et ce, à de multiples reprises, alerté les services de police et de justice.

En janvier 2021, quelques semaines après leur séparation, Sandra Pla dépose une plainte pour violences conjugales, en l’occurrence des violences psychologiques, à l’encontre de son ex-compagnon, Mickaël F., avec qui elle a une fille de 4 ans. Comme dans de nombreux féminicides conjugaux, celui de Sandra s’inscrit dans un contexte de séparation que le conjoint n’accepte pas. Mickaël harcèle Sandra, se postant quotidiennement devant son domicile pour scruter le moindre de ses faits et gestes. Il lui envoie des centaines de SMS – entre vingt et quatre-vingts par jour – dans lesquels il passe de la menace à la supplication. Le 24 février, Sandra Pla dépose une demande de protection auprès du juge aux affaires familiales de Bordeaux. Cette demande lui est refusée au motif que son ex-compagnon se trouve dans l’espace public. “Selon le juge, il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour justifier d’un danger imminent”, indique l’avocate de la famille de Sandra Pla, Me Elsa Crozatier, à Causette.

“Je crains le pire des dénouements”

Fin mars, Sandra Pla souhaite porter plainte de nouveau pour harcèlement au commissariat de Bordeaux. Mais l’officier qui la reçoit refuse de prendre sa plainte, elle ne peut déposer qu’une main courante puisque selon lui, l’ex-conjoint reste sur la voie publique. Sandra accepte, mais à la différence d’une plainte, le dépôt d’une main courante ne peut engager des poursuites judiciaires. En attendant, le harcèlement se poursuit et le 30 mars, Sandra Pla décide d’alerter le procureur et le président de la République. “Il est certain que je ne tiendrai pas longtemps dans ces conditions et je crains le pire des dénouements sans votre intervention”, écrit-elle dans cette lettre, révélée par France Inter.

Quinze jours plus tard, le parquet de Bordeaux ouvre une enquête sociale dans le cadre de la plainte de Sandra Pla pour violences conjugales, plus de trois mois après son dépôt. La jeune femme dépose ensuite une nouvelle plainte pour harcèlement et appels téléphoniques malveillants. Son ex-compagnon est finalement convoqué au commissariat le 29 juin duquel il ressort libre sous contrôle judiciaire. Trois jours plus tard, il poignarde Sandra Pla chez elle. Pour le féminicide de son ex-compagne, Mickaël F. sera jugé en décembre 2024. 

“On n’a pas voulu l’écouter”

Pour sa famille, Sandra n’aurait pas dû mourir si la police et la justice avaient fait leur travail. Des manquements pour lesquels, sa mère, son beau-père, ses oncles et tantes ont assigné l’État en justice pour faute lourde. “On n’a pas pris la mesure des violences psychologiques qu’elle subissait, affirme Me Crozatier à Causette. Malgré toutes ces alertes et malgré tout ce qu’elle a pu dénoncer, écrire et dire, parce qu’elle l’écrit clairement à la fois au procureur et au président de la République, il y a eu un dysfonctionnement total. On n’a pas voulu la croire, on n’a pas voulu l’écouter.” Pour l’avocate, il y avait pourtant tous les signaux annonçant que le féminicide allait se produire. “Ce sont des cas de rupture où l’ex-conjoint ne supporte pas que sa compagne décide de le quitter, pointe-t-elle. C’est sa chose et elle doit le rester. Il n’accepte pas qu’elle parte et ça tourne en boucle chez lui.”

Ces dernières années, les cas d’assignation en justice de l’État pour faute lourde dans le cadre d’un féminicide conjugal se sont multipliés en France. La famille de Sandra Pla, mais aussi celle de Chahinez Daoud (tuée en mai 2021), celle de Nathalie Debaillie (tuée en mai 2019), celle de Sofya Rudeshko (tuée en octobre 2021) ou encore celle d’Hadjira B. (tuée en juillet 2023). Dans chacun de ces féminicides, les femmes avaient alerté les services judiciaires ou policiers en déposant des plaintes ou des demandes de protection. 

Lire aussi I Féminicide de Chahinez Daoud : la famille attaque l’État pour faute lourde

Qu’est ce qu’une assignation de l’État  en justice pour faute lourde ? Selon l’article L 141-1, du Code de l’organisation judiciaire, “l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice”. La procédure peut être difficile pour les familles, la responsabilité de l’État pouvant être engagée au civil à condition de prouver l’existence d’une faute lourde. Comprendre par-là “toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi” . En l’occurrence dans les cas de féminicides, les refus de dépôts de plainte, de protection ou des contrôles judiciaires non respectés peuvent constituer une faute lourde. “La police et la justice dépendant de l’État, ces dysfonctionnements engagent sa responsabilité”, explique Elsa Crozatier. L’auteur des faits peut d’ailleurs avoir été jugé ou non, condamné ou non, être mort ou non. Les dysfonctionnements ne sont pas proprement liés à lui mais au manque de prise en charge des institutions. 

Sylvaine Grévin a fondé la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF) en 2020. Elle accompagne régulièrement des familles qui souhaitent assigner l’État en justice. “Je leur dis toujours : ‘Attention, prenez bien conseil auprès de votre avocat parce qu’il peut être compliqué de démontrer des faits avérés de dysfonctionnement’”, souligne Sylvaine Grévin auprès de Causette. C’est pourquoi elle conseille aux familles de saisir des avocat·es chevronné·es à l’exercice, à l’instar d’Isabelle Steyer, avocate pénaliste spécialisée dans les féminicides. C’est elle qui a notamment fait condamner l’État dans le féminicide d’Isabelle Thomas en avril 2020. Elle représente en ce moment la famille de Nathalie Debaillie.

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Il faut souvent plusieurs années avant que la procédure aboutisse. Dans le cas de la famille de Sandra Pla, par exemple, la première audience, simplement pour vérifier la recevabilité de l’action, aura lieu en octobre prochain. “Le temps de la justice est long, déplore Me Crozatier. Ça aurait dû être dans deux mois pas plus.” Une procédure longue qui s’inscrit bien souvent dans un parcours judiciaire déjà éprouvant. “Il faut bien comprendre que ces familles qui assignent l’État en justice, elles ont déjà une trajectoire judiciaire de trois ou quatre années derrière elles, pointe Sylvaine Grévin. Après avoir vécu un procès au pénal extrêmement éprouvant, il faut ensuite avoir la force de se lancer à nouveau dans un combat judiciaire coûteux en termes d’énergie et d’argent.”

Preuve de la lenteur de la justice, il avait fallu sept ans pour que la famille d’Audrey Vella obtienne réparation. D’après les recherches effectuées par Causette, il s’agit de la première condamnation de l’État dans le cadre d’un féminicide. En mai 2014, la justice avait donné raison à la famille de la trentenaire frappée et poignardée à mort par son ex-compagnon le 23 mars 2007. Harcelée pendant des mois par ce dernier et victime de violences physiques, Audrey Vella avait alerté la gendarmerie plusieurs fois. Elle avait déposé plainte deux fois. En vain. Dans son jugement, les juges du tribunal de grande instance de Paris avaient considéré que “l’abstention fautive et répétée des services de gendarmerie constitue une faute lourde en lien direct et certain avec l’assassinat d’Audrey Vella.” L’État avait été condamné à verser des dommages et intérêts à sa famille, 132 000 euros. 

Plus récemment, en avril 2020, l’État avait été condamné à verser 100 000 euros de dommages et intérêts à Cathy Thomas. En 2014, elle avait perdu ses parents et sa sœur Isabelle, assassiné·es par l’ex-compagnon d’Isabelle. Victime de violences conjugales, Isabelle avait aussi déposé des plaintes et des mains courantes à son encontre, mais son ex-compagnon, qui devait être jugé pour violences conjugales, n’avait pas respecté le contrôle judiciaire et l’interdiction d’approcher son ex-compagne. 

Lire aussi I Féminicides : elles avaient porté plainte, les forces de l'ordre ne les ont pas protégées

Derrière cette procédure, il y a pour les familles, la symbolique forte de faire reconnaître la responsabilité de l’État dans le féminicide annoncé de leur proche. Faire reconnaître que sa mort aurait pu être évitée. Qu’elle n’aurait pas dû avoir lieu. “Ce jour-là, devant le tribunal de Paris, j’ai vraiment eu le sentiment d’être entendue. Tous les motifs de ma plainte n’ont pas été retenus, mais tout de même, c’était la première fois qu’une autorité me présentait officiellement des condoléances. Même six années après, c’était important […]”, retraçait ainsi Cathy Vella auprès de France Info en janvier dernier. 

Il y a aussi la volonté de faire prendre conscience du continuum de violences conjugales dans lequel s’inscrit le féminicide. “En assignant l’État, il y a la volonté de dire que ça ne doit plus jamais arriver à d’autres femmes, pointe Elsa Crozatier, l’avocate de la famille de Sandra Pla. Pendant six mois, les parents de Sandra ont subi le calvaire qu’elle a vécu. Ils l’ont vu demander de l’aide puis voir qu’on lui refusait cette aide.” 

Cette volonté de faire prendre conscience du caractère systémique et sociétal des féminicides est l’un des combats de la Fédération nationale des victimes de féminicides. “On incite très fortement les familles à assigner l’État dès lors qu’il y a un manquement grave, un dysfonctionnement, explique sa présidente, Sylvaine Grévin, dont la sœur, Bénédicte, a été tuée en 2017 par son ex-compagnon. Parce que le fait d’assigner systématiquement l’État permettra que le gouvernement prenne en considération ces procédures et ces dysfonctionnements. Si toutes les familles le font, je pense que l’État regardera de plus près le traitement judiciaire et policier des violences conjugales. Toutes ces femmes se sont toutes battues avant de mourir pour être entendues et protégées.”

Excuses publiques 

Sylvaine Grévin avait, quant à elle, assigné l’État pour faute lourde en juin 2020 après avoir découvert, en cours d’instruction, la destruction de la “quasi-totalité” des scellés dans le dossier judiciaire de sa sœur. Quatre mois après la mort de Bénédicte Belair, retrouvée sans vie à son domicile en avril 2017, l’enquête avait été classée sans suite, l’autopsie ayant conclu à une mort accidentelle consécutive à une chute. Ses proches étaient pourtant persuadé·es qu’il s’agissait en réalité d’un féminicide conjugal. Bénédicte se confiait régulièrement à sa sœur sur la violence physique et psychologique qu’elle subissait depuis de nombreuses années de la part de son ex-compagnon. Entre 2007 et 2011, elle avait d’ailleurs déposé cinq plaintes à l’encontre de ce dernier, trois pour agression, deux pour tentative de vol et destruction de son véhicule. Une seule, pour violences aggravées envers conjoint, avait abouti à trois mois de prison avec sursis et 90 euros d’amende. 

Pour faire la lumière sur la mort de sa sœur, Sylvaine Grévin porte plainte avec constitution de partie civile en 2017 afin qu’une instruction judiciaire soit ouverte. Cette dernière est ouverte l'année suivante. C’est dans ce contexte, en 2020, qu’elle apprend que les vêtements de Bénédicte ainsi que les prélèvements biologiques réalisés à son domicile ont été détruits en 2018, sur autorisation du procureur. Pour ces destructions, le tribunal judiciaire de Paris condamne l’État pour faute lourde en mai 2021 et le condamne à verser 15 000 euros de dommages et intérêts à Sylvaine Grévin. 

Presque trois ans après, et alors que l’ex-compagnon de sa sœur a été mis en examen pour violences aggravées et mis en cause pour le meurtre de Bénédicte en janvier 2023, elle se souvient toujours du verdict. “Le ministère public m’a fait des excuses publiques, témoigne-t-elle auprès de Causette. Je leur ai dit : ‘J’entends ce que vous me dites et j’apprécie votre geste vis-à-vis de moi, mais je ne pourrais jamais les accepter parce que la mort de ma sœur, en tout état de cause, aurait pu être évitée. La destruction des scellés a entraîné un énorme retard dans l’instruction et a impacté la recherche de preuves puisqu’elles avaient été détruites. Les excuses ne ramènent pas votre proche, mais pour les familles cette procédure, c’est une manière de dire que l’on n’acceptera plus que cela se reproduise.’

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