Nonna Mayer, spé­cia­liste de l'extrême droite : « Giorgia Meloni et Marine Le Pen ont joué de leur genre et de leur fémi­ni­té pour faire oublier le passé »

Le Front national (aujourd'hui Rassemblement national) célèbre ce 5 octobre ses cinquante ans. L'occasion d'un grand entretien avec la grande spécialiste de l'extrême droite Nonna Meyer, directrice de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Pour Causette, Nonna Meyer analyse la dynamique électorale de l'électorat féminin – notamment en France mais aussi au sein de l'Union européenne – face à l'extrême droite.

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Nonna Mayer, image libre de droit.

En France, quels sont les éléments qui expliquent que, traditionnellement, les femmes sont sous-représentées dans l’électorat de la droite radicale ?
N.M : C’est le « Radical Right Gender Gap » (RRGG), terme forgé par la chercheuse américaine Terri Givens en 2004 pour désigner la réticence de l’électorat féminin à soutenir ces droites radicales. À titre d’exemple, en France, lors des élections présidentielles où Jean-Marie Le Pen était candidat, il y avait de 3 à 7 points d’écart entre le niveau du vote féminin et masculin.
Quatre grands types d’explications ont été avancés pour comprendre ces écarts. La première renvoie au marché du travail. Ces partis ont attiré en priorité les électeurs de la classe ouvrière, dans des emplois manuels, peu qualifiés, plus exposés au chômage et à la précarité, en concurrence avec les immigrés et la main d’œuvre bon marché des pays en développement, les « perdants de la mondialisation ». Ce sont principalement des hommes. Les femmes sont plus souvent employées, dans le secteur des services, moins exposées.
La seconde explication renvoie à la religion. Si on constate un déclin global de la pratique religieuse catholique, en France et en Europe, les femmes, en particulier les plus âgées, restent plus pratiquantes que les hommes, elles seraient donc plus sensibles au message universaliste des évangiles. Et l’Église de France, à plusieurs reprises, a mis en garde contre le parti lepéniste, estimant sa ligne politique incompatible avec les valeurs chrétiennes.
Chez les jeunes femmes, ce sont les idées féministes qui feraient barrage, défendant les droits des femmes et l’égalité de genre, à l’opposé des propos sexistes et misogynes d’un Jean-Marie Le Pen et de son conservatisme en la matière.
Enfin, malgré la tendance à l’émancipation des femmes et aux progrès du féminisme, la socialisation primaire des garçons et des filles reste genrée. L’éducation des filles favorise l’obéissance et la conformité aux normes, celle des garçons encourage l’affirmation de soi, voire l’agressivité. Du coup, les femmes ont tendance à moins soutenir des partis perçus comme hors normes, extrêmes, violents, dangereux. C’était le cas du FN du temps de Jean-Marie Le Pen.

Peut-on dire que l’arrivée de Marine Le Pen en 2011, a marqué un tournant pour l’électorat féminin ?
N.M : Effectivement  lorsque Marine Le Pen reprend le parti, le niveau de soutien des électrices se rapproche de celui des électeurs. Dès l’élection présidentielle de 2012 où elle se présente, il n’y a plus de RRGG, pour plusieurs raisons. Il y a d’abord la stratégie de normalisation, de « dédiabolisation » que lance Marine Le Pen pour lisser l’image du parti. Peu à peu, l’aura de violence et d’extrémisme attachée au père fondateur s’estompe. Consciente du poids des femmes dans l’électorat (plus de 53%) sa fille lance une offensive de séduction qui les cible spécifiquement. Elle va instrumentaliser le genre, jouer de sa féminité, se présenter en tant que femme, en tant que Française, en tant que mère, en tant que femme « moderne », deux fois divorcée, qui travaille, qui « comprend » les femmes qui avortent à défaut de les approuver. Elle va jusqu’à écrire dans ses mémoires A contre flots (2006) qu’elle est une « quasi féministe ». Une stratégie payante puisqu’à l’élection présidentielle de 2017, les jeunes femmes (âgées de moins de 35 ans) vont voter légèrement plus pour elle que les hommes du même âge au 1er tour (un tiers contre un quart). Les femmes qui votent pour Marine Le Pen ont le même profil socioéconomique et les mêmes motivations que les hommes, elles trouvent comme eux qu’il y a trop d’ immigrés, trop de laxisme, elles sont en phase avec les idées du FN. Mais du temps de Jean Marie Le Pen, elles hésitaient à franchir le pas. L’arrive de Marine Le Pen a été le déclic. 
Toutefois, lors d’élections intermédiaires, moins mobilisatrices, moins personnalisée (élections européennes, régionales, même législatives), on retrouve le RRGG. C’est seulement à l’élection présidentielle, la plus importante dans le système politique français, en 2022, comme en 2017 et en 2012, qu’il n’y a plus aucun effet de genre. Les femmes ont voté autant que les hommes en France, à âge, religion, profession niveau d’études égal. 

Pensez-vous que Marine Le Pen s’empare des luttes féministes actuelles pour se les ré-approprier à la sauce identitaire ?
N.M : En fait, elle ne se réapproprie qu’une toute petite partie des luttes féministes, et essentiellement à travers le prisme de la lutte contre l’immigration et contre l’islamisme, présentées comme la principale menace pour les droits des femmes comme le résume l’expression  « fémo-nationalisme » lancée par Sara Farris (In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, 2017). Elle se focalise sur le harcèlement de rue et les agressions sexuelles qui seraient avant tout le fait d’immigrés et d’étrangers, comme à Cologne en Allemagne [les agressions sexuelles qui ont eu lieu à Cologne la nuit du 31 décembre 2015, ont été largement instrumentalisé pour justifier l'islamophobie de partis d'extrême droite, soulignait Libération]. Marine Le Pen est une pseudo féministe, elle ne se bat aucunement pour l’égalité de genre. Et ses engagements présidentiels de 2022 ne mentionnent guère les femmes, sinon le titre « Femme d’Etat » [formule utilisée sur son affiche officielle lors de sa campagne présidentielle, annoncée le 17 mars 2022 sur Twitter] et une formule très générale disant que « Comme femme je refuse de voir reculer des droits et de libertés que nous pensions pourtant acquis » [dans sa profession de foi au premier tour de l'élection présidentielle 2022, ndlr].

Est-ce dans d’autres pays de l’Union européenne (UE), on retrouve ce même genre de stratégie ?
N.M : Oui, bien sûr, on peut retrouver une instrumentalisation du féminisme par ces partis dans d’autres pays, en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas. Plus largement, ils se présentent comme défenseurs des droits non seulement des femmes, mais aussi des LGBT+ et des juifs contre la menace de l’islamisme radical, et comme les sauveurs de la démocratie, un habile retournement d’argumentaire pour des partis plutôt perçus comme un danger pour la démocratie. 
Il y a bien sûr des différences d’un pays à l’autre. En Italie, Giorgia Meloni se définit comme femme, mère... et chrétienne. Par ailleurs, elle défend un conservatisme moral strict. Tandis que Marine Le Pen  s’est convertie à la laïcité qu’elle dit  défendre contre les islamistes, et elle n’est pas sur une ligne « catho-tradi » pour ce qui est de l’avortement ou l’homosexualité.

Dans quelles mesures peut-on dire chez Giorgia Meloni et Marine Le Pen que l’utilisation de la féminité est comparable pour adoucir leurs images ?
N.M : Ce sont toutes deux des femmes, arrivées à la tête de partis majoritairement masculins, et virilistes. Toutes deux se sont battues pour s’y imposer. Et les deux ont joué de leur genre, de leur féminité pour adoucir leur image, faire oublier le passé et « dédiaboliser » leurs formations respectives. Le parti de Meloni, Fratelli d’Italia, vient d’une scission du parti Alliance nationale, ex-MSI, qui s’inscrit dans la tradition du fascisme italien. Tandis que le parti lepéniste, lors de sa création en 1972, rassemble beaucoup de nostalgiques de la collaboration et du nazisme et des antisémites notoires. Marine Le Pen veut en finir avec l’antisémitisme et s’affranchir d’un père qui revient sans cesse, avec délectation sur les chambres à gaz « point de détail de la seconde guerre mondiale » et réhabilite Pétain. Un père avec qui elle a finalement coupé les ponts, en l’excluant du FN en 2015, et en ne l’invitant pas aux commémorations des 50 ans du parti. 

Causette : À la suite du premier tour de l’élection présidentielle (48,4 % des votes pour Lula contre 43,2% pour Bolsnora) qui s’est tenue dimanche 2 octobre, comment analysez-vous la situation au Brésil ?
Nonna Mayer : Je ne suis pas spécialiste du Brésil. Mais, je dirais que la campagne présidentielle a beaucoup mobilisé les deux camps et fait mentir les sondages. Le scrutin est serré. Jair Bolsonaro est un bon exemple de leader populiste, exploitant le ressentiment avec un style démagogique, et sur la ligne des droites radicales populistes européennes, nationalistes, autoritaires et xénophobes. Il dispose du soutien des évangéliques, qui représenteraient aujourd’hui près d’un tiers des Brésiliens, et qui lui sont majoritairement acquis. Lula a le soutien des catégories populaires, bien au-delà des anti-Bolsonaro. Mais il a vieilli et ne bénéficie pas de la même dynamique qu’avant. 

Lire aussi I Gwendoline Delbos-Corfield, députée européenne : « Avec l'arrivée de Giorgia Meloni, on est comme des grenouilles dans l'eau chaude »

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