Lutte contre la haine en ligne : la socio­logue Divina Frau-​Meigs plaide pour « une nou­velle citoyen­ne­té numérique »

Fake news, appel à la haine, trolls… depuis quelque temps, le climat sur Internet n’est pas joli joli. Alors, après l’assassinat de Samuel Paty, certains hommes politiques – Xavier Bertrand, président LR de la région Hauts de France, et le ministre Jean-Michel Blanquer notamment – ont remis sur la table la proposition d’interdire l’anonymat en ligne pour lutter contre les contenus violents. Pour la sociologue des médias Divina Frau-Meigs, il faut plutôt miser sur l’éducation aux médias. Une solution bien plus démocratique, que nous pouvons en partie prendre en charge nous-mêmes.

Divina Frau-Meigs
Divina Frau-Meigs. © Olivier Ezratty

Causette : Dans quelle mesure l’idée de rendre l’anonymat en ligne illégal est-elle fondée ?
Divina Frau-Meigs : Cette proposition reflète le déficit de culture générale de l’Internet. De la part de nos décideurs notamment, mais de nous tous aussi. De un, l’anonymat n’est jamais total sur Internet. Tout service secret qui se respecte est capable d’identifier quelqu’un, surtout si un juge l’autorise. De deux, relever une adresse IP ne dit rien de vous. Il peut y avoir tout un bureau derrière un même IP. De trois, puisqu’Internet est un monde transfrontalier, préserver l’anonymat est une question de vie ou de mort pour certaines personnes. Depuis les États non démocratiques, c’est un moyen de contourner la censure. Rendre l’anonymat illégal ici, c’est pénaliser quelqu’un ailleurs et menacer la liberté d’expression tout comme le respect de la vie privée. De quatre, quand un discours de haine devient silencieux, il est plus difficile de le combattre. Si les gens se mettaient à s’autocensurer par peur de la loi, cela reviendrait à mettre le problème sous le tapis. De cinq, l’anonymat protège aussi les plus fragiles. Avant même l’Internet, il a été créé, entre autres, pour protéger les mineurs. Et puis les femmes battues qui pourraient chercher de l’aide en ligne ont besoin d’anonymat. Ce n’est pas fait uniquement pour propager des discours de haine. Et enfin, de six, ça ne dissuadera pas les plus haineux. Ils trouveront d’autres moyens d’exprimer leur haine. Voilà ma position. Elle reflète un peu toute celle de la société civile. C’est un consensus de la base militante en ligne.

Pensez-vous qu’il y a néanmoins urgence à agir, comme le pensent beaucoup depuis l’assassinat de Samuel Paty ?
D. F.-M. : La situation actuelle est très néfaste. Le problème des réseaux sociaux, c’est leur capacité d’amplification. De faire croire qu’un discours de haine minoritaire est suivi par une majorité de gens, ce qui peut induire en erreur. C’est la première leçon d’éducation aux médias : amplification ne vaut pas raison. Ensuite, les discours de haine s’accompagnent souvent de désinformation, comme on l’a vu dans le cas de Samuel Paty. Ce ne sont plus des doutes individuels et isolés qui sont confortés par des théories du complot. C’est une véritable convergence entre désinformation, polarisation et radicalisation. L’autre leçon de l’éducation aux médias, c’est que cette convergence est fondée sur la peur de l’autre, la nostalgie du passé et les ressorts séduisants de certaines théories du complot. Un petit cocktail Molotov sympathique à désamorcer !  

Que penser de la « solution » des modérateurs et modératrices, à qui l’on demande d’analyser des contenus traumatisants toute la journée ?
D. F-M : Quelle vie, celle des modérateurs, en effet… Je fais partie d’une task force au sein du Conseil supérieur de l’audiovisuel dans laquelle on s’est posé cette question. On a auditionné toutes les plateformes sur ce qu’elles faisaient pendant la crise de la Covid-19 contre la désinformation. Les modérateurs sont soumis à beaucoup de pression, des messages très durs, qui peuvent affecter leur mental et pour lesquels ils ne sont pas formés. Ils ne parlent pas tous les langues dans lesquelles les discours de haine se propagent. Ils ne connaissent pas forcément les bornes juridiques de tous les pays de provenance de ces messages… Donc, il y a de véritables escouades de modérateurs à former, en fonction des pays. Et sûrement des métiers à créer pour gérer toutes ces problématiques.

« On a clairement besoin de formation pour civiliser le numérique, lutter contre les peurs, dans le respect des personnes et du droit »

Puisque ce n’est pas à la liberté qu’il faut s’attaquer, et qu’il est compliqué d’agir sur les réseaux sociaux, il semble rester une option : lutter contre le sentiment d’impunité qui motive ce genre de discours. Est-ce le cas ?
D. F.-M. : Oui. Je tiens cependant à souligner de nouveau que ce sentiment d’impunité est erroné puisque ces gens-là peuvent être tracés. Et qu’il ne faut pas dédouaner les plateformes qui ont laissé ce genre de contenu se développer, ni les États, qui devraient miser sur l’éducation aux médias et à l’information, pour remédier au déficit de culture générale sur le sujet. On a clairement besoin de formation pour civiliser le numérique, lutter contre les peurs, dans le respect des personnes et du droit. Bien sûr, ça commence à l’école pour les plus jeunes, mais ce n’est pas en deux heures, dans le coin d’un cours d’histoire, que cela peut vraiment changer les choses – même si c’est une démarche importante. Par contre, à notre petit niveau, nous ne sommes pas impuissants. Le public adulte, en particulier, peut se responsabiliser en s’éduquant à ces sujets.

En tant que citoyen·nes lambda, avons-nous vraiment une capacité à agir ?
D. F.-M. : Oui, surtout les cadres intermédiaires, qui souvent ont la capacité d’agir et ne le savent pas. Ce sont les chefs d’établissement, les agents de la justice, les personnes en position d’observation dans les bibliothèques, les hôpitaux ou les églises… Ces adultes sont au contact de beaucoup d’autres personnes dont ils peuvent identifier des signaux faibles de violence ou de radicalisation. Mais leur manque d’assurance et la peur des retombées font qu’ils agissent tard ou mal. On en revient toujours à la même chose : le besoin de formation, pour savoir que faire. Rien que sur les réseaux sociaux, il existe un truc tout bête : le signalement.

N’y a-t-il pas un risque de tomber dans la délation ?
D. F.-M. : Le signalement n’est pas une dénonciation. En France, on est encore dans cette hantise de la dénonciation liée à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, où une partie de la population a dénoncé l’autre. Mais il ne s’agit pas de cette logique-là. C’est une logique d’accompagnement. Quand quelqu’un est en danger – typiquement, Samuel Paty, lorsqu’on a commencé à donner son nom en ligne – on peut avoir une responsabilité à le signaler sur des plateformes. Cela fait partie d’une nouvelle citoyenneté numérique.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.